Chemins d'écriture
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«Écrire, c'est être», aiment dire les écrivains d'Afrique et de la diaspora. Ils sont poètes, romanciers, dramaturges, slameurs, certains ont même été des footballeurs «recyclés» en écrivains. D’autres ont, plus banalement, quitté la politique pour se consacrer à l’écriture. «Chemins d’écriture» met à l’honneur les parcours de ces écrivains d’hier et d’aujourd’hui. Comment sont-ils devenus écrivains ? Quel rôle leur famille a-t-elle joué dans leur choix de la plume comme arme d’affirmation de soi et de leurs pensées les plus intimes ? Qui ont été leurs modèles ? Pourquoi écrivent-ils  ?

«Dans ce pays, la guerre avait mort la route», ainsi commence «Terre somnambule» de Mia Couto
09 March 2025
«Dans ce pays, la guerre avait mort la route», ainsi commence «Terre somnambule» de Mia Couto

Classique de la littérature africaine moderne, le premier roman du Mozambicain Mia Couto Terre somnambule a été traduit en 33 langues. Traduit en français deux ans après sa parution en 1992, mais épuisé depuis, il vient d’être retraduit. Il s’agit d’une version plus audacieuse, avec pour ambition, comme le précise la quatrième de couverture du livre, d’être à la hauteur « de la créativité de Mia Couto qui a voulu construire un langage qui rende compte d’une nation à la recherche de sa propre image ». Entretien avec Elisabeth Monteiro Rodrigues, traductrice de Terre somnambule.

RFI : Comment est née cette idée de retraduire Terre somnambule ?

Elisabeth Monteiro Rodrigues : Il y a quelques années on s’est rendu compte que la première traduction de ce roman, faite par Maryvonne Lapouge-Pettorelli, n’était plus disponible, qu’elle était en fait épuisée depuis une dizaine d’années. L’idée d’une nouvelle traduction est alors née pour que ce texte existe de nouveau en français. Nous en avons souvent parlé avec Mia Couto. C’était un désir commun, partagé entre Mia Couto, moi et les éditions Métailié. On a donc attendu que les conditions éditoriales soient réunies pour le faire et les choses se sont débloquées en septembre 2020. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler sur cette traduction.

En fait, vous avez retraduit le roman. Est-ce parce que vous souhaitiez améliorer la traduction existante ? 

Ce n’est pas la qualité de la traduction existante qui était en cause. D’ailleurs dans l’avant-propos qui accompagne la nouvelle version du roman en français, je rends hommage à Maryvonne Lapouge-Pettorelli, la première traductrice de Mia Couto. Sa  traduction est très belle. Je souhaitais découvrir ce qu’on peut entendre aujourd’hui de ce tout premier roman, à l’aune de mon long compagnonnage avec l’œuvre de Mia Couto, en donner ma lecture et mon interprétation. Je voulais essayer de recréer en français ce que Mia Couto fait à la langue portugaise.

Expliquez-nous donc ce que fait Mia Couto à la langue portugaise ?

Dans ses écrits sur son travail, Mia Couto parle de la « désidiomisation » de la langue, c’est-à-dire qu'il déconstruit le portugais dans sa norme européenne. Mia Couto se considère lui-même comme un traducteur. Ça tient à son positionnement dans son écriture entre différents mondes, entre l’urbain et le monde rural, entre les anciens et l’histoire, les vivants et les morts etc…, comme l’est le personnage de Kindzu qui est un intermédiaire entre sa famille et le monde extérieur qu’il rencontre à travers l’école. Et je pense que le langage que Mia Couto met en œuvre a pour l’ambition de réunir tous ces mondes pour les faire co-exister. Son travail a à voir avec cette idée qu’il faut une langue particulière pour restituer tous ces différents mondes.

Prenons, par exemple, le début du roman. On lit dans la première version : « La guerre, à cet endroit, avait tué la route ». Plus loin, « Seuls, alentour dans la savane, les baobabs contemplent le monde en train de flétrir ». Ces phrases deviennent sous votre plume : « Dans ce pays, la guerre avait mort la route. (…) Dans la savane à l’entour, seuls les baobabs contemplent le monde qui défleurit ». Pourriez-vous nous expliquer le processus qui vous a conduit à la version que vous nous donnez à lire ?

Cela m’a pris un certain temps pour arriver à ce résultat, comme vous pouvez l’imaginer. Qui plus est, les processus ont été différents dans les phrases que vous citez dans vos exemples. Alors que pour « le monde qui défleurit », c’est une traduction quasiment littéral de « mundo a desflorir ». « Desflorir », c’est bien le terme qui est utilisé en portugais par l’auteur. Comme le terme « défleurir » existe en français, j’ai voulu conserver cette image à la fois concrète et poétique. Cela se corse un peu pour la première phrase. Comment le terme « endroit » devient « pays » dans ma version, mérite une explication. Mia Couto écrit « lugar » en portugais, qui veut dire « endroit » « lieu » ou « région » en français. J’ai utilisé le mot « pays » dans son sens restreint de « région », tel qu’on l’entend par exemple chez René Char, pour le faire résonner avec le mot terre un peu plus loin. Quant à la formule « la guerre avait mort la route », elle renvoie à un usage, on peut dire, « populaire » du participe passé dans l'original. Je me suis dit qu’il fallait oser introduire quelque chose d’équivalent, en décalage par rapport à ce qu’on attendait d’un point de vue normatif. Dans ce premier chapitre, il y a énormément d’autres exemples de ruptures syntaxiques ou normatives. Mia Couto part d'une structure idiomatique existante qu'il transforme. Il y a un sens de l’aphorisme, de la formule, ce qui donne en portugais quelque chose de très resserré et très rapide. Mon ambition était de reproduire dans la version française cette dimension rythmique et la rupture linguistique. 

Dans l’avant-propos explicatif, vous avez raconté que vous vous êtes inspirée du travail sur la langue des écrivains africains ou antillais comme Chamoiseau, Kourouma, mais aussi de Rimbaud. Comment le langage de ces auteurs a-t-il nourri votre réflexion en tant que traductrice ?

Cela a à voir avec ce qu’est traduire pour moi. On traduit, je crois, avec tous les livres qui nous ont formés, qui nous ont intéressés, émus, touchés... La traduction, pour moi, est un peu un dialogue avec ma bibliothèque intérieure. Dans ma bibliothèque, il y a bien sûr les auteurs que vous avez cités et beaucoup d’autres. Ils ont en commun d’écrire dans une langue française qui est ouverte et dans laquelle justement circulent d’autres langues et d’autres rapports au monde. Je pense particulièrement au Soleil des indépendances d’Ahmadou Kourouma ou à La Vie et demie de Sony Labou Tansi. Mais aussi à Rimbaud ou à Jean Giono. Leurs textes, dans lesquels se déploient des imaginaires autres et de nouvelles possibilités d’écriture, m’aident dans mon travail de traductrice, en m'inspirant parfois des solutions à des problèmes d’équivalents, qui peuvent m’occuper des jours et des jours. C’est ce qui m’est arrivé avec Rimbaud, dont le poème « Les premières communions » m’a suggéré le mot « illuné » pour traduire « enluarada », relativement courant en portugais, il signifie éclairé ou baigné par le clair de lune, et pour lequel je souhaitais un seul mot en français pour préserver la cohérence rythmique. 

 

Avez-vous l’impression que votre retraduction permet aux lecteurs de mieux entrer dans ce roman complexe, surtout dans cette allégorie de la « famished road » au cœur de l’intrigue ?

 

Il faudrait peut-être poser la question aux lectrices et aux lecteurs. Moi, je peux vous parler de mon projet. Il était, je crois, de montrer que la langue bouge, en contrepoint à la nature morte, au désespoir qui est au cœur de ce roman. Elle annonce la renaissance, avec l’apparition de la rosée, les couleurs qui reprennent leur droit sur le chaos et la mort. C’est parce que Mia Couto réussit à raconter si merveilleusement cette renaissance de l’homme et de la nature que j’aime tant Terre somnambule.  

Terre somnambule, par Mia Couto. Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues. Métaillié, 256 pages, 24 euros.

Marechera: «Si vous êtes un écrivain pour une nation particulière ou une race particulière, allez-vous faire foutre!» (second volet)
02 March 2025
Marechera: «Si vous êtes un écrivain pour une nation particulière ou une race particulière, allez-vous faire foutre!» (second volet)

Cinq questions sur la vie et l’œuvre de celui qu’on appelle « l’enfant terrible » des lettres zimbabwéennes. Dans ce second volet des Chemins d’écriture consacré à la poésie de Dambudzo Marechera, nous vous proposons un entretien avec les deux traducteurs français du poète que sont Xavier Garnier et Pierre Leroux. Ils viennent de publier Cimetière de l’esprit réunissant l'ensemble de la poésie du Zimbabwéen . Entretien.

RFI : Pour Dambudzo Marechera, tout commence par un trauma originel, survenu à l’âge de onze ans lorsqu’il se retrouve confronté au cadavre de son père mort accidenté. « Cette scène traumatique hante toute l’œuvre de Marechera », écrivez-vous dans votre préface à son recueil de poèmes : « Cimetière de l’esprit… »

Xavier Garnier : C’est vraiment la scène traumatique par excellence. Suite à un accident de camion, il voit le corps de son père non seulement ensanglanté, mais aussi entaillé de partout. On le fait entrer dans cette salle pour qu’il voie le corps de son père et ça a été un véritable trauma pour lui. D’où sans doute le caractère visuel de sa poésie, qui est une poésie presque de voyeur. Il voit la violence, que ce soit dans sa prose ou dans sa poésie, on a des scènes de violence, pas simplement présentées comme telles, mais accompagnées du regard. Et on entre dans des gouffres par les différentes entailles qu’il nous présente. C’est flagrant dans une grande partie de sa poésie.

Marechera est considéré comme l’enfant terrible de la littérature zimbabwéenne ? D’où lui vient cette réputation ?

Xavier Garnier : De son comportement anarchique lié à son enfance extrêmement difficile. La pauvreté, les privations, mais il a surtout été traumatisé par la mort de son père. Il a porté cette douleur, je pense, toute sa vie. Et la littérature, la poésie ont été vraiment ce qui l’a fait tenir. Et plus que ça, cette opération poétique qu’il a réussi à faire, c’est de transformer ce noyau en quelque chose de vital. De ce trauma qui est nodal dans sa poésie que vont naître les éclats de vie que sont ses poèmes.

Pierre Leroux : En fait, c’est tout son parcours qui est une suite d’événements anarchiques. Il affirme avoir été exclu de l’université d’Oxford parce qu’on lui a donné le choix entre rester ou passer un examen médical pour savoir s’il était fou. Il a vécu dans des squats à Town hall square. Même son retour lui-même au Zimbabwe est un retour rocambolesque. On est en 1982. Le Zimbabwe est indépendant. La Rhodésie a disparu depuis deux ans. Il y a une scène avec deux autres grands écrivains zimbabwéens où ils sont en train de discuter. Il vient à peine de les retrouver et il commence à les traiter de vendus parce qu’ils ont des métiers de fonctionnaires. On lui dit : « Très bien. De quoi, toi, tu vas vivre maintenant que tu es rentré ? » Il leur dit : « I’m going to rough it up ». « Je vais vivre à la dure. J’ai déjà vécu à la dure. Je m’en fiche ». Et c’est ce qu’il met en scène voilà quelque temps plus tard, avec toujours cette tension entre les malheurs qui peuvent lui arriver et le fait que lui-même se tire parfois une balle dans le pied et lui-même se met en scène en écrivain maudit.

Son recueil de poèmes est organisé en 12 cahiers, mettant en scène les thèmes et les colères du poète. Quels sont les grands sujets de cette poésie ?

Xavier Garnier : Je ne suis pas certain que les douze cahiers correspondent à des thèmes spécifiques car ces cahiers ne sont pas hermétiquement fermés sur eux-mêmes. Ils ont été conçus comme des chapitres ouverts, avec beaucoup de circulations entre les chapitres. On doit cette œuvre ouverte à la compagne de Marechera, Flora Weit-Vild qui a rassemblé les poèmes de Marechera dans le recueil dont la version anglaise est parue en 1992. Flora a été un peu le Max Brod de Marechera. Elle a fait ce que Brod a fait pour Kafka et a sauvé des centaines de poésies manuscrites de son compagnon. Quant aux thèmes chers au poète Marechera, on peut en identifier beaucoup. Il y a une poésie érotique qui est magnifique. Il y a vraiment dans son rapport aux femmes quelque chose qui est d’une extrême sensibilité, d’une extrême tendresse, d’une extrême émotion, et en même temps, il est capable de raconter des scènes très crues et très violentes, des rapports sexuels. Il peut y avoir deux dimensions, mais les deux dimensions ne sont pas dissociables. Il y a une poésie urbaine aussi, dont le grand texte « Trône de baïonnettes » est une traversée de la ville de Harare par un Marechera, qui est d’une certaine façon un SDF, qui dort dans les rues, qui dort dans les portes cochères, qui voit la ville depuis ce fossé dans lequel il dort, qui est un magnifique exemple de poésie urbaine. On a aussi une poésie de l’évocation de sa vallée du Lesapi, la vallée où Marechera a passé son enfance. Ce sont aussi de très très beaux textes, où se déploie une poésie paysagère. Ce sont déjà à son époque des régions très pauvres et avec des paysages en souffrance. On pourrait continuer à décliner ainsi. Il y a beaucoup, beaucoup de dimensions de cette poésie très diverse.

 

Une diversité d’influences aussi, puisqu’on voit le poète aller puiser son inspiration dans la mythologie grecque et occidentale, comme en témoignent les poèmes du recueil intitulés « Hécube », ou Odyssée se souvient de Cyclope ». Que viennent faire Ulysse et Hécube dans la poésie zimbabwéenne ?

Pierre Leroux : On attribue à Marechera la phrase souvent citée : « si vous êtes un écrivain pour une nation particulière ou pour une race particulière, alors allez-vous faire foutre ! ». C’est une citation qu’on retrouve tout le temps, qui est parfois même un peu galvaudée quand on parle de Marechera. Ce dernier a une formation universitaire en littérature anglaise. Il connaît extrêmement bien la littérature européenne et ses racines. Et sa poésie compte des références très érudites à Ulysse ou à Hécube. C’est aussi une manière de se définir lui-même en disant « je ne vais pas exclure ces références-là si j’ai envie de les utiliser, je les utilise et tant pis si ma poésie est moins situable géographiquement ». Ce qui en plus est faux parce qu’on a avec Marechera une poésie qui est vraiment ancrée dans le terroir, mais autrement que par de l’exotisme. Il y a un refus de l’exotisme qui passe aussi par l’utilisation de ces références européennes.

Vous vouliez ajouter quelque chose sur le tropisme européen de Dambudzo Marechera, Xavier Garnier.

Xavier Garnier : Je voulais juste compléter quelque chose sur ce caractère très international de cette poésie. Marechera va aller chercher dans la littérature russe, dans la littérature antique ses références. Et en même temps, ce qui pourrait être apparemment un paradoxe, c’est une poésie très située, où le contexte de la guerre d’indépendance de la Rhodésie est très présent. La guerre est un arrière-plan important de cette poésie, même si une partie est écrite après l’indépendance. Pour parler d’un contexte très précis ou d’un détail régional très situé, il a besoin du monde entier. Il fait converger une littérature mondiale pour dire quelque chose, ici et maintenant.

Cimetière de l’esprit, par Dambudzo Marechera. Traduit de l’anglais par Xavier Garnier et Pierre Leroux. Editions Project’îles, 316 pages, 17 euros.

Quand le Zimbabwéen Dambudzo Marechera transforme le trauma en poésie
23 February 2025
Quand le Zimbabwéen Dambudzo Marechera transforme le trauma en poésie

C’est un recueil posthume de poèmes, superbement traduits de l’original en anglais, qui est au menu de la chronique littéraire de ce dimanche. Son titre : Cimetière de l’esprit. Son auteur, le Zimbabwéen Dambudzo Marechera, disparu en 1987 à l’âge précoce de 35 ans, est une personnalité mythique des lettres africaines contemporaines. Connu d’abord comme romancier et auteur de l’iconique La Maison de la faim qui lui a valu la réputation de « Joyce africain », Marechera se révèle être aussi un barde inventif et moderne, qui nous tient en haleine avec sa poésie poignante, une poésie diseuse de tourments existentiels.

« Quand j’étais enfant/ j’escaladais tes seins de granit/ doux et tonds / je glissais mon corps / du creux de tes reins / à ta nuque souple / la rondeur de tes seins  / me servait d’oreiller / la rivière de tes larmes/ me faisait couler dans tes profondeurs/ et la douce plaine de ton ventre plat/ cédait eu mien / j’étais à toi/ et tu étais à moi… »

Ces quelques vers tirés du recueil de poèmes du Zimbabwéen Dambudzo Marechera ne sont pas sans rappeler la célèbre « Femme nue, femme noire » de Senghor, mais sans peut-être le côté mièvre et romantique du poète de la négritude. En somme, Cimetière de l’esprit est une anthologie moderniste où célébration et deuil, vie et mort, abjection et amour partagent les pages et l’inspiration.

« Si vous écrivez pour une nation spécifique… »

Inspirée de la littérature européenne moderniste, avec pour modèles T.S. Eliot, Baudelaire ou Joyce, l’œuvre littéraire de Marechera est à mille lieues de la négritude ou de toute forme de nationalisme littéraire. Un positionnement pleinement assumé par l’auteur qui, comme ses biographes aiment à rappeler, avaient envoyé balader ses critiques qui lui reprochaient son aliénation culturelle, en leur répondant que « si vous écrivez pour une nation spécifique ou pour une race spécifique, alors allez-vous faire voir ».

Dambudzo Marechera s’est fait connaître en publiant en 1978 son premier roman iconique Maison de la faim. Il fut acclamé à sa sortie comme un chef-d’œuvre de la narration moderniste. Il a écrit deux autres romans, tous des romans avant-gardistes, proches du flux de conscience à la Joyce. Ils sont inspirés de la vie destructurée que l’écrivain a menée sous les ponts de Londres ou, plus tard dans les rues de Harare. Rappelons que son comportement anarchique lui avait valu d’être expulsé des lycées et des universités qu’il a fréquentés dans sa jeunesse, notamment d’Oxford où on l’a accusé d’avoir tenté de mettre le feu à un bâtiment universitaire. Sa lente autodestruction dans l’alcool n’a pas toutefois empêché Marechera de remporter en 1979 le prestigieux prix Guardian du premier roman pour Maison de la faim.   

Aux dires de l’auteur, la littérature et la lecture furent son refuge depuis sa plus petite enfance. Issu d’un milieu modeste, né dans la banlieue de Harare en 1952, Marechera a grandi dans la pauvreté et des privations, dans une Rhodésie coloniale où la ségrégation organisait la vie. La misère et l’abjection de sa jeunesse l’ont marqué pour la vie.

« Dambudzo Marechera  a eu une enfance extrêmement difficile, explique son traducteur Xavier Garnier. Il a été traumatisé par la mort de son père, qui a disparu dans des conditions atroces et il a pu voir son corps écrasé dans un accident de camion. Il a porté cette douleur, je pense, toute sa vie. Et la littérature, la poésie ont été vraiment ce qui l’a fait tenir. Et plus que ça, cette opération poétique qu’il a réussi à faire, c’est de transformer ce noyau en quelque chose de vital. De ce trauma qui est nodal dans sa poésie que vont naître les éclats de vie qui sont ses poèmes. »

Éclats de vie

163 « éclats de vie », c’est le nombre de poèmes que compte le recueil Cimetière de l’esprit, rassemblés par la compagne et biographe du poète, Flora Veit-Wild. Pour l’essentiel inédits, ces poèmes ont été rédigés entre 1972 et 1987, sur quinze ans, parallèlement aux romans dont les publications jalonnent la courte carrière de Marechera. Il y a ici une dialectique à l’œuvre entre la poésie et la prose. Dans l’interview qui clôt l’anthologie, l’écrivain revient longuement sur la place de la poésie, pensée selon ses traducteurs du Zimbabwéen comme une sorte de « doublure spirituelle de son œuvre en prose ». La poésie, explique l’auteur, « est une sorte de retrait de la réalité physique et une entrée dans un royaume où l’être humain se spiritualise ».

L’anthologie Cimetière de l’esprit est organisée en douze cahiers aux titres révélateurs de l’état d’esprit du poète (« Liberté » à « La Terrible extase du paradis » en passant par « Le retour du pilote kamikaze », etc.). Elle est riche d’une diversité de thèmes, avec une narration qui mêle le quotidien et le sublime, le banal et le poignant, l’érotique et le mythologique, comme dans les vers suivants : « Les yeux injectés de sang du couchant/ Entre les pics montagneux virils/ Et les cieux accablants et gravides/ Est-ce une folie ? Du sol pierreux/ Erupte mon arbre arrivé à maturité/ Lourd d’avocats/ La peau de son chemisier tendue et brillante/ Moulée sur son téton - / Et dans le tunnel de sa voix indolente / Je me précipite vers la terrible extase du paradis. »

Quels sont les grands thèmes de cette poésie ? Ils vont de l’amour à la politique, en passant par le paysage, la lecture, les élections et la mort qui guette le vivant. « Des thèmes, oui il y en a beaucoup, souligne Xavier Garnier. Il y a une poésie érotique qui est magnifique. Marechera a vraiment dans le rapport aux femmes quelque chose qui est d’une extrême sensibilité, d’une extrême tendresse, d’une extrême émotion, et en même temps, il est capable de raconter des scènes très crues et très violentes. Il y a une poésie urbaine aussi dont le grand texte, 'Trône de baïonnettes', est une traversée de la ville de Harare par un Marechera, qui est d’une certaine façon un SDF, qui dort dans les rues, qui dort dans les portes cochères. » « C’est une poésie à la fois très éthérée, très mystérieuse en apparence et, ajoute Pierre Leroux, très mystérieuse en apparence et en même temps une poésie qu’on peut toucher au ras du sol. Il est littéralement couché dans un fossé, à raconter son expérience. Et pour moi, c’est aussi un élément important de sa poésie. »

Pour Dambudzo Marechera, comme il l’a répété dans ses interviews, sa poésie part de la déroute du réel pour s’abriter dans le royaume de l’émotionnel et de l’imaginaire. Cela donne une poésie difficile, énigmatique, hantée par le trauma originel de la mort brutale du père, mais aussi par le vide créé par la disparition de l’être aimé que, comme affirme le poète, « je dois prendre par le collet et mettre dans un poème ». C’est depuis « ce centre omniprésent » (Xavier Garnier) que le poète dit la déréliction du monde.  

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Cimetière de l’esprit, par Dambudzo Marechera,. Traduit de l’anglais par Xavier Garnier et Pierre Leroux. Editions Project’îles, 316 pages, 17 euros.

L’inquiétante étrangeté, selon la nouvelliste et romancière Gaël Octavia
16 February 2025
L’inquiétante étrangeté, selon la nouvelliste et romancière Gaël Octavia

Entre rire, ironie et un soupçon de fantastique, voici seize nouvelles sous la plume de la talentueuse écrivaine martiniquaise Gaël Octavia. Auteure de théâtre, romancière, nouvelliste, elle a plusieurs titres à son actif, mais elle s’est fait connaître en publiant en 2017 son premier roman La fin de Mame Baby. Son recueil de nouvelles L’étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles, qui récemment paru aux éditions Gallimard, collection « Continents noirs », est au menu de Chemins d’écritures de ce dimanche. 

RFI : Bonjour, Gaël Octavia. On vous connaissait comme autrice de théâtre, comme romancière, mais votre nouveau livre est un recueil de nouvelles. L’art de la nouvelle n’a apparemment aucun secret pour vous ?

Gaël Octavia : La nouvelle est vraiment un genre littéraire que j’aime beaucoup, et que je pratique depuis longtemps. Certaines de ces nouvelles ont été écrites il y a un certain nombre d’années, d’autres sont très récentes. Vous savez, les idées des nouvelles viennent comme ça, sans crier gare. Elles surgissent quand bon leur semble. Certains des textes placés dans ce recueil sont parmi mes textes favoris, de tout ce que j’ai pu écrire et publier jusqu’à aujourd’hui. Je ne dirai pas lesquels pour ne pas influencer le lecteur, mais je me souviens avec nostalgie du moment passé entre l’inspiration et l’écriture de ces nouvelles. En les relisant récemment, il m’a semblé qu’il y avait une cohérence entre certains de ces textes, un fil directeur commun qui justifiait qu’ils soient réunis dans un recueil.

Quel est ce fil directeur de ce recueil que vous venez de faire paraître ?

Je dirais que c'est le thème de l’étrangeté. C’est l’étrangeté des situations et des manières dont les personnages font face à certaines situations. Ce sont en général des femmes, des femmes ordinaires qui se retrouvent soit prises au dépourvu, soit frappées de perplexité vis-à-vis de quelque chose de pas très courant qui leur arrive. Ou alors des femmes qui ont une réaction inattendue, une réaction qui ne correspond pas à l’image qu’on se faisait d’elles, notamment dans la nouvelle que j’ai intitulée Violente. L’héroïne ici est une femme ordinaire, quelqu’un comme nous, comme de milliers de femmes que nous croisons dans la vie. C’est pourquoi elle n’est pas nommée dans le texte. On la voit prise dans les contraintes du quotidien et tout d’un coup, face à des circonstances qu’elle ne maîtrise pas, elle a une espèce d’accès de violence. Ses amies ne la reconnaissent pas. Elle-même, elle ne se reconnaît pas non plus, avant d’admettre à demi-mots que cette violence était en elle depuis toujours. Elle la réprimait pour être à la hauteur de l’image qu’on se faisait d’elle.

L’étrangeté est de nature différente dans la nouvelle éponyme qui ouvre le recueil. Son héroïne, Mathilde T., « elle a une beauté très dix-neuvième siècle », vous écrivez. Est-ce que ce décalage dans le temps qui fait qu’elle semble atteinte d’une « inquiétante étrangeté » ?  

 Ce personnage de Mathilde T. m’est venu lors de mon arrivée à Paris. Moi, j’ai grandi en Martinique, je suis venue à Paris après le bac pour faire mes études. C’est une nouvelle, on va dire, semi-autobiographique. En débarquant en France, je me suis heurtée à un double décalage, c’est-à-dire le décalage de ma propre perception de moi-même en tant qu’issue d’un département d’Outre-mer français. J’ai grandi en me pensant française et j’ai découvert à Paris que je n’étais peut-être pas si française que ça. Et puis, l’autre décalage, c’était que cette étrangeté, qui me venait du regard des autres et que j’avais fait mienne, m’allait très bien. L’étrangeté est à plusieurs niveaux dans cette nouvelle. Mathilde, c’est un peu moi, ma double. L’idée était de parler de la différence. Je me suis beaucoup amusée, je l’avoue, à écrire cette nouvelle. 

C’est plus difficile d’écrire un roman qu’une nouvelle ?

Je dirais que c’est plus facile pour certaines raisons et plus difficile pour d’autres raisons. Vous savez, on ne peut pas comparer un roman à une nouvelle, comme on ne peut pas comparer un sprinteur et un marathonien. Comment comparer le talent d’un marathonien à celui d’un Usain Bolt ? Ils n’ont pas les mêmes facultés. Dans la nouvelle, on a peu de pages et peu de mots pour créer un univers, pour faire que les choses existent. L’efficacité est le maître-mot. Avec un roman, on a le temps de poser les décors, on a le temps de caractériser les personnages. On a tout le temps de prendre le lecteur par la main pour le conduire dans notre univers.

Comme on a vu pour Mathilde T., il y a une part autofictionnelle dans ces nouvelles. Quelles sont les autres nouvelles inspirées des événements vécus ?

L’Ange vengeur, Adèle et son fils Adèle et son fils est un clin d’œil à ma grand-mère, qui, elle, ne s’appelait pas Adèle, mais Albertine. J’ai changé le nom. L’anecdote que je raconte dans cette nouvelle ne s’est pas exactement produite telle quelle, mais en gros, je me suis inspirée de l’époque où Adèle/Albertine commençait à perdre la tête. Elle ne se souvenait plus de rien et, parfois, ne reconnaissait pas les personnes les plus proches. Elle est morte très vieille, mais avant de mourir, à la faveur de sa perte de mémoire, elle m’a raconté des petits secrets de la famille qu’elle ne m’aurait évidemment jamais dits si elle avait été consciente qu’elle parlait à moi. J’ai utilisé cette histoire familiale pour raconter ma grand-mère. Il y a des clins d’œil comme ça dans d’autres nouvelles. La nouvelle Violente est aussi presque du vécu. Je suis moi-même mère de famille et parfois un peu débordée. Il m’est arrivé, à moi aussi, d’avoir des pulsions violentes. Certes, je ne suis pas passée à l’acte, mais combien de fois n’ai-je pas eu envie d’égorger un type qui me cassait les pieds dans un lieu public !

Vous avez fait des études scientifiques. Comment êtes-vous venue à l’écriture ?

L’écriture m’accompagne depuis l’enfance. J’étais un enfant extrêmement timide, introvertie, très peu sociable, qui a très vite trouvé refuge dans les livres. Je me suis mise à écrire, en singeant les auteurs que je lisais, par exemple La Comtesse de Ségur, Dumas... J’avais un univers mental, imaginaire, très colonisé, comme tous les enfants ultramarins biberonnés aux littératures eurocentrées. J’écrivais des histoires très éloignées de l’environnement dans lequel je vivais. Il y avait des pommiers dans mes récits, des paysages enneigés... En grandissant, on s’émancipe de tout ça et c’est tant mieux.

Qui sont vos modèles en écriture ? Les Toni Morrison, les Maryse Condé, les Gisèle Pineau ont-elles compté pour vous ?

Énormément. Elles ont énormément compté pour moi, avec en tête Maryse Condé. Je l’ai découverte lorsque j’étais encore adolescente, dans la bibliothèque de mes parents. Elle était la première écrivaine guadeloupéenne que je lisais. Le premier roman de Maryse Condé que j’ai lu, c’était Tituba, sorcière noire de Salem, qui raconte l’histoire d’une femme barbadienne. Pour la première fois, ma Caraïbe était au centre du récit. C’était tout un univers qui s’ouvrait pour moi. Je prenais conscience que mon histoire, mon pays méritait d’être racontés. Je ne surprendrai personne en disant que ce livre de Maryse Condé reste dans mon cœur. Toni Morrison, je l’ai découverte plus tardivement, tout comme Marguerite Duras qui, elle aussi, raconte l’univers colonial vu du point de vue de la petite blanche. Duras a grandi dans une colonie française en Asie. Il y avait pourtant des similitudes entre ses histoires et ce que nous vivions dans les Caraïbes. Je m’identifiais à elle.

Vous vous définiriez comme une écrivaine féministe ?

Moi, je me définis absolument comme une féministe. Le point de vue féminin était très présent dans mon éducation. J’ai grandi dans un foyer avec un père, même si je pense qu’il n’utilisera pas ce mot à son propos. Mais moi, j'estime que mon père était féministe. Il a été un père très présent, qui s’occupait de ses enfants. Or quand je sortais de chez moi, je voyais beaucoup de foyers où ce n’était pas le cas, où il n’y avait tout simplement pas de père. Évidemment, ça m’a très vite amené à m’interroger sur ce que ça signifiait, tous ces foyers sans père, toutes ces femmes qui portent la société et qui serrent les dents et qui ne pleurent pas. Notre société patriarcale a pourtant perpétué le mythe de « poto-mitan », qui donne à voir l’image d’une femme forte, ce que je m’applique à déconstruire de texte en texte. En grandissant, je voyais autour de moi beaucoup de femmes qui n’arrivaient pas, qui déprimaient, qui devenaient maltraitantes avec leurs enfants parce qu’elles étaient maltraitées par la vie, par les hommes. Pour moi, c’était une urgence d’évoquer ça dans mes livres. Mes romans, mes nouvelles racontent ce décalage entre le mythe et la réalité. C’est là, que se situe l’étrangeté, qui est le thème de mes nouvelles.

L’Étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles, par Gaël Octavia. Éditions Gallimard, collection « Continents noirs », 177 pages, 19 euros

Un premier roman initiatique, sous la plume de la Franco-Tunisienne Monia Aljalis
09 February 2025
Un premier roman initiatique, sous la plume de la Franco-Tunisienne Monia Aljalis

Taraudée par le désir et sa quête existentielle inassouvie, la jeune Leyla déambule dans les rues de Paris recherchant le sens de sa vie à bâtir. L’action de L’Extase se déroule sur une journée, rythmée par les aspirations et les frustrations du personnage dérivant sur les chemins du monde. Il y a quelque chose de joycien dans ce premier roman fort et prometteur où la poésie cohabite avec l’autofiction, la beauté avec la crudité du « remugle de fin de jouissance ». Son auteur, Monia Aljalis est Tunisienne, native de Paris. Entretien.

Bonjour, Monia Aljalis. Que raconte L’Extase ?

Je dirais qu’il s’agit d’une journée d’errance spirituelle d’une femme qui ne trouve pas ce qui soit susceptible de la satisfaire et qui est en quête de ce qui va la satisfaire. Ce roman est un mélange entre une recherche de désir et une recherche d’élévation spirituelle, d’où L’Extase.

La quête de Leyla est aussi une quête identitaire. Elle est tiraillée entre ici et là-bas, mais comme le dit le narrateur, elle « ne peut être ni d’ici ni de là-bas »…

Dans le cas de Leyla, c’est une quête de sens qui est effectivement liée à sa quête d’identité. Or, comme ce que lui offre la société moderne occidentale ne lui convient pas, mais ce que la tradition orientale de sa famille, de ses parents, ne lui convient pas non plus, elle oscille entre les deux. C’est pour ça qu’elle n’est ni d’ici, ni de là-bas. Elle refuse, Leyla, comme beaucoup de personnes dans son cas, à faire un choix et à se laisser emporter par l’une ou l’outre de ses deux cultures. Je n’avais pas pour but forcément de présenter un tiraillement lié à deux cultures, que ce soit la culture orientale ou la culture occidentale. Je voulais présenter quelque chose d’un petit peu plus large. Le tiraillement de Leïla touche en vérité quasiment toutes les personnes qui ont dû à un moment ne serait-ce que changer de lieu de vie. C’est une expérience universelle et j’ai voulu la présenter à travers un personnage pour lequel ce déchirement est extrême.

Le déchirement est incarné aussi par le personnage tiraillé entre désir et quête spirituelle dans le poème du Persan Mansur al-Hallaj sur le « jardin de significations », que vous avez mis en exergue à l’ouverture du roman.

Disons que j’ai choisi cet exergue et en particulier ce texte-là parce que Hallaj qui est un mystique, il est en recherche de Dieu dans un rapport presque amoureux et il le voit dans tout l’espace qui l’entoure. D’où cette affaire de jardin de signification. Pour moi, le personnage de Leyla est dans cette recherche-là, même si elle n’arrive pas complètement à s’ouvrir à ce que lui apporte l’espace autour d’elle, la ville, ses amis, ce que lui propose la vie moderne, ou ce que lui proposent aussi ses parents. En tout cas, à la fin, elle y tend, mais elle n’y arrive pas complètement.

En attendant, Leyla arpente frénétiquement les rues de Paris, multipliant amours et peines. Que représente Paris où se déroule l’action du roman ?

Paris, c’est presque un personnage de ce roman. Paris est là pour faire comme un miroir à ce personnage de Leyla, c’est-à-dire qu’il lui renvoie à la fois cette fange, cette décadence dans laquelle elle tombe et en même temps cette recherche d’une renaissance spirituelle ou mystique. J’ai voulu faire de Paris un lieu de perdition, avec des espaces interlopes, avec des figures un peu marginalisées. Pour moi, cet espace de Paris a quelque chose de mystique.

Leyla, c’est un peu vous, non, Monia Aljalis ?

En vérité, pas tout à fait. Je me suis prise comme modèle sociologique, c’est-à-dire que j’ai pris le modèle familial qui est le mien, le travail de mes parents, le modèle des frères, les amis aussi, mais ça s’arrête là. C’est-à-dire que la vie que Leyla mène n’est pas tout à fait la vie que je mène moi-même. C’est, si vous voulez, peut-être une version extrêmement exagérée de ce qu’aurait pu être ma vie si je m’étais laissé porter par un certain nombre d’excès, ce qui n’est pas le cas.

Pourquoi écrivez-vous ?

Ah… j’écris parce que j’ai besoin de soulever le voile et c’est à travers le langage que ça se passe. C’est une expérience très individuelle, même si je l’offre aux autres. J’espère qu’ils y trouveront quelque chose d’intéressant. 

Merci, Monia Aljalis.

L’Extase, de Monia Aljalis. Editions du Seuil, 184 pages, 19 euros.

La pensée mythologique du mauricien Malcolm de Chazal, conversation avec Ananda Devi
02 February 2025
La pensée mythologique du mauricien Malcolm de Chazal, conversation avec Ananda Devi

Au programme de Chemins d’écriture cette semaine, Malcolm de Chazal. Poète, écrivain et peintre, Chazal est une figure légendaire des lettres mauriciennes. Né en 1902 et disparu en 1981, il est l’auteur d’une œuvre prolifique, inclassable, à mi-chemin entre poésie, philosophie et économie politique. La Vie filtrée (1949), Petrusmok (1951) ou encore Sens plastique (1974) sont quelques-uns de ses ouvrages les plus connus. À l’occasion de la sortie de Demi-confidences, ouvrage posthume et autobiographique de Chazal, RFI a rencontré la romancière Ananda Devi, qui voue une admiration sans bornes à cet auteur qu’elle a découvert à l’âge de 17 ans.

RFI : Bonjour, Ananda Devi. Vous venez de lire Demi-confidences, le nouvel opus de Malcolm de Chazal, un auteur qui n’a aucun secret pour vous. Que raconte ce livre ?

Ananda Devi: C’est comme une espèce de confession d’outre-tombe où Malcolm de Chazal revient sur son parcours, sur son rapport au monde, aux êtres, comment il s’est senti incompris, rejeté par tout le monde, tout en étant en même temps capable de rester en contact avec ce qu’il appelle « la magie innée du poète ». C’est ça qui est important, je crois, dans ce livre. Ce livre m’a fait penser à ma première lecture de Sens plastique, qui m’avait époustouflée et aussi troublée par cette manière d’écrire qu’avait Chazal, très particulière à lui. Il s’agit, pour moi, d’une « écriture philosophique et poétique », qui met au défi le lecteur de comprendre ce qu’il est en train de dire. Oui, lire Demi-confidences, ça m’a aussi beaucoup touchée parce que d’une certaine façon, ce livre éclaire certains aspects de l’écriture de Chazal qui n’avaient pas forcément été expliqués avant. Et puis, j’ai beaucoup apprécié de trouver au début du livre reproduite son écriture manuscrite. Je trouve ça très touchant de voir l’écriture de l’écrivain dans sa matérialité, avec les ratures.

Dans les années 1950-60, Malcolm de Chazal était très connu. Découverte par les surréalistes, son œuvre a été publiée aux éditions Gallimard. Ce n’est pas rien. Comment s’explique alors qu’elle soit aujourd’hui tombée dans l’oubli ?

Je crois c’est parce que, il le dit lui-même, il était une sorte de génie incompris. Et malheureusement, le fait qu’il était Mauricien à une époque où ce n’était pas facile de sortir de Maurice, ça a dû compter. Même s’il a été découvert par les Surréalistes et publié chez Gallimard, on l’a vite oublié après. Il aurait peut-être eu une autre dimension, une autre envergure, s’il avait vécu en France, par exemple. J’ai l’impression que sa disparition est un peu liée au fait qu’il appartenait à une petite île très éloignée du centre littéraire français, mais en même temps, il avait besoin de cette île pour écrire. C’est ce qu’il dit dans son nouveau livre. Il avait besoin de la recréer, d’avoir à portée de l’imaginaire cette géographie mythique  pour y ancrer son écriture.

Son œuvre est réputée inclassable, difficile à déchiffrer...

Je crois que cela a à voir avec son goût pour les mythes. Tout commence avec son livre Sens-plastique où il raconte qu’un jour lorsqu’il se promenait dans le jardin botanique de Curepipe … (Il se trouve que c’est la ville où j'ai grandi aussi. Je suis née à Trois Boutiques, mais j'ai grandi à Curepipe. C’est pourquoi quand Chazal parle de Curepipe, ça me touche aussi. Je connais aussi très bien le Jardin botanique de Curepipe.) Chazal raconte que pendant sa promenade, il a eu une sorte d'épiphanie. Il dit avoir vu dans le jardin une fleur qui le regardait intensément. D’habitude, c’est l'homme qui regarde les choses ou les êtres, les créatures non humaines, mais là, il a eu l'impression que c'était la fleur qui le regardait. Cette vision inhabituelle déclenche chez lui toute une réflexion sur notre rapport au vivant, à nous-mêmes, et de l'homme face aux autres créatures. Après, avec Petrusmok, il va amplifier cette mythologie de l'île en se servant poétiquement des montagnes et de leur profil. À Maurice, il n'y a pas beaucoup de montagnes, mais celles qui existent ont souvent des profils caricaturaux, imagés. Il y a une montagne qui s'appelle « Le pouce » parce que son sommet ressemble à un pouce. Il y a une autre montagne qui s'appelle Pieter Both dont le profil donne l’impression que tout en haut du pic un homme se tient debout, en train de surveiller l'horizon. Chazal s’appuie sur ces légendes pour imaginer des mythes fondateurs de l’île. L’homme croyait aussi dans l’histoire de La Lémurie, c’est la légende du continent englouti, un peu comme l'Atlantide. Selon cette légende, nos îles ne seraient pas que des îles, mais des continents où il y a peut-être eu une race d'êtres humains plus grands que ce que nous sommes devenus. Chazal voulait créer une écriture qui englobait un tout, qui englobait le monde, qui englobait le rapport de l'homme au monde, à lui-même, à la littérature. Il avait une sorte d’impulsion à la fois mystique et poétique.

« Mystique et poétique », des qualificatifs qu’on pourrait employer pour parler de vos romans. Avez-vous été inspirée par Malcolm de Chazal ?

Il m'a inspiré dans le sens où je voyais en lui la preuve qu’il était possible de dépasser les limites d'une écriture peut-être trop sage, d'une écriture qui se contentait d'être seulement lisible. Voyez-vous, moi, je n'ai pas le génie de Malcolm de Chazal, ni sa conviction que ce qu'il faisait était ce qu'il devait faire. J'avais tellement de doutes que je revenais toujours sur tout ce que j'écrivais. Peut-être la seule chose que nous avons en commun, ce sont nos grilles mythologiques à travers lesquelles nous donnons corps à nos sujets, à nos personnages. L'Île Maurice que je décris est aussi en quelque sorte un mythe. Elle n’est pas le produit d’une lecture anthropologique ou ethnologique de l'île, mais a partie liée avec les mythologies que j’ai imaginées à ma modeste mesure, en m’inspirant des vécus des miens.

« J’ai enfanté l’Île Maurice », écrit Chazal. C’est quelque chose que vous aussi, vous auriez pu écrire, non, Ananda Devi ?

Cette île m’a tellement porté à travers mon écriture et que je l’ai porté en moi, au point que finalement elle devient une géographie spirituelle. Je trouve ça très beau comme message. En fait, on réinvente nos propres pays à travers nos livres. C’est le message de Malcolm de Chazal.

Demi-confidences, par Malcolm de Chazal. Editions Allia,74 pages, 7,50 euros.

Entre le réel et surréel dans le Zimbabwe contemporain, avec l'écrivain Shimmer Chinodya
26 January 2025
Entre le réel et surréel dans le Zimbabwe contemporain, avec l'écrivain Shimmer Chinodya

Au menu des « Chemins d’écriture » ce dimanche, Shimmer Chinodya, romancier, nouvelliste du Zimbabwe. Avec une dizaine de titres à son actif, Chinodya s’est imposé comme un auteur majeur des lettres africaines. Il est récipiendaire de nombreux prix littéraires, et son recueil de nouvelles « Peut-on se parler et autres histoires » est son premier ouvrage à paraître en français.

L’œuvre du Zimbabwéen Shimmer Chinodya est un « hymne à la vie », écrit Annick Garache-Gouvernel, traductrice de son recueil de nouvelles Peut-on se parler et autres histoires, qui vient de paraître dans la langue de Voltaire. Fine connaisseuse du monde littéraire zimbabwéen, la traductrice raconte dans sa postface au recueil, l’art exceptionnel de son auteur.

Avec à son actif, une dizaine de titres, dont romans et nouvelles, Shimmer Chinodya, écrit sa traductrice, « compose au fil de son œuvre un monde poétique vivant où tout et correspondances, son écriture est tour à tour violente et réticente. Econome, elle creuse au laser de l’ironie dan les angoisses de l’âme humaine et, tout en décrivant avec précision le monde extérieur tel qu’il est, fait surgir un autre monde, un autre possible, qui semble exister en parallèle. C’est tout un peuple qui vit dan les livres de  Shimmer Chinodya ».

Un conteur né

L’homme est un conteur né, comme en témoignent ses romans qu’il a fait paraître depuis les années 1980. Son tout premier roman Dew in the morning (La rosée du matin, en français) qu’il a écrit à l’âge de 17 ans, ou encore son opus magnum Harvest of Thorns (La récolte des épines) portant sur la guerre d’indépendance au Zimbabwe, l’ont imposé comme une voix majeure des lettres africaines. Ses romans racontent avec un souci d’urgence la fragilité du quotidien, mêlant avec brio émotions et événements, le réel et le surréel.

Cette voix perspicace et sensible du romancier, on la retrouve dans les nouvelles qui viennent de paraître, qui sont à la fois des témoignages et analyses psychologiques et sociales des vies évoluant dans le Zimbabwe post-indépendance. Il faut lire aussi ces nouvelles pour l’atmosphère lourde de sens et de prémonitions que l’auteur réussit à créer dès les premiers mots de ses récits comme dans la nouvelle Cascade, emblématique de la narration maîtrisée et sinueuse de cet auteur.

« Au premier abord, il semblait n’être qu’un de ces insupportables frimeurs qu’on rencontre autour d’un braai [le barbecue des Afrikaners NDLR]– ceux qui connaissent toutes les histoires et anecdotes qui courent. (…) Ils se font payer des verres, regardent les partenaires des autres, et se brÜlent les doigts sur le porc grillé des autres. Celui-ci, vingt-cinq ans environ, petit, mince, était plutôt sympathique, audacieux, peu soucieux de son apparence, avec, malgré tout, son téléphone portable accroché à son jean. »

Ainsi commence Cascade dont l’action est menée avec beaucoup de brio, à travers une écriture très visuelle. L’histoire que raconte cette nouvelle est représentative de l’atmosphère qui règne dans ces pages, entre réalisme cru et le basculement dans le surréel, voire le fantastique. Ici, l’action se déroule dans un braai où un jeune homme mi-ivre, mi fanfaron, se vante de ses conquêtes féminines. « Le narrateur, il est autour d’un barbecue-là, explique la traductrice. Il ne sait pas quoi faire, il s’ennuie, il se rapproche de tout un petit groupe qui écoute quelqu’un qui raconte des histoires. L’histoire c'est qu'il prend des filles dans sa voiture, il veut passer un bon moment avec elles. Ils boivent la bière, prennent des drogues et tout ça. Puis, elles lui disent : 'Allez, on va aller à cet endroit qu’on connaît'. Ils y vont, ils s’y baignent, et puis, d’un seul coup, une des filles se transforme en sorcière. Il se passe quelque chose d’incroyable, qui fait peur, c’est le monde de l’étrange ou du fantastique d’un seul coup. »  

Un panorama de préoccupations

Les onze nouvelles que comporte ce recueil offrent un panorama des préoccupations de l’auteur qui vont de la guerre à l’enfance cruelle, en passant par les injustices et inégalités sociales, incarnées par des personnages attachants qui « parlent le langage simple de la terre et de la vie », comme l’écrit la traductrice dans sa postface. D’ailleurs, les thèmes abordés dans ces nouvelles sont déjà présents dans les romans qui ont lancé la carrière de l’auteur, comme Dew in the Morning ou encore Harvest of Thorns, qui n’ont pas encore été publiés en français.

Shimmer Chinodya est né en 1957 dans un milieu modeste, dans le township de Gweru, petite bourgade du centre du Zimbabwe, qui s’appelait alors la Rhodésie. Son père qui travaillait pour un commerçant indien s’est saigné à blanc pour assurer à ses deux fils une bonne éducation. D’après la légende, ce père qui était un amoureux de l’écrit, avait l’habitude de récupérer des livres lors de ses pérégrinations en ville. C’est dans la bibliothèque paternelle, composée de trois étagères de livres, que le jeune Shimmer a lu ses premiers classiques. Ils lui ont inculqué le goût de l’écriture et cette conviction qu’il a faite depuis sienne, selon les mots de l’auteur en personne : « la mission principale de l’art est d’élever et de vivifier l’esprit ».

Élever et vivifier l’esprit, c’est-ce que réussissent superbement les onze nouvelles du recueil de nouvelles de Chinodya. Le lecteur en sort grandi, renseigné sur les façonnements d’un monde si loin et pourtant si proche.

► Peut-on se parler et autres histoires, par Shimmer Chinodya. Traduit par Annick Garache-Gouvernel. Ediitons Project’îles, 185 pages, 16 euros.

Entre terreurs et promesses, avec l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson
19 January 2025
Entre terreurs et promesses, avec l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson

Avec My Monticello, traduit en français sous le titre Mon nom dans le noir, l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson signe un premier roman puissant, éblouissant d’imagination et de fulgurances narratives. Mobilisant l’histoire, mais aussi les abîmes d’un présent à la fois intime et collectif, la primo-romancière trace le chemin ardu semé de menaces apocalyptiques vers un avenir post-racial. Madame Johnson raconte son Amérique avec une lucidité poignante. [Rediffusion]

RFI : « I’m a 50-year old debutante » (« Je suis une autrice débutante de 50 ans »), aimez-vous dire en vous présentant à vos lecteurs, Jocelyn Nicole Johnson. Compte tenu de la maturité de votre écriture, on a du mal à croire que Mon nom dans le noir soit votre premier roman ?

Jocelyn Nicole Johnson : My Monticello est mon tout premier livre à avoir été publié. Je suis entrée dans la vie professionnelle en tant que professeure d’enseignement artistique, métier que j’ai exercé 20 ans durant dans un collège. J’écrivais parallèlement, car l’écriture était mon jardin secret. Mais c’est seulement aux alentours de 30 ans que j’ai commencé à envoyer mes manuscrits aux éditeurs. Il a fallu à ces derniers un peu de temps pour se convaincre que mes livres pouvaient se vendre et qu’il y avait un public pour les histoires que je voulais raconter. Dans le recueil dont est extraite la novella qui vient de paraître en français, je parle justement les défis auxquels nous sommes confrontés aux États-Unis. Ces défis sont l’identité, la nécessité de se réapproprier son histoire, l’immigration, nos différentes manières de traiter ceux qui nous ressemblent et ceux qui sont différents de nous.

Cinq nouvelles accompagnent la novella dans la version anglaise de votre livre. Vous regrettez que les nouvelles ne paraissent pas en même temps ?

Non, je ne suis pas déçue que les nouvelles ne figurent pas dans la version française. En fait, je suis très contente que mon livre ait été traduit en français. Je ne m’y attendais pas du tout. Il me semble que si les lecteurs français aiment ma novella, ils iront chercher les nouvelles.

On a parlé de « dystopie » pour qualifier votre roman qui s’ouvre sur une Amérique en proie à des catastrophes climatiques futuristes, mais ce futur est en dialogue avec le présent puisque l’action est déclenchée par les émeutes et les manifestations suprémacistes qui émaillent votre récit.

Je me suis en effet inspiré des événements qui se sont déroulés à Charlottesville, où j’habite. Indépendamment de sa volonté, notre municipalité a accueilli en 2017 un rassemblement de groupuscules néo-fascistes baptisé « Unite the Right ». Un beau matin, on a vu débarquer dans notre ville des suprémacistes blancs venus des quatre coins du pays pour protester contre le déboulonnage de la statue d’un leader des États confédérés esclavagistes. Ils ont traversé la ville, flambeaux à la main, brandissant des drapeaux ornés de croix gammées. Ils scandaient des slogans haineux visant les communautés noires et juives. Une jeune femme a même été tuée lorsque l’un de ces forcenés a foncé en voiture sur les contre-manifestants. Ces événements ont plongé la communauté noire de Charlottesville dans un profond désarroi. J’ai partagé le désarroi des miens. J’ai écrit mon livre en réaction à ces émeutes.

Et puis, il y a le domaine de Thomas Jefferson, personnage historique. Comment Monticello est devenu le lieu de ralliement de vos personnages ?

À Charlottesville, je suis à 10 minutes en voiture de Monticello, l’ancienne plantation de Thomas Jefferson, père fondateur des États-Unis. Devenue un musée, cette villa d’inspiration italienne, bâtie au sommet d’une colline, accueille aujourd’hui des touristes du monde entier. Or moi, je ne peux me rendre à Monticello sans penser aux esclaves noirs qui y ont habité, travaillé. J’ai l’impression que le spectre de l’esclavage continue de rôder dans les rues de ce domaine. Ce sentiment s’est renforcé lorsque j’ai assisté aux commémorations du premier anniversaire des événements de Charlottesville.

À cette occasion, j'y ai fait la connaissance d’une descendante des enfants nés de l’union entre Thomas Jefferson et Sally Hemings, qui fut la maîtresse et l’esclave de cet homme éminent. Depuis, j’associe Monticello, symbole de l’esclavagisme étasunien, à la brutalité des suprémacistes racistes qu’on a vus à l’œuvre à Charlottesville. Ils ont défilé dans nos rues, aux cris de « l’Amérique nous appartient ». C’est ce rapprochement spontané des deux histoires qui m’a conduit à faire dans mon récit de Monticello le lieu de ralliement des protagonistes noirs, chassés de leurs foyers. 

Au point de faire du nom du domaine le titre de votre livre

My Monticello. Ce titre s’est imposé à moi parce que la protagoniste du roman Da’Naisha Love est une lointaine descendante du couple que Thomas Jefferson formait avec sa maîtresse noire Sally Hemings. Malgré ses liens familiaux, mon personnage n’a pas l’impression d’être chez elle dans le domaine de Monticello. Dans le roman, je raconte comment celle-ci se réapproprie ce passé, car Monticello n’appartient pas seulement à la postérité blanche de Thomas Jefferson, mais aussi aux esclaves qui ont vécu sur cette plantation et ont contribué à son épanouissement. Au fur et à mesure que nous avançons dans le récit, My Monticello devient Notre Monticello, reliant Thomas Jefferson, Sally Hemings, Da’Naisha Love et les autres personnages du roman. Noirs et Blancs sont reliés entre eux de manière inextricable dans le récit national américain, telle est une des leçons qu’on pourrait tirer de cette histoire.

L’Histoire est en fait le véritable sujet de votre roman. Qu'y cherchez-vous ?

Lorsque j’étudiais l’histoire de l’Amérique, on m’a fait comprendre que celle des Noirs était au mieux une note de bas de page dans la glorieuse Histoire américaine, histoire avec un grand « H ». Cette vision est aujourd’hui en train de changer, mais non sans susciter quelques remous. Certains États des États-Unis sont allés jusqu’à édicter des lois avec le but de spolier les Noirs de leur passé, sans doute parce que la recherche de la vérité pourrait menacer le narratif historique dominant.

Je cherche à comprendre qui est habilité à raconter le passé et quelle version du passé est privilégiée par nos institutions. Ce sont des questions qui se retrouvent au cœur des négociations que les peuples mènent avec le pouvoir. Je ne suis pas certaine que les narratifs qui emportent l’adhésion en fin de compte reflètent la vraie vérité de ce qui s’est passé. Tout cela est profondément troublant.

► Mon nom dans le noir, par Jocelyn Nicole Johnson. Traduit par Sika Fakambi. 214 pages, 20,90 euros. 

Dans les méandres d'une vie derrière soi, avec le Franco-Marocain Youness Bousenna
12 January 2025
Dans les méandres d'une vie derrière soi, avec le Franco-Marocain Youness Bousenna

Marc Pépin est journaliste au Figaro. Grand reporter, auteur de romans psychologiques à succès. À 58 ans, cet homme solitaire, douloureusement lucide sur soi-même, ses limites, fait le bilan de sa vie, remontant à l’enfance accablée d’ennui dans la banlieue parisienne. Les présences imparfaites est un premier roman ambitieux, existentialiste, à l’écriture resserrée et percutante qui dévoile le néant d’une vie sans but, sans aspérités. Son jeune auteur, Youness Bousenna est l’invité des Chemins d’écriture. Entretien.

Rediffusion du 8 septembre 2024.

Bonjour, Youness Bousenna. Les présences imparfaites est votre premier roman, plutôt un antiroman qui raconte sous la forme de confession les heurs et malheurs d’un homme sans qualité. Mais cet homme est aussi d’une grande lucidité sur lui-même, sur son époque. Expliquez-nous la logique de ce personnage ?

Youness Bousenna : Mon roman est construit sur deux tensions majeures. La première, c’est que ce Marc Pépin, qui est donc le personnage principal, est mû par une exploration, par une quête intemporelle et universelle qui est finalement latente, qui est au cœur de la condition humaine. En même temps, le rapport au temps se joue profondément sur un tableau générationnel ancré dans son époque. Cela la première tension. Et la seconde tension, c’est créer un roman du dedans par l’introspection. C’est-à-dire, on est sans arrêt finalement cloitré dans ce personnage et en même temps, c'est un roman du dehors, parce qu’on traverse le monde, on traverse l’époque. Le personnage essaie de propulser sa vie par cette énergie initiale qui est la colère qui le tire de son ennui d’adolescence. Des portes s’ouvrent à lui. La première porte, c’est le journalisme et le voyage, avec Irak et le Kirghizstan plus tard. Il y a une porte qui est celle de la spiritualité, une autre porte qui est le goût des autres. Et effectivement, une grande porte qui est celle de l’amour.

Mais les horizons se rebouchent à chaque fois et à un moment se produit la chute du personnage. Il va tomber socialement, tomber familialement et même tomber au sein de lui-même, jusqu’à ce que son corps même lui devienne étranger. Il dit : « Pour aimer la vie, il faut aimer autre chose que soi, les idées, les autres, mais moi, je n’aime rien d’autre que moi. » En fait, c’est là peut-être le nœud fondamental, c’est qu’on se rend compte que cet égo dominant, hégémonique, c’est finalement une haine de lui-même en fait, dont il ne peut se détacher.

Cette haine de soi enferme votre personnage sur lui-même, sur un monde essentiellement franco-français : la banlieue parisienne, par exemple, où il a grandi, l’ambiance cloîtrée du Figaro où il officie en tant que rédacteur en chef.

Je suis d’accord avec vous et en même temps pas d’accord. Je pense qu’il y a quelque chose de très français peut-être dans mon écriture, dans une forme de néo-classicisme, un peu. Mais, presque en contrebande, il y a vraiment une dimension mondiale puisqu’il y a deux grands voyages dans le roman. C’est l’Irak dans les années 1980, au moment de la guerre Iran-Irak, et le voyage en Kirghizstan, qui est un voyage qui se passe dans les années 2000. Et le narrateur est très loin d’être enfermé dans l’Occident pur. Car déjà par sa profession, puisqu’il est lui-même correspondant étranger, ce qui l’amène à voyager. De façon un peu souterraine, il est quand même travaillé par la position de l’Occident dans le monde. C'est un thème qui me tient à cœur parce que moi-même, je suis à la fois Marocain par mon père et français par mon lieu de naissance et par ma famille maternelle.

Un autre angle qui m’a beaucoup intéressé qui est l’anti-Orientalisme, c’est-à-dire qu’il arrive en Irak et en fait, il attend. Il le dit à un moment, je descends dans le tarmac et je m’attendais à voir Les Mille-et-une Nuits, Haroun al Rachid… En fait, il n’y avait que du goudron, un avion comme on voit un peu partout dans le monde. Cet anti-orientalisme façonne sa façon d’être profonde, celle de mon personnage.

La critique littéraire a qualifié votre livre de roman existentialiste. Jean Paul Sartre, Albert Camus, sont-ils vos modèles en écriture ?

Albert Camus, c’est un auteur qui m’a vraiment beaucoup marqué quand j’ai commencé à lire, à l’adolescence.  Mon roman est plutôt inspiré de la La Chute d'Albert Camus, c’est-à-dire la confession d’un anti-héros qui dit, en gros, j’ai réussi ma vie au sens social, mais je l’ai ratée au sens éthique, au sens humain. Il ne me reste que la confession et a lucidité comme seules armes pour essayer de sauver encore quelque chose. Et cela est une forme qui est vraiment celle de La Chute et qui se retrouve dans mon roman.

Je dirais qu’il y a aussi deux autres influences de Camus, mais qui ont été beaucoup moins conscientes. La première, c’est L’Étranger, puisque c’est un personnage qui peu à peu devient étranger à lui-même, à son époque, à son monde, mais aussi en fait à son corps. À un moment, il y a un passage dans L’Étranger où le personnage devient hypocondriaque, c’est-à-dire qu’il devient étranger à son propre corps et à son propre être. Donc, il y a quand même une tonalité qui peut faire penser à L’Étranger.

Et la troisième chose, c’est Le mythe de Sisyphe qui commence par cette phrase célèbre selon laquelle il n’y a qu’un problème philosophique sérieux, qui est le suicide. Mon personnage dit, c'est mon dernier texte, c’est la dernière chose que j’écrirai et elle n’est pas destinée à la publication. Et la question qui se pose, est-ce que finalement, c'est un texte qui est préalable à un suicide ou non ? Et, en fait, je laisse quelque part le lecteur choisir, parce que moi, je n’évoque jamais cette question frontalement. Pour moi, c’est une tension latente du roman et finalement, c'est au lecteur de déterminer si pour Marc Pépin, le personnage principal, la vie vaut encore d’être vécue. Est-ce qu’il y a encore un horizon possible ou non ?

Vous êtes vous-même journaliste. Écrire est votre métier, mais l’expérience d’écrire de la fiction est différente. C’était une expérience douloureuse ? exaltante ?

Cela a été une expérience transformatrice et je pense que c’est finalement ce qu’on attend tous de l’écriture : c’est s’élever finalement un peu au-dessus de son quotidien, au-dessus de ses jours. Avoir un peu cette part, on va dire à soi, et cette part peut être d’éternité, comme le dirait un Albert Camus. Et moi, c’est vrai que ma spécificité, c’est d’avoir une pratique de l’écriture qui soit quotidienne puisque, en tant que journaliste de presse écrite, j’écris beaucoup.

Il y a une complémentarité dans ces deux écritures, c’est-à-dire que justement, mon écriture journalistique, plutôt que de retenir une écriture littéraire, je crois qu’elle la libère de toutes les contraintes journalistiques. Et c’est pour cela que même si mon livre est très nourri par son époque, tous les passages qui évoquent des époques passées, par exemple la guerre Iran-Irak, toutes les batailles sont réelles. J’ai fait un travail minimal de documentation, mais c’est tout. C’est un espace de liberté dont j’ai besoin et dans lequel j’ai justement besoin du moins possible d’informations pour que la dimension créative et la sensation du lâcher prise soient d’autant plus fortes et profondes.

Les Présences imparfaites, par Youness Bousenna. Éditions Rivages, 206 pages, 19,50 euros

Anniversaire: la collection «Continents noirs» souffle cette année ses vingt-cinq bougies
05 January 2025
Anniversaire: la collection «Continents noirs» souffle cette année ses vingt-cinq bougies

Il y a vingt-cinq ans les éditions Gallimard créaient la collection « Continents noir » consacré aux écrivains d’Afrique et de sa diaspora. L’initiative a été longtemps décriée et ses fondateurs accusés de vouloir ghettoïser la littérature africaine. Il n’en reste pas moins que cette collection, aujourd’hui riche de ses quelque 130 titres, a permis de faire émerger quelques-uns des grands noms des lettres africaines contemporaines. Entretien avec Jean-Noël Schifano, directeur de la collection.

RFI : Bonjour, Jean-Noël Schifano. Voulez-vous nous rappeler les circonstances de la naissance de la collection « Continents noirs »?

Jean-Noël Schifano : C’est une aventure littéraire qui a commencé avec le voyage fondateur que j’ai fait avec Antoine Gallimard au Gabon, à Libreville, en janvier 1999. Pendant le voyage, Antoine m’a dit : « Ce serait bien si tu prenais la tête d’une collection qui concerne l’Afrique et les écrivains africains et qu’on fonde la collection dans la maison Gallimard ». Et exactement un an après, on vient présenter au même lieu, au Gabon, à Libreville, cinq premiers auteurs de « Continents noir ». Voilà vingt-cinq ans après, on en est avec plus de 130 titres, 54 auteurs et une trentaine de prix littéraires.

Qui sont les cinq premiers auteurs de la collection ?

Les cinq premiers auteurs de Continent noir sont Gaston-Paul Effa et son roman Le cri que tu pousses ne réveillera personne, Justine Minsa et son roman qui s’appelle Histoire d’Awu, traduit aux Etats-Unis et qui ne cesse d’être réimprimé, Sylvie Kandé, une très grande poétesse, très grande styliste et son premier ouvrage Lagon Lagune, postfacé par Edouard Glissant, La révolte du Komo, roman d’un Malien Aly Diallo. Et parmi eux, Antoine Gallimard m’a proposé de publier une des plus puissantes racines des littératures africaines : le Nigérian Amos Tutuola. Le roman traduit dans la langue de Voltaire en 1953 par Raymond Queneau. Le titre de ce roman L’Ivrogne dans la brousse. C’est un roman yorouba, chef-d’œuvre absolu, son auteur Amos Tutuola est un grand écrivain, personne ne peut le nier. Eh bien, quand il est mort, deux ans avant la sortie des premiers « Continents noirs », personne au monde n’en a parlé. Il n’y a eu rien dans les médias, ni en France, ni en Angleterre où Tutuola publiait chez Faber and Faber. Dans « Continents noirs », je suis très heureux d’avoir aidé à sa résurrection.

Racines et découvertes sont les logiques sur lesquelles vous avez bâti « Continents noirs ». Quels sont les principaux auteurs découverts au cours des vingt-cinq années écoulées ?

Je vous donne les auteurs qui ont publié chez « Continents noirs » leur premier livre. Sylvie Kandé, je vous l’ai déjà nommé, qui a donné Lagon, Lagunes. C’est une auteure qui sait écrire en vers des épopées historiques. Ousmane Diarra dont le dernier roman La route des clameurs est sorti aussi en Folio. Natacha Appanah, qui il y a plus de vingt ans, m’apparaît un beau jour de printemps, timide et radieuse jeune femme, au milieu du Salon du Livre de Paris, le manuscrit des Rochers de poudre d’or à la main et fait aujourd’hui partie du prestigieux, s’il en est, comité de lecture Gallimard. Mahamat Saleh-Haroun, le grand cinéaste fêté à Cannes, à Venise, partout où ses films nous émeuvent tant, il choisit « Continents noirs » pour ses premiers romans. C’est un nouvel écrivain qui est aguerri dans l’art de faire voir et d’émouvoir. Or, qu’est-ce que c’est écrire ? C’est faire voir et émouvoir avec des mots, alors que lui, il a commencé par les images. C’est ça la marche des « Continents noirs ».

Vous recevez à peu près 200 manuscrits par an. Quels sont vos critères de sélection ?     

Quelqu’un qui sait écrire, qui sait faire voir et émouvoir. C’est importantissime parce que dans la nostalgie et la vengeance qui sont les deux temps du moteur de l’écriture, eh bien l’Afrique qui a tant souffert, qui vit, qui ressuscite, qui revit, et les écrivains africains qui cherchent toujours un cheminement dans l’écriture, ils ont vraiment une place royale. C’est pourquoi, moi, j’ai toujours voulu faire de « Continents noirs » depuis le début une pointe de diamant de l’écriture universelle et je crois que ces vingt-cinq ans vont confirmer que la pointe de diamant est bien taillée.