Le chanteur américain de Soul-Music, Sam Moore, nous a quittés le 10 janvier 2025 à l’âge de 89 ans. Outre ses prouesses vocales fort expressives, cette grande figure de « L’épopée des Musiques Noires » tint sa notoriété d’un duo historique qu’il forma avec un autre formidable interprète, Dave Prater, avec lequel il brilla sur les scènes internationales, dès les années 60. « Sam & Dave » devinrent les icônes du label Stax Records et propulsèrent des classiques comme « Soul Man », « Hold on I’m coming » ou « I thank you » au sommet des hit-parades.
La ferveur populaire qui accompagnera le succès de ces jeunes gens pleins de talent épousera le contexte social d’une Amérique alors embourbée dans ses contradictions. Nous sommes au beau milieu du mouvement des droits civiques emmené par le pasteur Martin Luther King. La fronde de la communauté noire trouve un écho dans le répertoire des artistes en vogue. Sam Moore n’a qu’une petite trentaine d’années et prend progressivement conscience que le divertissement peut aussi avoir une dimension politique et citoyenne. Il comprend qu’une chanson peut avoir un impact sur la conscience collective. D’abord considérées comme des bluettes inoffensives, les œuvres de « Sam & Dave » traduiront un élan d’espérance et un indéniable désir d’unité. « Lorsque vous écoutez notre titre « Soul Man », vous entendez du jazz, du gospel, du blues, de la country, et surtout, vous entendez ces mots : « I’m a soul man ». Immédiatement, vous vous rassemblez, vous dansez tous ensemble, vous vous donnez la main, que vous soyez noirs ou blancs, cela importe peu. Côte à côte, vous pouvez chanter : « I’m a soul man ». Donc oui, il y a un message, et nous le chantions : « I’m a soul man, you’re a soul man, they’re soul men » - « Je suis, tu es, ils sont des soul men ». Je ne le chantais pas pour une partie de la population mais pour tous, et regardez, des décennies plus tard, cette chanson a toujours du sens, chacun de nous se reconnaît dans « Soul Man », n’est-ce pas merveilleux ? ». (Sam Moore au micro de Joe Farmer)
L’exaltation née d’un espoir de fraternité universelle se fracassera malheureusement sur la violence endémique d’une nation profondément raciste. L’assassinat du Pasteur King, le 4 avril 1968, fut un choc pour nombre de progressistes américains effarés par tant d’injustice et d’impunité. Sam Moore commença alors à douter du bien fondé de la posture non-violente prônée par son héros. « Vous devez comprendre qu’à cette époque, Stokely Carmichael, H. Rap Brown, Malcolm X, laissaient entendre que Martin Luther King était un lâche, qu’il faisait des courbettes pour obtenir des droits, qu’il suppliait le Blanc de nous octroyer l’égalité raciale. Ce furent des propos très violents au point qu’à l’époque, je me disais : « C’est vrai, je ne veux plus tendre l’autre joue, je ne veux plus subir les canons à eau, les assauts des chiens policiers ! Désormais, si on me frappe la joue droite, je répondrai en frappant la joue gauche ! » Je devenais plus radical, j’écoutais les thèses d’Elijah Muhammad, j’allais à ses conférences, c’était un peu la confusion dans ma tête… Je ne savais plus qui croire ou qui écouter. Mais quand Martin Luther King a été assassiné, soudain j’ai réalisé que son message n’avait pas été aussi médiocre qu’on avait pu le dire. Ce que j’essaye de vous dire, c’est que le « Sam Moore » de l’époque était un peu perdu… ». (Sam Moore sur RFI en 2004)
À l’aube des années 70, Sam Moore peine à trouver un sens à son engagement artistique. Les années passent et les relations conflictuelles avec son entourage entament son enthousiasme et sa clairvoyance. La tension monte avec son alter ego, Dave Prater, et la cohésion du duo se craquelle. En 1981, « Sam & Dave » se séparent dans la douleur et ne se produiront plus jamais sur scène ensemble. Sam Moore doit, de surcroît, faire face à un autre obstacle de taille, son addiction à l’héroïne. Ce n’est qu’en 1986 que son nom rejaillit. Il enregistre avec le rockeur new-yorkais Lou Reed une nouvelle version de « Soul Man ». Le public a changé. La jeune génération découvre cette voix échappée des sixties et se laisse griser par sa musicalité surannée. Petit à petit, Sam Moore retrouve la foi, l’envie de chanter, d’enregistrer et de côtoyer ses contemporains. La disparition brutale de son ancien partenaire, Dave Prater, le 9 avril 1988, enterre définitivement les intentions mercantiles de voir le duo se reformer. Sam Moore doit à présent exister par lui-même. Il multiplie alors les prestations et se retrouve invité à participer au film « Blues Brothers 2000 ». Cette apparition à l’écran le hisse subitement au rang d’icône de la Soul originelle.
Au XXIè siècle, Sam Moore devient le patriarche que l’on célèbre. Bruce Springsteen ne manquera d’ailleurs pas de lui rendre un vibrant hommage en le conviant sur la scène du Madison Square Garden de New York en 2009 pour interpréter à ses côtés ses imparables ritournelles d’antan. Cette amicale complicité artistique tranchera singulièrement avec une prise de position inattendue du vieillissant chanteur afro-américain. En 2017, Sam Moore décide, en effet, de soutenir la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Avait-il été déçu par les deux mandats de Barack Obama ? Considérait-il que l’évolution de la société américaine ne nourrissait plus ses espoirs ? Ce choix politique fort commenté à l’époque trahissait peut-être les doutes et tergiversations d’un homme tourmenté, bousculé par les soubresauts d’une vie tumultueuse et incertaine. Quelles que furent ses réelles convictions, son statut de pionnier résistera à l’érosion du temps car il s’inscrit dans l’histoire indélébile des musiques noires américaines.
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