
120 ans de laïcité en France: «C'est une forme de neutralité de l'Etat et de pluralisme» selon Souleymane B. Diagne
Le grand invité Afrique
La laïcité en France a 120 ans. C'est en effet le 9 décembre 1905 qu'a été votée en France la loi de séparation des églises et de l'État. Mais quel regard porte aujourd'hui le monde sur cette loi ? Et est-ce que la laïcité est menacée par la montée des fondamentalismes religieux ? Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne enseigne à l’université Columbia de New York. Il reconnait que la laïcité traverse une crise, mais croit toujours à ce concept. De passage à Paris, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : Souleymane Bachir Diagne, il y a la laïcité à la française dont on célèbre aujourd'hui les 120 ans. Mais il y a, dites-vous, d'autres formes de laïcité, est-ce qu'il y a un socle commun ?
Souleymane Bachir Diagne : Je crois qu'un socle commun effectivement est clairement établi, c'est celui de la séparation entre les religions et l'État. L'idée étant que les constitutions sur lesquelles sont fondés les États nations sont œuvre humaine et non pas dictées par une transcendance religieuse. Et une des traductions possibles d'un tel principe, c'est une forme de neutralité de l'État vis à vis des différentes confessions religieuses et, par conséquent, on peut considérer que, lié à ces principes, il y a le principe également de pluralisme. L'État admet qu'il y a une pluralité de confessions, de dénominations, de philosophies, de spiritualité et qu'il doit lui-même, en tant qu'État, se tenir à équidistance.
Alors en France, la laïcité, c'est considéré comme la séparation de l'Eglise et de l'État. On ne parle pas de pluralisme. Pourquoi ajoutez-vous cette dimension de pluralisme ? Peut-être parce que la laïcité à la française est trop brutale et trop dans la confrontation avec les religions ?
Je le crois en effet, parce que toutes les péripéties qui ont accompagné l'histoire de France après la Révolution, ce sont des péripéties qui mettaient face à face la République et la restauration de la monarchie. Et l'Église était du côté opposé à la République. Donc en effet, on peut considérer que 1905, c'est une victoire après confrontation de la République sur la religion. Donc cet aspect confrontation et victoire finale est en quelque sorte lisible, probablement, dans cette affirmation de la laïcité française. Encore que le principe de liberté de conscience étant posé dans la laïcité française également, on peut considérer que la liberté de conscience, c'est une manière de parler du pluralisme des voies. Cette conscience peut prendre les directions qu'elle souhaite.
Au Mali, lors de l'adoption d'une nouvelle Constitution il y a bientôt trois ans, le principe de laïcité a été réaffirmé, mais il a été combattu, non pas d'ailleurs par le Haut Conseil islamique de Mahmoud Dicko, mais par une Ligue malienne des imams et érudits pour la solidarité islamique, Limama, qui a demandé à ce que le terme de laïcité soit remplacé par celui d'État multiconfessionnel.
Oui, c'était un moment intéressant. Il y a toujours eu dans l'islam, si vous voulez, cette circonspection concernant le mot de laïcité même. Donc, voilà probablement ce qui était dans l'esprit de cette proposition de mettre plutôt état multiconfessionnel. On se rend compte que l'expression elle-même est une forme de reconnaissance du pluralisme des confessions, et donc semble capturer cet élément fondamental qui entre dans la définition de la laïcité. Mais abandonner le mot aurait été probablement un mauvais signal. Supprimer le mot laïcité, c'était probablement la porte ouverte à une remise en question radicale des principes sur lesquels un État moderne aujourd'hui est fondé. Mon vieux maître Althusser disait: « On n'abandonne pas un concept ».
Althusser ?
Oui, il avait dit : « On n'abandonne pas un concept comme on abandonne un chien. »
Alors, quand on voit aujourd'hui la montée du communautarisme dans plusieurs pays, quand on voit l'érosion du modèle laïc en Turquie, quand on voit la montée du nationalisme chrétien aux États-Unis, la montée du nationalisme hindou en Inde, est-ce que ce socle commun de laïcité n'est pas menacé ?
Il est certain que cette laïcité connaît une crise aujourd'hui, quand on voit tous les fondamentalismes religieux d'un bout à l'autre de la planète. Mais c'est non seulement ce socle commun de laïcité qui est menacé, mais de manière plus générale, c'est l'idée même de la démocratie qui est menacée. Et j'ajouterai même, c'est l'idée d'humanité qui est menacée. Un universel humain, une manière de vivre le pluralisme de nos cultures, de nos langues, mais avec un sentiment d'une humanité partagée. Nous vivons dans un monde qui est aujourd'hui très fragmenté par des ethno- nationalismes et différentes formes de tribalisme qui instrumentalisent les différentes religions. Aujourd'hui, toutes les religions, on les voit embarquées dans ces ethno-nationalismes. On voit que la laïcité est une sorte de victime collatérale de cette tribalisation de notre humanité.
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