Le 27 janvier, le président Donald Trump gelait pour trois mois les aides extérieures américaines. Plus de 68 milliards de dollars en 2023, gérés en majorité par l'agence USAID. Cette mesure a provoqué une onde de choc, particulièrement en Afrique, où l'avenir de millions de bénéficiaires est en jeu. L'économiste et ancien ministre togolais Kako Nubukpo appelle à repenser la solidarité internationale, et incite les dirigeants africains à sortir « d'une certaine posture misérabiliste ». Il répond aux questions de Liza Fabbian.
RFI : Comment avez-vous réagi en apprenant la suspension de l'aide au développement américaine ?
Kako Nubukpo : Ce fut brutal comme annonce et, j'allais dire, un peu excessif. C'est quand même 20 milliards de dollars qui vont vers l'Afrique, normalement en provenance des États-Unis, qui n’arriveront pas cette année.
Est-ce que vous pensez que cette décision de Donald Trump était prévisible en quelque sorte ?
Oui et non. Oui, parce que durant son premier mandat, il a eu parfois des propos qui marquaient, quasiment du mépris par rapport à l'Afrique. Et puis le fait d'avoir demandé à Elon Musk de faire un peu la revue des dépenses publiques américaines pouvait laisser présager des coupes sombres. Mais c'est clair que c'est surprenant parce qu’on a l'impression qu'il est resté dans une vision de l'aide « charité », alors que de toute évidence, aujourd'hui, l'aide, c'est de l'investissement gagnant-gagnant.
On peut peut-être parler de l'impact de cette décision américaine sur les populations et les pays africains. Est-ce qu'il y a une manière de mesurer cet impact ?
Il y a déjà les gens qui travaillent dans ces agences d'aide, comme l'USAID, qui se retrouvent au chômage technique. Il y a beaucoup d'ONG qui dépendent des financements de l'USAID qui vont se retrouver également à court d'argent. Et puis il y a surtout les populations bénéficiaires de cette aide.
Vous savez, depuis les programmes d'ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale, plusieurs secteurs, notamment sociaux en Afrique, dépendent quasiment de l'aide publique au développement : la santé, l'éducation. C'est-à-dire que le fonctionnement est assuré par le budget national. Mais pour l'essentiel, les budgets d'investissement dépendent en fait des aides.
Pourtant, vous appelez aussi à relativiser le poids et l'importance de cette aide américaine…
L'Afrique exporte à peu près 600 milliards de dollars en termes de recettes d'exportation qui ne sont pas forcément rapatriés. Et en plus, la CNUCED nous indique qu'il y a à peu près 90 milliards de dollars chaque année de flux financiers illicites qui quittent l'Afrique en direction du reste du monde. Donc en net, l'Afrique apporte plus au reste du monde que l'inverse. Et donc c'est une question au fond de narratif.
Alors que peuvent faire les États africains ? Est-ce que ce n'est pas justement le moment pour eux de repenser certaines de leurs politiques budgétaires notamment ?
Nous nous sommes complus dans l'acceptation du narratif occidental qui consistait à dire qu'on nous aide. Dans les faits, ce n'est absolument pas vrai.
Et comme en plus, nous avons toujours eu des dirigeants qui donnaient l'impression d'aller quémander auprès du reste du monde ce dont ils avaient besoin pour piloter leurs nations, il s'est installé ce narratif. Et donc il est temps d'assumer les fonctions régaliennes des États.
On ne peut pas laisser les fonctions régaliennes de l'État aux aléas des flux d'aide publique au développement. Et de ce point de vue, l'annonce américaine peut servir au fond de réveil pour les dirigeants africains qui doivent comprendre qu'ils doivent assumer pleinement la souveraineté économique.
Et alors, quels sont les défis qui se posent à eux ?
Il y a un enjeu autour de la dette parce qu'aujourd'hui, ce que nous constatons, c'est que le ratio du service de la dette sur les recettes totales est de 54 % en Afrique, contre 10 % dans les pays développés.
Ça veut dire que plus de la moitié de vos recettes fiscales et non fiscales est consacrée au remboursement de la dette. Donc, vous voyez, au moment où vous votez votre budget, vous savez déjà que vous êtes amputé de plus de la moitié de vos recettes. Et donc, comment vous voulez piloter les politiques économiques si vous n'avez que la moitié des ressources budgétaires.
Et c'est pour ça que moi, je plaide pour une annulation de la dette parce qu'on voit qu'aujourd'hui le service de la dette empêche les États d'avoir de vraies politiques publiques volontaristes.
Il me semble aussi que vous, vous faites partie de ceux qui ont appelé en fait à une refonte du système de solidarité internationale, vous n'êtes pas non plus pour une suppression totale des mécanismes d'aide. Qu'est-ce que vous entendez par là ?
C'est simplement revenir aux fondamentaux. L'aide est utile, mais il faut qu'elle soit bien pensée, bien utilisée et bien évaluée. Et du coup, j'ai quasiment envie de dire par rapport à l'annonce américaine qu'il ne faut pas jeter l'aide avec l'eau du populisme.
La communauté internationale construit depuis un demi-siècle quelque chose d'important dans lequel nous nous inscrivons, nous les Africains. Et donc ce multilatéralisme équitable, moi, je prône qu'il ne soit pas abandonné. Et c'est pour ça que je dis qu'il y a en fait tous les outils qui existent déjà pour qu'on fasse du bon travail collectivement. L'enjeu, c'est de sortir des dépendances subies et d'opter pour des interdépendances choisies.
Ça pourrait aussi inciter les pays africains à se tourner vers d'autres partenaires, j'imagine ?
Ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui le « Sud global » avec des pays comme la Russie, la Chine, l'Inde, l'Iran et d'autres, vont certainement prendre la place que les Américains sont en train de laisser vide en Afrique.
Et c'est pour ça que, au fond, on a l'impression que l'Occident se tire une balle dans le pied par ce type d'annonce. Au fond, ça accrédite la thèse d'un retrait de l'Occident et ça légitime aussi une montée en puissance des BRICS.
Et donc c'est très intéressant, d'un point de vue géopolitique, de comprendre que ce type d'annonce n'est pas neutre.