Chemins d'écriture
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«Écrire, c'est être», aiment dire les écrivains d'Afrique et de la diaspora. Ils sont poètes, romanciers, dramaturges, slameurs, certains ont même été des footballeurs «recyclés» en écrivains. D’autres ont, plus banalement, quitté la politique pour se consacrer à l’écriture. «Chemins d’écriture» met à l’honneur les parcours de ces écrivains d’hier et d’aujourd’hui. Comment sont-ils devenus écrivains ? Quel rôle leur famille a-t-elle joué dans leur choix de la plume comme arme d’affirmation de soi et de leurs pensées les plus intimes ? Qui ont été leurs modèles ? Pourquoi écrivent-ils  ?

La pensée mythologique du mauricien Malcolm de Chazal, conversation avec Ananda Devi
02 February 2025
La pensée mythologique du mauricien Malcolm de Chazal, conversation avec Ananda Devi

Au programme de Chemins d’écriture cette semaine, Malcolm de Chazal. Poète, écrivain et peintre, Chazal est une figure légendaire des lettres mauriciennes. Né en 1902 et disparu en 1981, il est l’auteur d’une œuvre prolifique, inclassable, à mi-chemin entre poésie, philosophie et économie politique. La Vie filtrée (1949), Petrusmok (1951) ou encore Sens plastique (1974) sont quelques-uns de ses ouvrages les plus connus. À l’occasion de la sortie de Demi-confidences, ouvrage posthume et autobiographique de Chazal, RFI a rencontré la romancière Ananda Devi, qui voue une admiration sans bornes à cet auteur qu’elle a découvert à l’âge de 17 ans.

RFI : Bonjour, Ananda Devi. Vous venez de lire Demi-confidences, le nouvel opus de Malcolm de Chazal, un auteur qui n’a aucun secret pour vous. Que raconte ce livre ?

Ananda Devi: C’est comme une espèce de confession d’outre-tombe où Malcolm de Chazal revient sur son parcours, sur son rapport au monde, aux êtres, comment il s’est senti incompris, rejeté par tout le monde, tout en étant en même temps capable de rester en contact avec ce qu’il appelle « la magie innée du poète ». C’est ça qui est important, je crois, dans ce livre. Ce livre m’a fait penser à ma première lecture de Sens plastique, qui m’avait époustouflée et aussi troublée par cette manière d’écrire qu’avait Chazal, très particulière à lui. Il s’agit, pour moi, d’une « écriture philosophique et poétique », qui met au défi le lecteur de comprendre ce qu’il est en train de dire. Oui, lire Demi-confidences, ça m’a aussi beaucoup touchée parce que d’une certaine façon, ce livre éclaire certains aspects de l’écriture de Chazal qui n’avaient pas forcément été expliqués avant. Et puis, j’ai beaucoup apprécié de trouver au début du livre reproduite son écriture manuscrite. Je trouve ça très touchant de voir l’écriture de l’écrivain dans sa matérialité, avec les ratures.

Dans les années 1950-60, Malcolm de Chazal était très connu. Découverte par les surréalistes, son œuvre a été publiée aux éditions Gallimard. Ce n’est pas rien. Comment s’explique alors qu’elle soit aujourd’hui tombée dans l’oubli ?

Je crois c’est parce que, il le dit lui-même, il était une sorte de génie incompris. Et malheureusement, le fait qu’il était Mauricien à une époque où ce n’était pas facile de sortir de Maurice, ça a dû compter. Même s’il a été découvert par les Surréalistes et publié chez Gallimard, on l’a vite oublié après. Il aurait peut-être eu une autre dimension, une autre envergure, s’il avait vécu en France, par exemple. J’ai l’impression que sa disparition est un peu liée au fait qu’il appartenait à une petite île très éloignée du centre littéraire français, mais en même temps, il avait besoin de cette île pour écrire. C’est ce qu’il dit dans son nouveau livre. Il avait besoin de la recréer, d’avoir à portée de l’imaginaire cette géographie mythique  pour y ancrer son écriture.

Son œuvre est réputée inclassable, difficile à déchiffrer...

Je crois que cela a à voir avec son goût pour les mythes. Tout commence avec son livre Sens-plastique où il raconte qu’un jour lorsqu’il se promenait dans le jardin botanique de Curepipe … (Il se trouve que c’est la ville où j'ai grandi aussi. Je suis née à Trois Boutiques, mais j'ai grandi à Curepipe. C’est pourquoi quand Chazal parle de Curepipe, ça me touche aussi. Je connais aussi très bien le Jardin botanique de Curepipe.) Chazal raconte que pendant sa promenade, il a eu une sorte d'épiphanie. Il dit avoir vu dans le jardin une fleur qui le regardait intensément. D’habitude, c’est l'homme qui regarde les choses ou les êtres, les créatures non humaines, mais là, il a eu l'impression que c'était la fleur qui le regardait. Cette vision inhabituelle déclenche chez lui toute une réflexion sur notre rapport au vivant, à nous-mêmes, et de l'homme face aux autres créatures. Après, avec Petrusmok, il va amplifier cette mythologie de l'île en se servant poétiquement des montagnes et de leur profil. À Maurice, il n'y a pas beaucoup de montagnes, mais celles qui existent ont souvent des profils caricaturaux, imagés. Il y a une montagne qui s'appelle « Le pouce » parce que son sommet ressemble à un pouce. Il y a une autre montagne qui s'appelle Pieter Both dont le profil donne l’impression que tout en haut du pic un homme se tient debout, en train de surveiller l'horizon. Chazal s’appuie sur ces légendes pour imaginer des mythes fondateurs de l’île. L’homme croyait aussi dans l’histoire de La Lémurie, c’est la légende du continent englouti, un peu comme l'Atlantide. Selon cette légende, nos îles ne seraient pas que des îles, mais des continents où il y a peut-être eu une race d'êtres humains plus grands que ce que nous sommes devenus. Chazal voulait créer une écriture qui englobait un tout, qui englobait le monde, qui englobait le rapport de l'homme au monde, à lui-même, à la littérature. Il avait une sorte d’impulsion à la fois mystique et poétique.

« Mystique et poétique », des qualificatifs qu’on pourrait employer pour parler de vos romans. Avez-vous été inspirée par Malcolm de Chazal ?

Il m'a inspiré dans le sens où je voyais en lui la preuve qu’il était possible de dépasser les limites d'une écriture peut-être trop sage, d'une écriture qui se contentait d'être seulement lisible. Voyez-vous, moi, je n'ai pas le génie de Malcolm de Chazal, ni sa conviction que ce qu'il faisait était ce qu'il devait faire. J'avais tellement de doutes que je revenais toujours sur tout ce que j'écrivais. Peut-être la seule chose que nous avons en commun, ce sont nos grilles mythologiques à travers lesquelles nous donnons corps à nos sujets, à nos personnages. L'Île Maurice que je décris est aussi en quelque sorte un mythe. Elle n’est pas le produit d’une lecture anthropologique ou ethnologique de l'île, mais a partie liée avec les mythologies que j’ai imaginées à ma modeste mesure, en m’inspirant des vécus des miens.

« J’ai enfanté l’Île Maurice », écrit Chazal. C’est quelque chose que vous aussi, vous auriez pu écrire, non, Ananda Devi ?

Cette île m’a tellement porté à travers mon écriture et que je l’ai porté en moi, au point que finalement elle devient une géographie spirituelle. Je trouve ça très beau comme message. En fait, on réinvente nos propres pays à travers nos livres. C’est le message de Malcolm de Chazal.

Demi-confidences, par Malcolm de Chazal. Editions Allia,74 pages, 7,50 euros.

Entre le réel et surréel dans le Zimbabwe contemporain, avec l'écrivain Shimmer Chinodya
26 January 2025
Entre le réel et surréel dans le Zimbabwe contemporain, avec l'écrivain Shimmer Chinodya

Au menu des « Chemins d’écriture » ce dimanche, Shimmer Chinodya, romancier, nouvelliste du Zimbabwe. Avec une dizaine de titres à son actif, Chinodya s’est imposé comme un auteur majeur des lettres africaines. Il est récipiendaire de nombreux prix littéraires, et son recueil de nouvelles « Peut-on se parler et autres histoires » est son premier ouvrage à paraître en français.

L’œuvre du Zimbabwéen Shimmer Chinodya est un « hymne à la vie », écrit Annick Garache-Gouvernel, traductrice de son recueil de nouvelles Peut-on se parler et autres histoires, qui vient de paraître dans la langue de Voltaire. Fine connaisseuse du monde littéraire zimbabwéen, la traductrice raconte dans sa postface au recueil, l’art exceptionnel de son auteur.

Avec à son actif, une dizaine de titres, dont romans et nouvelles, Shimmer Chinodya, écrit sa traductrice, « compose au fil de son œuvre un monde poétique vivant où tout et correspondances, son écriture est tour à tour violente et réticente. Econome, elle creuse au laser de l’ironie dan les angoisses de l’âme humaine et, tout en décrivant avec précision le monde extérieur tel qu’il est, fait surgir un autre monde, un autre possible, qui semble exister en parallèle. C’est tout un peuple qui vit dan les livres de  Shimmer Chinodya ».

Un conteur né

L’homme est un conteur né, comme en témoignent ses romans qu’il a fait paraître depuis les années 1980. Son tout premier roman Dew in the morning (La rosée du matin, en français) qu’il a écrit à l’âge de 17 ans, ou encore son opus magnum Harvest of Thorns (La récolte des épines) portant sur la guerre d’indépendance au Zimbabwe, l’ont imposé comme une voix majeure des lettres africaines. Ses romans racontent avec un souci d’urgence la fragilité du quotidien, mêlant avec brio émotions et événements, le réel et le surréel.

Cette voix perspicace et sensible du romancier, on la retrouve dans les nouvelles qui viennent de paraître, qui sont à la fois des témoignages et analyses psychologiques et sociales des vies évoluant dans le Zimbabwe post-indépendance. Il faut lire aussi ces nouvelles pour l’atmosphère lourde de sens et de prémonitions que l’auteur réussit à créer dès les premiers mots de ses récits comme dans la nouvelle Cascade, emblématique de la narration maîtrisée et sinueuse de cet auteur.

« Au premier abord, il semblait n’être qu’un de ces insupportables frimeurs qu’on rencontre autour d’un braai [le barbecue des Afrikaners NDLR]– ceux qui connaissent toutes les histoires et anecdotes qui courent. (…) Ils se font payer des verres, regardent les partenaires des autres, et se brÜlent les doigts sur le porc grillé des autres. Celui-ci, vingt-cinq ans environ, petit, mince, était plutôt sympathique, audacieux, peu soucieux de son apparence, avec, malgré tout, son téléphone portable accroché à son jean. »

Ainsi commence Cascade dont l’action est menée avec beaucoup de brio, à travers une écriture très visuelle. L’histoire que raconte cette nouvelle est représentative de l’atmosphère qui règne dans ces pages, entre réalisme cru et le basculement dans le surréel, voire le fantastique. Ici, l’action se déroule dans un braai où un jeune homme mi-ivre, mi fanfaron, se vante de ses conquêtes féminines. « Le narrateur, il est autour d’un barbecue-là, explique la traductrice. Il ne sait pas quoi faire, il s’ennuie, il se rapproche de tout un petit groupe qui écoute quelqu’un qui raconte des histoires. L’histoire c'est qu'il prend des filles dans sa voiture, il veut passer un bon moment avec elles. Ils boivent la bière, prennent des drogues et tout ça. Puis, elles lui disent : 'Allez, on va aller à cet endroit qu’on connaît'. Ils y vont, ils s’y baignent, et puis, d’un seul coup, une des filles se transforme en sorcière. Il se passe quelque chose d’incroyable, qui fait peur, c’est le monde de l’étrange ou du fantastique d’un seul coup. »  

Un panorama de préoccupations

Les onze nouvelles que comporte ce recueil offrent un panorama des préoccupations de l’auteur qui vont de la guerre à l’enfance cruelle, en passant par les injustices et inégalités sociales, incarnées par des personnages attachants qui « parlent le langage simple de la terre et de la vie », comme l’écrit la traductrice dans sa postface. D’ailleurs, les thèmes abordés dans ces nouvelles sont déjà présents dans les romans qui ont lancé la carrière de l’auteur, comme Dew in the Morning ou encore Harvest of Thorns, qui n’ont pas encore été publiés en français.

Shimmer Chinodya est né en 1957 dans un milieu modeste, dans le township de Gweru, petite bourgade du centre du Zimbabwe, qui s’appelait alors la Rhodésie. Son père qui travaillait pour un commerçant indien s’est saigné à blanc pour assurer à ses deux fils une bonne éducation. D’après la légende, ce père qui était un amoureux de l’écrit, avait l’habitude de récupérer des livres lors de ses pérégrinations en ville. C’est dans la bibliothèque paternelle, composée de trois étagères de livres, que le jeune Shimmer a lu ses premiers classiques. Ils lui ont inculqué le goût de l’écriture et cette conviction qu’il a faite depuis sienne, selon les mots de l’auteur en personne : « la mission principale de l’art est d’élever et de vivifier l’esprit ».

Élever et vivifier l’esprit, c’est-ce que réussissent superbement les onze nouvelles du recueil de nouvelles de Chinodya. Le lecteur en sort grandi, renseigné sur les façonnements d’un monde si loin et pourtant si proche.

► Peut-on se parler et autres histoires, par Shimmer Chinodya. Traduit par Annick Garache-Gouvernel. Ediitons Project’îles, 185 pages, 16 euros.

Entre terreurs et promesses, avec l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson
19 January 2025
Entre terreurs et promesses, avec l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson

Avec My Monticello, traduit en français sous le titre Mon nom dans le noir, l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson signe un premier roman puissant, éblouissant d’imagination et de fulgurances narratives. Mobilisant l’histoire, mais aussi les abîmes d’un présent à la fois intime et collectif, la primo-romancière trace le chemin ardu semé de menaces apocalyptiques vers un avenir post-racial. Madame Johnson raconte son Amérique avec une lucidité poignante. [Rediffusion]

RFI : « I’m a 50-year old debutante » (« Je suis une autrice débutante de 50 ans »), aimez-vous dire en vous présentant à vos lecteurs, Jocelyn Nicole Johnson. Compte tenu de la maturité de votre écriture, on a du mal à croire que Mon nom dans le noir soit votre premier roman ?

Jocelyn Nicole Johnson : My Monticello est mon tout premier livre à avoir été publié. Je suis entrée dans la vie professionnelle en tant que professeure d’enseignement artistique, métier que j’ai exercé 20 ans durant dans un collège. J’écrivais parallèlement, car l’écriture était mon jardin secret. Mais c’est seulement aux alentours de 30 ans que j’ai commencé à envoyer mes manuscrits aux éditeurs. Il a fallu à ces derniers un peu de temps pour se convaincre que mes livres pouvaient se vendre et qu’il y avait un public pour les histoires que je voulais raconter. Dans le recueil dont est extraite la novella qui vient de paraître en français, je parle justement les défis auxquels nous sommes confrontés aux États-Unis. Ces défis sont l’identité, la nécessité de se réapproprier son histoire, l’immigration, nos différentes manières de traiter ceux qui nous ressemblent et ceux qui sont différents de nous.

Cinq nouvelles accompagnent la novella dans la version anglaise de votre livre. Vous regrettez que les nouvelles ne paraissent pas en même temps ?

Non, je ne suis pas déçue que les nouvelles ne figurent pas dans la version française. En fait, je suis très contente que mon livre ait été traduit en français. Je ne m’y attendais pas du tout. Il me semble que si les lecteurs français aiment ma novella, ils iront chercher les nouvelles.

On a parlé de « dystopie » pour qualifier votre roman qui s’ouvre sur une Amérique en proie à des catastrophes climatiques futuristes, mais ce futur est en dialogue avec le présent puisque l’action est déclenchée par les émeutes et les manifestations suprémacistes qui émaillent votre récit.

Je me suis en effet inspiré des événements qui se sont déroulés à Charlottesville, où j’habite. Indépendamment de sa volonté, notre municipalité a accueilli en 2017 un rassemblement de groupuscules néo-fascistes baptisé « Unite the Right ». Un beau matin, on a vu débarquer dans notre ville des suprémacistes blancs venus des quatre coins du pays pour protester contre le déboulonnage de la statue d’un leader des États confédérés esclavagistes. Ils ont traversé la ville, flambeaux à la main, brandissant des drapeaux ornés de croix gammées. Ils scandaient des slogans haineux visant les communautés noires et juives. Une jeune femme a même été tuée lorsque l’un de ces forcenés a foncé en voiture sur les contre-manifestants. Ces événements ont plongé la communauté noire de Charlottesville dans un profond désarroi. J’ai partagé le désarroi des miens. J’ai écrit mon livre en réaction à ces émeutes.

Et puis, il y a le domaine de Thomas Jefferson, personnage historique. Comment Monticello est devenu le lieu de ralliement de vos personnages ?

À Charlottesville, je suis à 10 minutes en voiture de Monticello, l’ancienne plantation de Thomas Jefferson, père fondateur des États-Unis. Devenue un musée, cette villa d’inspiration italienne, bâtie au sommet d’une colline, accueille aujourd’hui des touristes du monde entier. Or moi, je ne peux me rendre à Monticello sans penser aux esclaves noirs qui y ont habité, travaillé. J’ai l’impression que le spectre de l’esclavage continue de rôder dans les rues de ce domaine. Ce sentiment s’est renforcé lorsque j’ai assisté aux commémorations du premier anniversaire des événements de Charlottesville.

À cette occasion, j'y ai fait la connaissance d’une descendante des enfants nés de l’union entre Thomas Jefferson et Sally Hemings, qui fut la maîtresse et l’esclave de cet homme éminent. Depuis, j’associe Monticello, symbole de l’esclavagisme étasunien, à la brutalité des suprémacistes racistes qu’on a vus à l’œuvre à Charlottesville. Ils ont défilé dans nos rues, aux cris de « l’Amérique nous appartient ». C’est ce rapprochement spontané des deux histoires qui m’a conduit à faire dans mon récit de Monticello le lieu de ralliement des protagonistes noirs, chassés de leurs foyers. 

Au point de faire du nom du domaine le titre de votre livre

My Monticello. Ce titre s’est imposé à moi parce que la protagoniste du roman Da’Naisha Love est une lointaine descendante du couple que Thomas Jefferson formait avec sa maîtresse noire Sally Hemings. Malgré ses liens familiaux, mon personnage n’a pas l’impression d’être chez elle dans le domaine de Monticello. Dans le roman, je raconte comment celle-ci se réapproprie ce passé, car Monticello n’appartient pas seulement à la postérité blanche de Thomas Jefferson, mais aussi aux esclaves qui ont vécu sur cette plantation et ont contribué à son épanouissement. Au fur et à mesure que nous avançons dans le récit, My Monticello devient Notre Monticello, reliant Thomas Jefferson, Sally Hemings, Da’Naisha Love et les autres personnages du roman. Noirs et Blancs sont reliés entre eux de manière inextricable dans le récit national américain, telle est une des leçons qu’on pourrait tirer de cette histoire.

L’Histoire est en fait le véritable sujet de votre roman. Qu'y cherchez-vous ?

Lorsque j’étudiais l’histoire de l’Amérique, on m’a fait comprendre que celle des Noirs était au mieux une note de bas de page dans la glorieuse Histoire américaine, histoire avec un grand « H ». Cette vision est aujourd’hui en train de changer, mais non sans susciter quelques remous. Certains États des États-Unis sont allés jusqu’à édicter des lois avec le but de spolier les Noirs de leur passé, sans doute parce que la recherche de la vérité pourrait menacer le narratif historique dominant.

Je cherche à comprendre qui est habilité à raconter le passé et quelle version du passé est privilégiée par nos institutions. Ce sont des questions qui se retrouvent au cœur des négociations que les peuples mènent avec le pouvoir. Je ne suis pas certaine que les narratifs qui emportent l’adhésion en fin de compte reflètent la vraie vérité de ce qui s’est passé. Tout cela est profondément troublant.

► Mon nom dans le noir, par Jocelyn Nicole Johnson. Traduit par Sika Fakambi. 214 pages, 20,90 euros. 

Dans les méandres d'une vie derrière soi, avec le Franco-Marocain Youness Bousenna
12 January 2025
Dans les méandres d'une vie derrière soi, avec le Franco-Marocain Youness Bousenna

Marc Pépin est journaliste au Figaro. Grand reporter, auteur de romans psychologiques à succès. À 58 ans, cet homme solitaire, douloureusement lucide sur soi-même, ses limites, fait le bilan de sa vie, remontant à l’enfance accablée d’ennui dans la banlieue parisienne. Les présences imparfaites est un premier roman ambitieux, existentialiste, à l’écriture resserrée et percutante qui dévoile le néant d’une vie sans but, sans aspérités. Son jeune auteur, Youness Bousenna est l’invité des Chemins d’écriture. Entretien.

Rediffusion du 8 septembre 2024.

Bonjour, Youness Bousenna. Les présences imparfaites est votre premier roman, plutôt un antiroman qui raconte sous la forme de confession les heurs et malheurs d’un homme sans qualité. Mais cet homme est aussi d’une grande lucidité sur lui-même, sur son époque. Expliquez-nous la logique de ce personnage ?

Youness Bousenna : Mon roman est construit sur deux tensions majeures. La première, c’est que ce Marc Pépin, qui est donc le personnage principal, est mû par une exploration, par une quête intemporelle et universelle qui est finalement latente, qui est au cœur de la condition humaine. En même temps, le rapport au temps se joue profondément sur un tableau générationnel ancré dans son époque. Cela la première tension. Et la seconde tension, c’est créer un roman du dedans par l’introspection. C’est-à-dire, on est sans arrêt finalement cloitré dans ce personnage et en même temps, c'est un roman du dehors, parce qu’on traverse le monde, on traverse l’époque. Le personnage essaie de propulser sa vie par cette énergie initiale qui est la colère qui le tire de son ennui d’adolescence. Des portes s’ouvrent à lui. La première porte, c’est le journalisme et le voyage, avec Irak et le Kirghizstan plus tard. Il y a une porte qui est celle de la spiritualité, une autre porte qui est le goût des autres. Et effectivement, une grande porte qui est celle de l’amour.

Mais les horizons se rebouchent à chaque fois et à un moment se produit la chute du personnage. Il va tomber socialement, tomber familialement et même tomber au sein de lui-même, jusqu’à ce que son corps même lui devienne étranger. Il dit : « Pour aimer la vie, il faut aimer autre chose que soi, les idées, les autres, mais moi, je n’aime rien d’autre que moi. » En fait, c’est là peut-être le nœud fondamental, c’est qu’on se rend compte que cet égo dominant, hégémonique, c’est finalement une haine de lui-même en fait, dont il ne peut se détacher.

Cette haine de soi enferme votre personnage sur lui-même, sur un monde essentiellement franco-français : la banlieue parisienne, par exemple, où il a grandi, l’ambiance cloîtrée du Figaro où il officie en tant que rédacteur en chef.

Je suis d’accord avec vous et en même temps pas d’accord. Je pense qu’il y a quelque chose de très français peut-être dans mon écriture, dans une forme de néo-classicisme, un peu. Mais, presque en contrebande, il y a vraiment une dimension mondiale puisqu’il y a deux grands voyages dans le roman. C’est l’Irak dans les années 1980, au moment de la guerre Iran-Irak, et le voyage en Kirghizstan, qui est un voyage qui se passe dans les années 2000. Et le narrateur est très loin d’être enfermé dans l’Occident pur. Car déjà par sa profession, puisqu’il est lui-même correspondant étranger, ce qui l’amène à voyager. De façon un peu souterraine, il est quand même travaillé par la position de l’Occident dans le monde. C'est un thème qui me tient à cœur parce que moi-même, je suis à la fois Marocain par mon père et français par mon lieu de naissance et par ma famille maternelle.

Un autre angle qui m’a beaucoup intéressé qui est l’anti-Orientalisme, c’est-à-dire qu’il arrive en Irak et en fait, il attend. Il le dit à un moment, je descends dans le tarmac et je m’attendais à voir Les Mille-et-une Nuits, Haroun al Rachid… En fait, il n’y avait que du goudron, un avion comme on voit un peu partout dans le monde. Cet anti-orientalisme façonne sa façon d’être profonde, celle de mon personnage.

La critique littéraire a qualifié votre livre de roman existentialiste. Jean Paul Sartre, Albert Camus, sont-ils vos modèles en écriture ?

Albert Camus, c’est un auteur qui m’a vraiment beaucoup marqué quand j’ai commencé à lire, à l’adolescence.  Mon roman est plutôt inspiré de la La Chute d'Albert Camus, c’est-à-dire la confession d’un anti-héros qui dit, en gros, j’ai réussi ma vie au sens social, mais je l’ai ratée au sens éthique, au sens humain. Il ne me reste que la confession et a lucidité comme seules armes pour essayer de sauver encore quelque chose. Et cela est une forme qui est vraiment celle de La Chute et qui se retrouve dans mon roman.

Je dirais qu’il y a aussi deux autres influences de Camus, mais qui ont été beaucoup moins conscientes. La première, c’est L’Étranger, puisque c’est un personnage qui peu à peu devient étranger à lui-même, à son époque, à son monde, mais aussi en fait à son corps. À un moment, il y a un passage dans L’Étranger où le personnage devient hypocondriaque, c’est-à-dire qu’il devient étranger à son propre corps et à son propre être. Donc, il y a quand même une tonalité qui peut faire penser à L’Étranger.

Et la troisième chose, c’est Le mythe de Sisyphe qui commence par cette phrase célèbre selon laquelle il n’y a qu’un problème philosophique sérieux, qui est le suicide. Mon personnage dit, c'est mon dernier texte, c’est la dernière chose que j’écrirai et elle n’est pas destinée à la publication. Et la question qui se pose, est-ce que finalement, c'est un texte qui est préalable à un suicide ou non ? Et, en fait, je laisse quelque part le lecteur choisir, parce que moi, je n’évoque jamais cette question frontalement. Pour moi, c’est une tension latente du roman et finalement, c'est au lecteur de déterminer si pour Marc Pépin, le personnage principal, la vie vaut encore d’être vécue. Est-ce qu’il y a encore un horizon possible ou non ?

Vous êtes vous-même journaliste. Écrire est votre métier, mais l’expérience d’écrire de la fiction est différente. C’était une expérience douloureuse ? exaltante ?

Cela a été une expérience transformatrice et je pense que c’est finalement ce qu’on attend tous de l’écriture : c’est s’élever finalement un peu au-dessus de son quotidien, au-dessus de ses jours. Avoir un peu cette part, on va dire à soi, et cette part peut être d’éternité, comme le dirait un Albert Camus. Et moi, c’est vrai que ma spécificité, c’est d’avoir une pratique de l’écriture qui soit quotidienne puisque, en tant que journaliste de presse écrite, j’écris beaucoup.

Il y a une complémentarité dans ces deux écritures, c’est-à-dire que justement, mon écriture journalistique, plutôt que de retenir une écriture littéraire, je crois qu’elle la libère de toutes les contraintes journalistiques. Et c’est pour cela que même si mon livre est très nourri par son époque, tous les passages qui évoquent des époques passées, par exemple la guerre Iran-Irak, toutes les batailles sont réelles. J’ai fait un travail minimal de documentation, mais c’est tout. C’est un espace de liberté dont j’ai besoin et dans lequel j’ai justement besoin du moins possible d’informations pour que la dimension créative et la sensation du lâcher prise soient d’autant plus fortes et profondes.

Les Présences imparfaites, par Youness Bousenna. Éditions Rivages, 206 pages, 19,50 euros

Anniversaire: la collection «Continents noirs» souffle cette année ses vingt-cinq bougies
05 January 2025
Anniversaire: la collection «Continents noirs» souffle cette année ses vingt-cinq bougies

Il y a vingt-cinq ans les éditions Gallimard créaient la collection « Continents noir » consacré aux écrivains d’Afrique et de sa diaspora. L’initiative a été longtemps décriée et ses fondateurs accusés de vouloir ghettoïser la littérature africaine. Il n’en reste pas moins que cette collection, aujourd’hui riche de ses quelque 130 titres, a permis de faire émerger quelques-uns des grands noms des lettres africaines contemporaines. Entretien avec Jean-Noël Schifano, directeur de la collection.

RFI : Bonjour, Jean-Noël Schifano. Voulez-vous nous rappeler les circonstances de la naissance de la collection « Continents noirs »?

Jean-Noël Schifano : C’est une aventure littéraire qui a commencé avec le voyage fondateur que j’ai fait avec Antoine Gallimard au Gabon, à Libreville, en janvier 1999. Pendant le voyage, Antoine m’a dit : « Ce serait bien si tu prenais la tête d’une collection qui concerne l’Afrique et les écrivains africains et qu’on fonde la collection dans la maison Gallimard ». Et exactement un an après, on vient présenter au même lieu, au Gabon, à Libreville, cinq premiers auteurs de « Continents noir ». Voilà vingt-cinq ans après, on en est avec plus de 130 titres, 54 auteurs et une trentaine de prix littéraires.

Qui sont les cinq premiers auteurs de la collection ?

Les cinq premiers auteurs de Continent noir sont Gaston-Paul Effa et son roman Le cri que tu pousses ne réveillera personne, Justine Minsa et son roman qui s’appelle Histoire d’Awu, traduit aux Etats-Unis et qui ne cesse d’être réimprimé, Sylvie Kandé, une très grande poétesse, très grande styliste et son premier ouvrage Lagon Lagune, postfacé par Edouard Glissant, La révolte du Komo, roman d’un Malien Aly Diallo. Et parmi eux, Antoine Gallimard m’a proposé de publier une des plus puissantes racines des littératures africaines : le Nigérian Amos Tutuola. Le roman traduit dans la langue de Voltaire en 1953 par Raymond Queneau. Le titre de ce roman L’Ivrogne dans la brousse. C’est un roman yorouba, chef-d’œuvre absolu, son auteur Amos Tutuola est un grand écrivain, personne ne peut le nier. Eh bien, quand il est mort, deux ans avant la sortie des premiers « Continents noirs », personne au monde n’en a parlé. Il n’y a eu rien dans les médias, ni en France, ni en Angleterre où Tutuola publiait chez Faber and Faber. Dans « Continents noirs », je suis très heureux d’avoir aidé à sa résurrection.

Racines et découvertes sont les logiques sur lesquelles vous avez bâti « Continents noirs ». Quels sont les principaux auteurs découverts au cours des vingt-cinq années écoulées ?

Je vous donne les auteurs qui ont publié chez « Continents noirs » leur premier livre. Sylvie Kandé, je vous l’ai déjà nommé, qui a donné Lagon, Lagunes. C’est une auteure qui sait écrire en vers des épopées historiques. Ousmane Diarra dont le dernier roman La route des clameurs est sorti aussi en Folio. Natacha Appanah, qui il y a plus de vingt ans, m’apparaît un beau jour de printemps, timide et radieuse jeune femme, au milieu du Salon du Livre de Paris, le manuscrit des Rochers de poudre d’or à la main et fait aujourd’hui partie du prestigieux, s’il en est, comité de lecture Gallimard. Mahamat Saleh-Haroun, le grand cinéaste fêté à Cannes, à Venise, partout où ses films nous émeuvent tant, il choisit « Continents noirs » pour ses premiers romans. C’est un nouvel écrivain qui est aguerri dans l’art de faire voir et d’émouvoir. Or, qu’est-ce que c’est écrire ? C’est faire voir et émouvoir avec des mots, alors que lui, il a commencé par les images. C’est ça la marche des « Continents noirs ».

Vous recevez à peu près 200 manuscrits par an. Quels sont vos critères de sélection ?     

Quelqu’un qui sait écrire, qui sait faire voir et émouvoir. C’est importantissime parce que dans la nostalgie et la vengeance qui sont les deux temps du moteur de l’écriture, eh bien l’Afrique qui a tant souffert, qui vit, qui ressuscite, qui revit, et les écrivains africains qui cherchent toujours un cheminement dans l’écriture, ils ont vraiment une place royale. C’est pourquoi, moi, j’ai toujours voulu faire de « Continents noirs » depuis le début une pointe de diamant de l’écriture universelle et je crois que ces vingt-cinq ans vont confirmer que la pointe de diamant est bien taillée. 

Dans le clair-obscur de la vie politique africaine, avec le primo-romancier sénégalais Fary Ndao
29 December 2024
Dans le clair-obscur de la vie politique africaine, avec le primo-romancier sénégalais Fary Ndao

Le Dernier des arts de Fary Ndao est un conte moderne autour du combat entre le bien et le mal, avec pour thème de la politique et de ses abîmes. Cette histoire se déroule dans un pays de l’Afrique de l’Ouest qui rappelle furieusement le Sénégal natal de l’auteur. Dès les premières pages, le lecteur est plongé dans le cambouis d’une campagne présidentielle en cours. Scandales, trahisons, tensions, tiraillement entre idéalisme et compromissions morales. Cela donne un récit construit au cordeau, avec un sens consommé d’économie de moyens et une maturité étonnante des propos. Fary Ndao, retenez ce nom, car vous en entendrez parler.

RFI : Fary Ndao, Le Dernier des arts est votre premier roman. Que raconte ce roman ?

C’est l’histoire d’un candidat à la présidentielle dans un pays de l’Afrique de l’Ouest. L’homme se retrouve au second tour, face à une présidente sortante. Et il se rend compte par inadvertance que des gens dans son cercle proche ont commis un acte qui est répréhensible d’un point de vue moral, mais qui peut lui permettre de gagner. Il est rongé par ce dilemme. Est-ce qu’il reste pur, mais il perd ou est-ce qu’il assume cet acte parce que cela lui permet peut-être de gagner. Tout le dilemme est là. Est-ce que ce qu’on fait en politique en vaut le coup, mais aussi le coût ? Quel coût humain, quel coût moral, cela nous coûte de nous engager pour la collectivité, c’est pour moi la grande question que je voulais traiter dans ce livre. Je ne suis pas sûr d’avoir la réponse, mais au moins, j’ai essayé d’approfondir la question.

En fait, si je vous comprends bien, c’est la politique qui serait le « dernier des arts » ?

En réalité, le titre du livre, Le dernier des arts est le fruit d’un détournement d’une parole de Voltaire, qui dit que la politique est le dernier des métiers et le premier des arts. En disant cela, Voltaire sous-entend que la politique a une forme de noblesse absolue par rapport autres arts. Mais moi, ce que je voulais faire ressortir, c’était un peu le clair-obscur de la politique. Le fait de dire que la politique est l’art ultime, un art où il faut avoir acquis du savoir, travailler ses dossiers, être éloquent, être un tribun même parfois, mais c’est aussi un art où tous les coups sont permis, où on trahit parfois sa morale pour de plus grands objectifs, ou juste pour le fait d’avoir le pouvoir. C’est à la fois le dernier en terme moral, c’est le dernier de la classe parmi les arts, mais c’est aussi le dernier qu’on maîtrise, donc l’art ultime. Et donc pour moi, c’est le « dernier des arts ».

Or, le protagoniste de votre roman est un idéaliste…

Oui, mais il est vite rattrapé par la réalité. C’était ça, je pense, le but de ce livre, c’était de dire que quelque part nous sommes tous intéressés par la politique. Mais on en a tous aussi une image un peu péjorative parce qu’on ne voit que les actes des politiciens et pas les dilemmes auxquels ils sont confrontés. Il était important pour moi de présenter ces dilemmes-là, sachant que ces dilemmes se posent à moi, parce que quelque part j’envisage l’engagement politique dans le futur. Cette forme de questionnement était très présente dans mon esprit. Il fallait le sortir. Peut-être qu’il existe d’autres moyens plus simples pour le sortir que d’écrire un roman, mais c’est la voie que j’ai choisie.

On lira votre roman pour votre talent pour créer des personnages particulièrement mémorables et inspirants comme, par exemple, la figure du leader communiste Demba Diassé.

Demba Diassé m’a été inspiré par une figure marquante de la vie politique sénégalaise qui est Joe Diop, syndicaliste, entraîneur de football et marxiste, qui a lutté toute sa vie pour la cause du peuple. Il est encore en vie, allant sur ses 85 ans. Il a eu une vie d’engagements incroyable : il a voyagé à travers le monde, il s’est retrouvé dans des maquis communistes, a rencontré Mao, Fidel Castro. Ce personnage représente pour moi une forme de radicalité et une forme de joie assumée dans le combat. Il incarne ce que Camus dit dans L’homme révolté, il faut garder « l’intransigeance exténuante de la mesure ». Joe Diop, c’est ça, c’est quelqu’un qui est radical, qui dit tout son amour pour le peuple, surtout quelqu’un qui parvient à rester joyeux dans cette radicalité : il n’est pas consumé par son combat. D’ailleurs il n’est pas le seul leader communiste qui a marqué les imaginaires dans mon pays. Je rends un peu hommage à toute la gauche sénégalaise à travers le personnage de Demba Diassé.  

Difficile de passer à côté des personnages de femmes qui illuminent les pages de votre roman. Je pense notamment à l’épouse du protagoniste, Zeynab, véritable femme puissante, mélange du Lady Macbeth et du Michelle Obama. Qui était votre modèle pour Zeynab ?

Il n’y avait pas de véritable modèle pour ainsi dire pour Zeynab. Il est vrai qu’elle constitue davantage un tandem qu’une « épouse de ». C’est une femme d’une grande intelligence, d’une grande finesse. On peut dire qu’au-delà de la passion charnelle ou autre que lui voue son mari, ce dernier la respecte du point de vue intellectuel et humain. Sur ce personnage féminin, une petite parenthèse qui vous éclairera sur ma démarche. En réalité, quand j’ai d’abord écrit sur Zeynab, mon intention était de raconter la condition des « femmes de », des « épouses de », notamment dans la vie politique. Il m’est alors arrivé, ce qui arrive souvent dans la fiction. En relisant les premières pages que je lui ai consacrées et les bribes de dialogues dans lesquels Zeynab reproche à son époux ses absences du foyer, j’ai pris conscience de son individualisme, sa force de caractère potentielle. J’ai donc voulu lui donner un rôle plus important dans l’intrigue, ce que les lecteurs découvriront en lisant le livre. En quelque sorte, ce personnage m’a conduit à changer de perspective, en me disant que l’on ne pouvait pas réduire les femmes à leur statut de « femme de ». Zeynab a son propre caractère, ses aspirations à elles, ses passions qui la distinguent de son mari. J’ai fait attention à ne pas trop lier les aspirations de mes personnages féminins à leurs conjoints ou à leurs amis mâles. C’est pourquoi s’agissant du personnage de la présidente sortante, Aminata Sophie Cissé, on ne sait pas si elle a un mari ou pas. Le mari de la présidente n’est jamais évoqué dans le roman.  

Le Dernier des arts est un roman riche, complexe, mais ses lecteurs seront étonnés d’apprendre que son auteur vient d’une formation plutôt scientifique.

Oui, tout à fait. Je suis donc un scientifique, je suis ingénieur, géologue de formation, avec des études que j’ai  menées en partie en France et une autre partie au Sénégal. J’ai par la suite repris des études en économie du pétrole, du gaz et de l’énergie à l’Institut français du pétrole. Mais en dehors de ça, j’ai une histoire particulière avec les lettres. J’ai souvent écrit, contribué, sur des blogs etc. J’ai eu une carrière d’artiste-slammeur pendant 11 années, 12 même, où j’ai fait de spectacles de poésie sur scène. J’ai même essayé de restituer cet aspect dans l’ouvrage où j’ai repris même quelques extraits de mes textes poétiques, prenant bien soin de les cacher.

Peut-on dire que vous êtes venu à la littérature par le slam ?

Le slam m’a aidé à travailler la langue, notamment mon rapport aux jeux de mots, aux doubles sens, aux allitérations, aux assonances. Pour ce qui est de la fiction, je crois que j’y suis arrivé par contamination au contact des amis comme Abdoulaye Sène, Elgas, Mbougar Sarr, Hamidou Anne, et quelques autres. C’est comme ça que je suis arrivé petit à petit à l’écriture, avec une envie grandissante d’écrire un roman. Ma première tentative qui date de 2018 a été avortée, avant que je ne reprenne la plume en septembre 2021, cette fois, pour construire une intrigue fondée sur le thème de la politique qui est, je reconnais, une obsession chez moi.

Le roman se clôt sur une fin ouverte, une fin qui est tout sauf résolution du drame qui traverse le roman. Pourquoi avoir fait un tel choix ?

J’ai fait le choix d’avoir une fin qui laisse la morale de l’histoire ouverte en réalité. Les choix moraux qui sont faits durant l’ouvrage ne pouvaient pas être justifiés ou sanctionnés à la fin du livre. Pour moi, il fallait laisser aux lecteurs la liberté de poursuivre la réflexion autour des choix moraux qui ont été faits par les protagonistes.

 

Le Dernier des arts, par Fary Ndao. Editions Présence Africaine, 350 pages, 17 euros.  

 

Anouk Schavelzon, chantre des lignes mêlées du métissage
22 December 2024
Anouk Schavelzon, chantre des lignes mêlées du métissage

Avec Diaty Diallo, Raphaëlle Red et quelques autres, Anouk Schavelzon fait partie d’une nouvelle génération d’écrivains qui sont en train de renouveler la littérature française en y faisant entrer de nouvelles thématiques et de nouveaux personnages. Le bleu n’abîme pas, son premier roman, raconte les heurs et malheurs de Luna, jeune fille métisse confrontée aux fantasmes d’exotisme de ses concitoyens. Le voile bleu de l’oubli lui permettra-t-il de conjurer son mal-être d’être réduite à sa différence ? Telle est la question.

Le Bleu n’abîme pas, voici un titre de roman peu banal. Anouk, pourriez-vous nous expliquer d’où vient ce titre ?

J’ai choisi ce titre parce qu’au cours de l’écriture de ce roman, j’ai lu Beloved de Toni Morrison. Il y a dans ce roman un personnage, le personnage de Baby Suggs qui, à un moment, dit que s’il y a deux choses qui sont inoffensives dans ce monde, c’est le bleu et le jaune. Cette association des couleurs me parlait beaucoup car dans ce roman je tisse la thématique des couleurs et l’un des premiers textes que j’ai écrits, c’est l’ouverture du roman qui commence avec beaucoup de bleu. Cela faisait donc sens pour moi de donner à cette couleur une place également dans le titre.

« Le bleu est doux, le bleu plaît, le bleu n’abîme pas », écrivez-vous dans le roman.

Le bleu dans le roman sert à recouvrir toutes les émotions néfastes qui envahissent le personnage. Le bleu recouvre, c’est une nappe. Prenez le personnage principal : au début du roman, elle vit une agression, qui fait resurgir et remonter plein de questions concernant ses origines, puisque la question première posée par l’agresseur, c’est « Tu viens d’où ? » Pour occulter son mal-être, le personnage se cache derrière le voile bleu de l’oubli. Or le bleu représente aussi un déni. Le personnage progressivement se rend compte qu’il lui faut aussi laisser émerger d’autres couleurs. C’est aussi pour ça que le rouge est là sur la couverture, symboliquement pour représenter une autre force, plus violente peut-être, mais qui a aussi des aspects plus positifs, qui permet d’entrevoir la possibilité pour la narratrice de guérir en fait et de se réapproprier son histoire.    

Il est question aussi de se réapproprier son corps, comme le dit votre ami Diaty Diallo en parlant de son propre roman Deux secondes d’air qui brûle, paru il y a deux ans. « J’avais envie, disait-elle, de donner la force aux corps dominés ».

C’est une très belle phrase, celle de Diaty. Je me retrouve beaucoup dans cette envie commune à notre génération de donner à voir des corps qu’on n’a pas l’habitude de voir en littérature. Cette quête d’identification a été l’un des moteurs principaux de l’écriture de mon roman.  Moi, en tant qu’adolescente et jeune femme, j’ai eu du mal à m’identifier à des personnages de littérature. Je me suis identifiée à des émotions, à des situations, rarement à la réalité physique des personnages que je rencontrais au cours de mes lectures. C’était pour moi une manière de remédier à ça en créant ce roman où on représente un corps métissé, racisé, humilié car il subit des agressions verbales et physiques, mais qui est en même temps fière de l’endroit d’où elle vient. Elle a pourtant une connaissance pour le moins vague de son histoire. C’est une histoire fatalement à trous car le personnage a des origines multiples. Il a un grand-père nigérien, un autre argentin, lui-même né de parents russe et roumain. Ce sont plusieurs migrations qu’on retrouve dans ce corps-là, un concentré dense de vécus dont le personnage n’a que peu de connaissance réelle. C’était important pour moi de représenter comment cette jeune femme métisse fait pour rester fière de son passé et de ses origines plurielles, malgré l’impossibilité de reconstruire une histoire linéaire.    

Votre roman met en scène un processus de questionnement, d’introspection, de rumination. Le vécu du personnage est évoqué par bribes. Comment raconter ce roman ?

Pour moi, c’est le récit d’un personnage qui reconstruit son histoire personnelle à travers justement des bribes, des souvenirs, des rêves. Il se réapproprie son histoire, à travers trois moments-clefs, qui sont trois moments précis de la vie du personnage dans son quotidien. Il y a une première partie qui est fragmentée, mais avec deux lignes qui se répondent en permanence. Il y a la scène de l’agression dans le fumoir d’un dancing et des souvenirs qui sont suscités par ce moment de l’agression. Le récit de l’agression est morcelé. La deuxième partie, c’est une partie qui est plus linéaire, où on suit le personnage sur une journée, qui permet au lecteur de s’installer dans le quotidien du personnage. Dans la troisième partie, on retrouve une forme de narration fragmentaire puisque sont intercalées deux lignes, celle d’un entretien retrouvé du grand-père maternel nigérien du personnage, qui parle à la télévision et un rêve que ce personnage fait de ce grand-père qui était malade et qui meurt d’un Parkinson. Ces trois moments qui sont progressivement apparus comme les trois moments que j’avais envie de raconter pour écrire ce personnage. C’est aussi un roman que je voulais très visuel au sens où il y a beaucoup d’images, et l’image du tissage et de l’entrelacement qui fait référence à ces lignes mêlées du métissage…  

Ce métissage et le mal-être qu’il suscite sont incarnés dans le roman par votre héroïne, Luna, qui est aussi la narratrice du récit. Luna, c’est beaucoup vous, non ?

Luna, c’est un alter ego. Ça me tenait à cœur que ce ne soit pas seulement moi. Pour moi, c’était quand-même important de m’extraire de détails familiaux pour faire personnage. Moi, ce que je voulais, c’est prendre des libertés par rapport à ce que moi j’ai vécu pour faire une histoire. C’est pourquoi c’est un livre qui est écrit à la seconde personne du singulier. J’aime beaucoup la seconde personne à cause du rythme que cette voix grammaticale crée dans la langue, mais aussi à cause du symbolisme qu’il y a derrière. Cette voix est utilisée pour donner des injonctions, des ordres : « fais ceci, fais cela… ». Dans mon roman, ce dialogue se déroule dans la tête du personnage, alimentant une réflexion interne. Pour toutes ces raisons, raconter le récit à la seconde personne du singulier est apparue comme une manière de créer une voix singulière et de laquelle je me sentais proche.

Comment êtes-vous venue à l’écriture ?

Ça fait très longtemps que j’écris, dès le collège en fait. J’ai commencé parce que j’ai eu une professeure qui nous donnait des sujets de dissertation sur lesquels j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler. Au point que pour certaines rédactions, j’ai continué à travailler dessus après les cours, en imaginant des suites inspirées des conseils de la prof et de mes propres lectures sur les sujets. Ma véritable envie d’écriture est née quand j’étais à l’université. J’ai fait un Master de lettres modernes  sur le carnaval dans les grands romans du XIXe siècle. Je n'ai pas poursuivi le cursus en Master 2  car cette approche universitaire de la littérature ne me satisfaisait pas, alors même que je me rendais compte que l’écriture en tant que telle me plaisait beaucoup. J’avais envie d’écrire et c’est à ce moment-là qu’est née l’idée du Bleu n’abîme pas. Je suis partie de l’idée d’écrire sur moi et sur ma famille, avant de m’orienter vers la fiction, avec pour sujet moins l’histoire familiale que la question du rapport au corps. Qu’est-ce que c’est être une jeune femme métisse de 20 ans à Paris, dans une grande ville entourée principalement de personnes blanches ? Je voulais raconter ce corps perçu comme différent, empêché de bouger, comme c’est le cas du personnage de mon roman qui est comme paralysée, empêcher de bouger pendant la scène de l’agression.

Ce qui frappe dans ce roman, au-delà de son sujet important, c’est souci de la structure. C’est un récit fragmentaire et en même temps structuré, avec notamment la fin faisant écho du début.

Pour moi, ça va ensemble. Un texte fragmentaire doit être structuré pour ne pas perdre ses lecteurs, mais pas nécessairement linéaire. Le récit fragmentaire correspond à mon sujet, l’histoire du métissage, qui est elle-même fragmentaire. J’avais le souci que mon roman colle avec l’histoire que je voulais raconter.

Le bleu n’abîme pas, par Anouk Schavelzon. Editions du Seuil, 237 pages, 19,50 euros.

Penda Diouf: «Il faut transformer les imaginaires pour transformer le monde»
15 December 2024
Penda Diouf: «Il faut transformer les imaginaires pour transformer le monde»

Figure montante du théâtre contemporain français, Penda Diouf est d’origine sénégalaise et ivoirienne. Comédienne, metteuse en scène et autrice, elle milite pour un théâtre inclusif où les traditions de l’oralité africaine cohabitent avec l’engagement politique en faveur des marginalisés et des laissés-pour-compte. Et toi, étais-tu sur les ronds-points ?, son dernier texte pour le théâtre est né de sa lecture pleine d’empathie des Cahiers de doléances des gilets jaunes, qui dorment depuis cinq ans dans les Archives départementales de France et de Navarre.

RFI : Qui êtes-vous, Penda Diouf ?

Penda Diouf : Je suis autrice pour le théâtre, pour le spectacle vivant plus globalement. Je suis également metteuse en scène.

Vous êtes aussi éditrice, je crois.

En effet, en collaboration avec un metteur en scène qui s'appelle Anthony Thibault, nous avons créé un label intitulé « Jeunes textes en liberté » qui donnent la parole à des autrices de théâtre issues de la diversité, des voix qu'on n'entend pas suffisamment sur les plateaux de théâtre aujourd'hui. À travers ce label, nous essayons de faire entendre ces voix minoritaires, qui ont été peu entendues, voire invisibilisées. Je pense que c'est important d'entendre ces voix-là également car elles font partie du récit national français. Il faut que l'écriture et les plateaux de théâtre ressemblent davantage à la société telle qu'elle est aujourd'hui, à savoir multiculturelle, avec des gens venant de différents univers, de différentes géographies également et parlant une multitude de langues. Ces hommes et femmes se retrouvent en France souvent du fait de l'histoire coloniale française. Pour moi, c'est important que ces voix-là puissent être entendues.

Pour qu’elles soient entendues, il faut d’abord les imaginer…

J’aime beaucoup cette phrase d'Edouard Glissant qui disait qu’il fallait transformer les imaginaires pour transformer le monde. Je répète cette phrase un petit peu comme un mantra. Elle guide mon écriture à l’intérieur de laquelle je tente de déployer d'autres imaginaires, d'autres personnages, peut-être même d'autres façons d'écrire et de raconter pour que chacun et chacune puisse se sentir inclus dans mes récits et puisse s’imaginer différemment. C'est important pour moi de pouvoir s'imaginer autrement. Et vous le savez, à partir du moment où on imagine quelque chose, cette chose, elle, existe.

Comment êtes-vous venue vous-même à l’écriture théâtrale et à  l’écriture tout court ?

Mes premières émotions, je les ai vécues à travers la lecture de la poésie.  Ce sont les poètes romantiques, Rimbaud, Verlaine, et surtout Baudelaire, qui ont été ma porte d’entrée dans la poésie. Vous savez, quand on a quinze, seize ans, on traverse beaucoup de choses, on est submergé d'émotions nouvelles. On ne sait pas très bien quoi en faire. Je crois que pour moi, la poésie fut une sorte de refuge. Se réfugier dans la poésie m'a permis de déposer le trop plein que je pouvais alors ressentir par moments. Aujourd’hui, je n'ai pas totalement abandonné l'écriture de la poésie puisque j'ai l'impression de pratiquer la poésie, même lorsque j’écris du théâtre. D’ailleurs, je continue à écrire de la poésie, même si mes poèmes restent dans les tiroirs.

Comment êtes-vous passée de la poésie à l'écriture du théâtre ?

Quand j’étais jeune, on ne m’a jamais emmenée au théâtre. Le glissement de la poésie au théâtre s’est fait de manière très inconsciente. Pour raconter les enjeux que j’avais en tête, j'ai eu très tôt l'impression que le texte poétique était trop court et que j'avais besoin de formes plus amples pour dire tout ce que j’avais à dire. Je me suis mise à imaginer des dialogues, et à force de tirer le fil au maximum, mes dialogues ont commencé à ressembler à des pièces de théâtre. Mais n'ayant aucune formation théâtrale à l'époque, je ne savais pas comment écrire une pièce de théâtre. Je suis allée à la bibliothèque et j'ai emprunté plusieurs livres de théâtre classique, des pièces de Molière, des tragédies de Racine, pour voir comment les pièces étaient structurées. Elles étaient les modèles sur lesquelles je calquais ce que je voulais écrire. C'est comme ça que j'ai écrit ma première pièce, qui s’appelait Poussière.

Que raconte Poussière ?

C'est l'histoire d'une famille, d'un père, une mère et celle de leurs deux enfants.  Le père est le seul à sortir de la maison et il empêche les autres de quitter la maison. Il va même jusqu’à boucher les fenêtres, qui étaient les seules ouvertures au monde extérieur qu’avait sa famille. L’autre ouverture, ce sont les prospectus que le père ramène à la maison chaque fois qu’il sort. J’ai imaginé cette situation familiale pour aborder les questions d'oppression et de dictature, des problématiques qui m'ont toujours intéressé. Quand j’ai écrit cette pièce, j’avais 19 ans. Elle n’a jamais été jouée. Même le livret a été imprimé en Arménie par un concours de circonstances. Mais les gens l’ont lue et j’ai même eu quelques retours positifs. D’une certaine façon, elle m’a permis d'envisager une voie professionnelle à travers l'écriture. J’ai même obtenu une bourse d'encouragement du Centre national du théâtre (CNT, qui est devenu depuis ARTCENA).

Vous êtes aujourd’hui une des figures montantes de la scène théâtrale française avec une dizaine de pièces à votre actif. Pistes, Noir comme l’or et La Grande Ourse sont les trois pièces de votre répertoire qui ont connu un grand succès public. Pourriez-vous raconter l’origine de ces pièces ? Qu’est-ce vous vouliez raconter dans ces pièces ?

Pistes, c'était une commande d'écriture de la Société des artistes et des compositeurs dramatiques (SACD) dans le cadre d'un dispositif qui s'appelle « Les Intrépides ». Selon le cahier des charges qu’on m’avait donné, il fallait écrire un texte court de dix minutes sur une thématique donnée. Lorsque j'ai participé en 2018 au concours, la thématique était : le courage. Alors, je me suis demandé si à un moment dans ma vie, je m'étais sentie courageuse et j’ai pensé à un voyage que j’avais fait plusieurs années auparavant. J’ai découvert pendant ce voyage le génocide qui a eu lieu dans ce pays sous la colonisation allemande, entre 1875 et 1915. Pistes est un récit à la première personne dans lequel je reviens sur mon enfance en tant que jeune fille noire élevée dans un environnement essentiellement blanc. J’ai parallèlement superposé ce récit d’enfance à mon voyage en Namibie et la tragédie qu’a vécue la population namibienne à l’époque de la colonisation allemande. Ce texte a beaucoup voyagé, notamment en Allemagne. Il a aussi été traduit en anglais et il est actuellement en cours de traduction en finnois. Il me semble que cette pièce aborde des thèmes très très actuels.

Peut-on dire que la rencontre du personnel et du politique, c’est la marque de fabrique de votre théâtre ?

J'aime en effet partir des situations concrètes, pour rentrer dans la fiction. C’est ce que je fais, par exemple, dans ma pièce Noire comme l’or, qui part d'une histoire vraie. Il s’agit en l’occurrence d’une grève de mineurs qui a vraiment eu lieu dans le Nord de la France en 1948, et qui fut réprimée dans le sang par l'Etat. Moi, je me suis emparé de cette histoire en essayant de la rattacher à toute une cosmogonie (presque) avec l’allusion à la Sainte Barbe qui est la patronne des mineurs. Elle est incarnée par le personnage de la femme d’un gréviste marocain qui a eu 48 heures pour quitter la France pour avoir participé à la grève de 1948. Sa femme s'appelle Barbara, et qui décide de vivre dans la forêt comme ermite.

S’imaginer autrement, c’est aussi le thème de votre pièce La Grande Ourse.  C’est une très belle pièce qui se joue en ce moment même à la Maison de la Culture de Bobigny. Que raconte cette pièce ?

C'est l'histoire d'une femme qui va chercher son enfant à l'école et fait tomber dans le square un papier de bonbon. Et à partir de là, elle est convoquée par la police. Elle subit une garde à vue qui est assez traumatisante et petit à petit se transforme en ours. Elle va chercher les ressources en elle-même, ces ressources  intellectuelles et spirituelles dont elle a besoin pour traverser cette situation difficile. Pour moi, ces ressources sont la littérature, l'art et l'imaginaire, qui sont des armes extrêmement puissantes, miraculeuses.

L'histoire de La Grande Ourse me rappelle les contes, les légendes dans lesquels sont mis en scène des phénomènes de métamorphose, de transformations des êtres humains en animaux ou vice versa. Les littératures traditionnelles sont-elles des sources d’inspiration pour vous ?

Oui effectivement, j'ai un rapport spécial à l'oralité. Comme vous pouvez l’imaginer, avec un père sénégalais et une mère ivoirienne, j’ai baigné chez moi dans un environnement culturel qui a toujours fait une large place à l’oralité. En Afrique, la littérature traditionnelle définit les liens à la communauté. Les contes aussi ont été une source d'inspiration majeure pour moi. Ils m’ont sensibilisée aux questions de l’hybridité, de la transformation, de la transformation animale et végétale… Ces phénomènes nourrissent mon imaginaire et me permettent de dire mon rapport au monde et aux vivants sans passer par la grille de la hiérarchie.

J’aimerais que vous nous racontiez comment vous travaillez. À quel moment, vous savez que vous devez vous arrêter et que vous avez épuisé le sujet ?

Je m’arrête lorsque je n'ai plus de frustration, lorsque je me sens apaisée. Souvent l’écriture, ça me met aussi dans une énergie particulière, Le fait d'écrire, le fait d'être en écriture, c'est un moment où j'ai besoin d'être seule avec moi-même, de ne pas voir énormément de monde, de ne pas être distraite par rapport à mon sujet afin de pouvoir aller jusqu’au bout de ce premier geste. Pendant le temps de l'écriture, c'est vrai que j'ai besoin d'être très concentrée et d'être intimement avec mon sujet. Lorsque ce sentiment d'urgence est passé, et que je n'ai plus de frustration, je sais que je peux maintenant passer à autre chose.

Le dernier texte que vous avez écrit n’est pas une pièce de théâtre, mais plutôt un long poème en prose qui vous a été inspiré par les cahiers de doléances des gilets jaunes. Quelle est la genèse de ce texte ?

C'est une commande d'écriture du Théâtre des Amandiers à Nanterre, plus précisément de son directeur Christophe Rauck, qui avait pour désir de travailler au théâtre sur le mouvement des gilets jaunes et sur les cahiers de doléances. Beaucoup de gens se demandaient ce qu’étaient devenus les cahiers de doléances et surtout ce que ces Cahiers contenaient. Depuis la fin du mouvement des gilets jaunes en 2020, on savait que les cahiers existaient, mais un grand mystère les entourait parce qu’ils n’étaient pas ouverts au grand public. Je crois que nos commanditaires avaient envie d'entendre ces cahiers parler, de voir comment les auteurs ou autrices qui avaient été mandatés pour écrire, allaient s'emparer de ce sujet.

Le nom qui a été donné à ces cahiers n’est pas anodin. Qu’est-ce que ce nom emprunté aux cahiers de doléances rédigés pendant la Révolution française vous a-t-il inspiré comme réflexion ?

Concrètement, cet ancrage historique inscrit les doléances d’aujourd’hui dans une longue histoire et relativise les doléances d’aujourd’hui. Ma réflexion portait aussi sur la valeur de l’écrit dans ce pays où l’écrit est valorisé et où le peuple s’empare de la plume pour dire sa colère, de raconter les maux de la vie intime via les mots. Je trouve cela très beau. Maintenant, il faut voir ce que les pouvoirs publics vont en faire.

Comment vous vous êtes emparé de ce sujet ?

C’était d’abord très émouvant de consulter ces cahiers. Nous avions une autorisation spéciale pour aller aux archives dans nos départements respectifs, pour les consulter et les lire. Moi, c’est le point de vue du cahier que j’avais envie de raconter. Ce cahier devient la voix de toutes ces personnes qui ont écrit dans ces pages. Il pose aussi des questions sur sa propre existence. Avant d’être cahier, il était arbre, arbre dans la forêt et j’ai imaginé que cet ancien arbre pouvait être animé à son tour de ressentiment et de questionnement par rapport à son devenir. La colère des gilets jaunes que ces cahiers expriment font écho à une colère plus ancienne. Voilà j’avais envie de faire résonner tout cela, et imaginer comment la colère des gilets jaunes pouvait être vue par cet arbre devenu cahier. 

Le samedi 16 novembre, vous avez lu votre texte au Théâtre Nanterre-Amandiers devant le public venu vous écouter. Peut-être nous pourrions finir cette conversation en donnant à lire ici un extrait de votre très texte, très fort et très original.

Extrait :

« Mais sous les pages de mon livre, à l'intérieur des maux

 Il faut entendre le cri

Des nuits de chaos, sans lune, sans trêve, sans rêve, sans repos.

Les tirs de mortier

Les leds bleues des gyrophares de la police déchirant une nuit sans sommeil L'odeur du plastique brûlé des poubelles défigurées montant au sommet des tours comme une lente agonie

La fumée s'échappant de carcasses aux gueule béantes, milliers de volcan en éruption.

Quelque chose se joue ici d'une colère à exorcise

D'un tumulte intérieur qui ne peut se taire

D'une rage exponentielle

La colère s'étend et se propage

Elle ne connaît ni limites ni frontières

Elle ne connaît que la rage de l'injustice

Le papier me démange, picote, me gratte

Chaque page est du combustible

Ma rage est combustible

Il suffirait d'une allumette, d'un briquet

Pour tout recommencer

Et toi, tu y étais sur les ronds-points ? »

(Et toi, tu y étais sur le ronds-points ?, par Penda Diouf. Commande d’écriture du Centre dramatique national Les Amandiers.)

Histoire littéraire: la rencontre entre André Breton et Aimé Césaire
08 December 2024
Histoire littéraire: la rencontre entre André Breton et Aimé Césaire

À l’occasion du centenaire du Manifeste du surréalisme cette année, Chemins d’écriture revient, avec le Guadeloupéen Daniel Maximin sur la rencontre entre Breton et Césaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre le charismatique pape du surréalisme et Césaire, chantre et fondateur de la négritude, il y avait admirations mutuelles et complicités. Leur communion, raconte Maximin, a contribué à modeler l’imaginaire de l’époque.

L’histoire reste gravée dans la mythologie littéraire du XXe siècle. Ce fut la rencontre de deux géants de la littérature du siècle écoulé.

Circonstances

Nous sommes en 1941. Avec d’autres intellectuels et artistes menacés par la  France vichyste et la guerre, André Breton fuit l’Europe. À Marseille, il embarque à bord du Capitaine Paul Lemerle en partance pour les États-Unis. Le bateau fait escale à Fort-de-France où les exilés français sont contraints de séjourner pendant plusieurs semaines en attendant le passage du bateau qui doit les conduire à New York.

« Les exilés arrivent sains et saufs, raconte le romancier Daniel Maximin, dans une Martinique fasciste où ils sont accueillis à la sortie du bateau par les gendarmes qui les mettent dans un camp. Pas un camp de concentration, mais un camp où ils ne sont pas libres, avec simplement des horaires pour aller acheter leur nourriture ».

Rencontre

André Breton est l’un des rares voyageurs à bénéficier d’une autorisation à résider en ville. C’est en se rendant dans une mercerie pour acheter un ruban pour sa fille de cinq ans qui accompagnait le couple Breton, que le poète découvre le premier numéro de la revue Tropiques que venaient de lancer un groupe de jeunes professeurs au célèbre lycée Schoelcher, sous l’égide d’un certain Aimé Césaire.

En feuilletant le numéro, le poète tombe sur la préface. signée par Césaire, le principal animateur de la revue : « Où que nous regardons, l’ombre gagne. L’un après l’autre les foyers s’éteignent. Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ».   

Breton se reconnaît dans cette proclamation. Il s’y reconnaît car ces lignes font écho à ce qu’il a pu lui-même ressentir lorsqu’il a quitté l’Europe où se répandait alors l’idéologie hitlérienne. Le numéro de Tropiques qu’il venait de découvrir comptait aussi des poèmes. Cette nouvelle poésie antillaise, en révolte contre la tradition « doudouiste » dominante de l’île, rejoignait les visées de révolution permanente du surréalisme et prônait le rejet des valeurs de la société bourgeoise. « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas », clamaient les poètes dans Tropiques.

« Breton est subjugué par ce qu’il entend, poursuit Maximin. C’est exactement ce qu’il fallait dire. C’est extraordinaire. Il a compris aussi certaines choses du ratage surréaliste qu’il regrettait à ce moment-là, puisque quelque part, il n’avait pas réussi à faire la jonction entre Marx et Rimbaud. André Breton a reconnu que ce que lui cherchait et ce que lui avait quelque part raté, l’engagement, une poésie qui parle à tous et en même temps qui a une rigueur esthétique très grande dans la modernité la plus ouverte. Et il disait, mais voilà, ils l‘ont fait ».

Or qui sont ces « ils » auxquels Maximin fait référence ? Essentiellement, René Mesnil, Aimé et Suzanne Césaire son épouse, qui étaient les principaux animateurs de la revue Tropiques. Sous le nez et la barbe des Pétainistes qui administraient l’île à l’époque, ces auteurs courageux publient leur revue dissidente, avant-gardiste, soucieux d’inventer et de dire une antillanité authentique.

André Breton qui les rencontrera régulièrement pendant son séjour martiniquais, et découvrira l’île, ses mornes et ses forêts en leur compagnie, était sous le charme. C’est ce qui ressort de ses futurs écrits sur la Martinique et surtout de la préface qu’il écrira en 1947 pour la nouvelle édition du Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire, ouvrage qu’il qualifie du « plus grand monument lyrique de ce temps ». Césaire, pour sa part, disait « d’avoir été fasciné » par Breton, par son « sens étonnant de la poésie », mais il refusait de se proclamer « surréaliste ».  

Admiration n’est pas imitation

Explication du sens de ce refus par Daniel Maximin : « C’est Breton qui a été subjugué par Césaire. Ce n’est pas Césaire qui a dit que maintenant je vais imiter le pape Breton qui va me dire comment nous devons écrire. Pour Césaire, il ne s’agissait pas d’imiter les surréalistes et de faire comme eux, comme ses aînés avant imitaient les Parnassiens tout en faisant attention qu’il ne faut qu’on voie des noirs dans nos poèmes, il faut que ce soit comme dans Leconte de Lisle, comme dans Hérédia, etc. Le surréalisme de tous ces jeunes écrivains, peintres, antillais, cubains, etc. n’est pas une copie de quelque chose qui a été donné par un manifeste français, mais qui est une expression de la plus grande authenticité et que le poète surréaliste vient reconnaître et célébrer. Césaire le dira : la venue de Breton m’a conforté dans ce que nous faisions, et non pas m’a indiqué ce qu’il fallait faire, parce que ce qu’il fallait faire, il l’avait fait. Breton c’était pas un maître, c’était un égal. C’est pour ça que cette rencontre a suscité quelque chose de très fort dans les deux sens. Césaire et les autres Antillais  n’avaient pas besoin de maîtres, ils étaient déjà dans leur propre maîtrise. Il ne s’agissait pas de tomber dans un nouveau colonialisme culturel ».

En effet, rétif à toute forme d’assimilation, Césaire se définissait comme un éternel rebelle. C’est en s’appuyant sur l’idée alors révolutionnaire de la « négritude » qu’il avait imaginée sur les bancs de la Sorbonne, avec son condisciple, le Sénégalais Senghor, que le poète du Cahier qui fut aussi maire de Fort-de-France et député de son île, a refondé pour longtemps la quête littéraire et politique de son peuple antillais.

Le Grand camouflage. Ecrits de dissidence (1941-1945) de Suzanne Césaire. Edition établie par Daniel Maximin. Editions du Seuil, 125 pages, 15 euros. (2015)

Avec «Tyaroye», Senghor fut le premier à s’emparer littérairement du massacre des tirailleurs sénégalais
01 December 2024
Avec «Tyaroye», Senghor fut le premier à s’emparer littérairement du massacre des tirailleurs sénégalais

Ce 1er décembre 2024, nous commémorons le 80e anniversaire du massacre perpétré par les soldats de l’armée coloniale française contre les tirailleurs sénégalais de retour des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Le processus de mémorialisation de cette tragédie s’est mis en branle avec le poème « Tyaroye » que Senghor écrivit, à chaud, dès décembre 1944. Entretien avec Sébastien Heiniger, spécialiste de la poésie de Senghor et chargé d’enseignement au département de langues et de littérature française moderne, à l’université de Genève.

RFI : Dans quelles circonstances, Senghor a-t-il écrit son poème « Tyaroye », dédié au massacre des tirailleurs sénégalais par l’armée coloniale française ?

Sébastien Heiniger : Ce poème a été publié en 1948, dans le recueil Hosties noires. Senghor l'avait écrit à Paris en 1944, c'est-à-dire très certainement en réaction quasiment immédiate au moment où il apprend que le massacre des soldats a eu lieu dans le camp des prisonniers. Le poème est très touchant, très intéressant et aussi très important. Il s’inscrit dans la dynamique des Hosties noires dont il fait partie. Les poèmes de ce recueil sont principalement dédiés aux prisonniers de guerre et aux tirailleurs sénégalais, c'est-à-dire des hommes issus d'Afrique qui ont été enrôlés dans l'armée française de force ou de plein gré et qui pour la plupart, du moins ceux qui reçoivent des hommages du poète ici, sont morts à la guerre, certains à la Première Guerre mondiale et d’autres lors de la Seconde Guerre mondiale. Comme les soldats tués à Thiaroye, Senghor lui-même avait fait la guerre en France où il a combattu au début de la Seconde Guerre mondiale dans une unité de tirailleurs sénégalais, avant d’être fait prisonnier et détenu dans des Frontstalag comme il en existait plusieurs à travers le territoire français.

Après la nostalgie pour l’Afrique de l’enfance dans les Chants d’ombre, le second recueil de Senghor est bâti autour du thème de la guerre et ses horreurs.

Il n’est pas tellement question d’horreurs de la guerre dans ce recueil. Les poèmes réunis dans Hosties noires se lisent avant tout comme des hommages aux soldats africains tués en défendant la France. Le recueil s'ouvre avec le Poème liminaire, qui est adressé aux tirailleurs sénégalais. Ce premier poème a été écrit avant la guerre, en hommage aux tirailleurs morts à la Première Guerre mondiale. On y entend le poète se plaindre que personne en France ne commémore ces morts-là. Il y a des commémorations pour les soldats blancs, alors qu’il y a comme un oubli qui se fait autour des tirailleurs. Senghor s’interroge sur le statut de ces soldats dans la société française. Sont-ils des soldats de plein titre ? Sont-ils des hommes dignes du même honneur que les soldats blancs de l’armée ? Toutes ces questions vont traverser l'ensemble du recueil et se retrouver dans « Tyaroye ». Le poème commence par les mots suivants : « Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français… ». Les tirailleurs sénégalais sont à la fois Français parce que les ressortissants de l'Afrique française étaient bel et bien Français, bien que de statut inférieur que les citoyens français, et ils sont aussi des prisonniers noirs. C'est bien ce questionnement sur ce double statut qui traverse l'ensemble du recueil.

N’est-ce pas une question plus politique que poétique ?

Ce questionnement rejoint en effet la réflexion chez Senghor sur l’égalité politique et civique dès avant la guerre. Cette réflexion sous-tend le fameux discours qu’il prononça à Dakar en 1937 où il appelle à lutter pour que le statut des indigènes cesse d'exister et pour que des personnes qui sont membres de l'Afrique occidentale française, de l'Afrique équatoriale française obtiennent un statut non pas égal parce qu'il y a beaucoup de questions culturelles qui se posent, mais en tout cas un statut de même niveau et de parité au sein de la France. Donc, la politisation de la pensée et de la poésie de Senghor précède la guerre et se remarque très fortement dans ce poème consacré au drame survenu à Thiaroye. Senghor dira qu’il est « tombé en politique ». Il faut croire qu’il est tombé très rapidement, car le processus s’accélère à la Libération, avec Senghor devenant député du Sénégal dès 1945 et participant ensuite en tant que consultant à la commission Monnerville  chargée par le gouvernement de préparer le futur statut politique des territoires d’outre-mer.

Dans ce contexte du cheminement politique du futur poète-président, comme faut-il lire « Tyaroye » ?

Je lis vraiment ce poème à la lumière de la logique du recueil, mais aussi à la lumière du projet politique que Senghor était en train de former. Dans ses essais politiques de l’époque, Senghor s’interroge sur la question de comment faire renaître la France des ruines de la guerre. Pour lui, la solution passe par une redéfinition du statut des colonisés au sein de la nation française et du statut de leurs territoires. Telle est pour lui la condition de l'avènement de la communauté impériale française. C’est l'horizon et c’est l'espoir qu'on entend dans « Tyaroye » où le poète évoque, dans les derniers vers de son poème, « le monde nouveau qui sera demain ». Il y a l'espoir que cette Afrique immortelle, qui est aussi nommée dans cette strophe, puisse exister pleinement, riche de ses particularités culturelles, épanouissant aussi sa personnalité africaine, mais au sein d'une France qui serait une communauté française qui intègre tant la France de la métropole française, la France française comme Senghor la nomme, et la France africaine. De tous les poèmes du recueil, « Tyaroye » est celui où cet espoir vacille le plus, car le poète doute que la France ne sera jamais, après l’épisode nazi, la France de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Expliquez-nous comment s’articule le poétique et le politique dans ce poème ?

Ce poème en quatre strophes met en scène l’évolution des états d’âme du poète. La première strophe est formée uniquement de questions. Six vers six questions : toutes, des questions extrêmement importantes et toutes, potentiellement rhétoriques. Ces questions s'adressent au lecteur français, au lecteur qui est peut-être ici le gouvernement français, personnifié à travers la question que lui prête le poète : « Est-ce donc vrai que la France n'est plus la France ? ». Le lecteur fictif est assailli de doutes que vient renforcer l’affirmation : « je dis bien prisonnier français », ainsi que le proclame le poète. Et le lecteur de s’interroger : la France n’est peut-être plus la France que j'ai aimée, que j'ai idéalisée, puisqu’elle tire sans scrupules sur ses propres soldats !

Le récit des états d’âme se poursuit dans la deuxième strophe, qui est une véritable lamentation. « Non », affirme puissamment le poète dans l’avant-dernière strophe, tout en reprenant les questions à travers l’image du sang qu’on a fait couler. Encore du sang qui coule sans aucun but ? Encore des morts gratuits ? Encore un crime abject ? Enfin dans les derniers vers du poème, avec la répétition du « non », tout le travail du poète consiste à tenter d'offrir un sens politique à ces morts afin que ce ne soient pas juste de pauvres personnes qui, après avoir passé quatre ans dans les camps de prisonniers, se retrouvent tués par leur propre armée, alors qu’ils étaient si proches de leur libération.

Les dernières strophes du poème se lisent comme la réponse aux questions poséeS à l’ouverture du poème. « Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ?/ Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ? » La question est rhétorique : démontrant avec arguments à l’appui que les tirailleurs sénégalais sont les martyrs de la France, le poète oblige la France à admettre la gravité du crime commis en son nom à Thiaroye.

Mais le véritable interlocuteur du poète n’est pas la France, mais les victimes de sa répression étatique, les martyrs, le terme par lequel les tirailleurs sont qualifiés dans ce poème.

Le « martyr » ici signifie témoin, dans le sens biblique du terme. Le témoin est celui qui voit. De quoi est-il témoin ? Il est témoin précisément « du monde nouveau qui sera demain ». C’est un emprunt à l'Épître aux Hébreux dans la Bible, qui voit le Royaume de Dieu qui adviendra et par conséquent refuse de mourir de manière violente parce qu'il ne veut pas renoncer à ce qui sera. Similairement, Senghor est en train de transformer le statut des tirailleurs massacrés dans un geste qui les prive de toute dignité humaine . « Non, vous n'êtes pas des morts gratuits », écrit-il. Grâce à sa poésie, il les transforme en martyrs, c'est-à-dire il donne sens à leur mort. Il fait de leur mort quelque chose qui va accélérer et permettre à ce que le monde nouveau de demain advienne. « Tyaroye » de Senghor est un geste à la fois politique et poétique.

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Tyaroye

Par Léopold-Sédar Senghor

 

Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ?

Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ?

Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier ?

Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ?

Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ?

Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ?

 

Sang sang ô sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps

Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix

Pluie de sang rouge sauterelles ! Et mon cœur crie à l’azur et à la merci.

 

Non, vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang n’est pass de l’eau tépide.

Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule.

Il est notre soif notre faim d’honneur, ces grandes reines absolues

Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle

Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain.

 

Dormez ô Morts ! et que ma voix berce, ma voix de courroux que berce l’espoir.

Paris, décembre 1944

(in « Hosties noires ». Œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor. Éditions du Seuil, 1964)

 

La marche du mondeThiaroye 44, le massacre des tirailleurs africains