Chemins d'écriture
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Chemins d'écriture

«Écrire, c'est être», aiment dire les écrivains d'Afrique et de la diaspora. Ils sont poètes, romanciers, dramaturges, slameurs, certains ont même été des footballeurs «recyclés» en écrivains. D’autres ont, plus banalement, quitté la politique pour se consacrer à l’écriture. «Chemins d’écriture» met à l’honneur les parcours de ces écrivains d’hier et d’aujourd’hui. Comment sont-ils devenus écrivains ? Quel rôle leur famille a-t-elle joué dans leur choix de la plume comme arme d’affirmation de soi et de leurs pensées les plus intimes ? Qui ont été leurs modèles ? Pourquoi écrivent-ils  ?

Penda Diouf: «Il faut transformer les imaginaires pour transformer le monde»
15 December 2024
Penda Diouf: «Il faut transformer les imaginaires pour transformer le monde»

Figure montante du théâtre contemporain français, Penda Diouf est d’origine sénégalaise et ivoirienne. Comédienne, metteuse en scène et autrice, elle milite pour un théâtre inclusif où les traditions de l’oralité africaine cohabitent avec l’engagement politique en faveur des marginalisés et des laissés-pour-compte. Et toi, étais-tu sur les ronds-points ?, son dernier texte pour le théâtre est né de sa lecture pleine d’empathie des Cahiers de doléances des gilets jaunes, qui dorment depuis cinq ans dans les Archives départementales de France et de Navarre.

RFI : Qui êtes-vous, Penda Diouf ?

Penda Diouf : Je suis autrice pour le théâtre, pour le spectacle vivant plus globalement. Je suis également metteuse en scène.

Vous êtes aussi éditrice, je crois.

En effet, en collaboration avec un metteur en scène qui s'appelle Anthony Thibault, nous avons créé un label intitulé « Jeunes textes en liberté » qui donnent la parole à des autrices de théâtre issues de la diversité, des voix qu'on n'entend pas suffisamment sur les plateaux de théâtre aujourd'hui. À travers ce label, nous essayons de faire entendre ces voix minoritaires, qui ont été peu entendues, voire invisibilisées. Je pense que c'est important d'entendre ces voix-là également car elles font partie du récit national français. Il faut que l'écriture et les plateaux de théâtre ressemblent davantage à la société telle qu'elle est aujourd'hui, à savoir multiculturelle, avec des gens venant de différents univers, de différentes géographies également et parlant une multitude de langues. Ces hommes et femmes se retrouvent en France souvent du fait de l'histoire coloniale française. Pour moi, c'est important que ces voix-là puissent être entendues.

Pour qu’elles soient entendues, il faut d’abord les imaginer…

J’aime beaucoup cette phrase d'Edouard Glissant qui disait qu’il fallait transformer les imaginaires pour transformer le monde. Je répète cette phrase un petit peu comme un mantra. Elle guide mon écriture à l’intérieur de laquelle je tente de déployer d'autres imaginaires, d'autres personnages, peut-être même d'autres façons d'écrire et de raconter pour que chacun et chacune puisse se sentir inclus dans mes récits et puisse s’imaginer différemment. C'est important pour moi de pouvoir s'imaginer autrement. Et vous le savez, à partir du moment où on imagine quelque chose, cette chose, elle, existe.

Comment êtes-vous venue vous-même à l’écriture théâtrale et à  l’écriture tout court ?

Mes premières émotions, je les ai vécues à travers la lecture de la poésie.  Ce sont les poètes romantiques, Rimbaud, Verlaine, et surtout Baudelaire, qui ont été ma porte d’entrée dans la poésie. Vous savez, quand on a quinze, seize ans, on traverse beaucoup de choses, on est submergé d'émotions nouvelles. On ne sait pas très bien quoi en faire. Je crois que pour moi, la poésie fut une sorte de refuge. Se réfugier dans la poésie m'a permis de déposer le trop plein que je pouvais alors ressentir par moments. Aujourd’hui, je n'ai pas totalement abandonné l'écriture de la poésie puisque j'ai l'impression de pratiquer la poésie, même lorsque j’écris du théâtre. D’ailleurs, je continue à écrire de la poésie, même si mes poèmes restent dans les tiroirs.

Comment êtes-vous passée de la poésie à l'écriture du théâtre ?

Quand j’étais jeune, on ne m’a jamais emmenée au théâtre. Le glissement de la poésie au théâtre s’est fait de manière très inconsciente. Pour raconter les enjeux que j’avais en tête, j'ai eu très tôt l'impression que le texte poétique était trop court et que j'avais besoin de formes plus amples pour dire tout ce que j’avais à dire. Je me suis mise à imaginer des dialogues, et à force de tirer le fil au maximum, mes dialogues ont commencé à ressembler à des pièces de théâtre. Mais n'ayant aucune formation théâtrale à l'époque, je ne savais pas comment écrire une pièce de théâtre. Je suis allée à la bibliothèque et j'ai emprunté plusieurs livres de théâtre classique, des pièces de Molière, des tragédies de Racine, pour voir comment les pièces étaient structurées. Elles étaient les modèles sur lesquelles je calquais ce que je voulais écrire. C'est comme ça que j'ai écrit ma première pièce, qui s’appelait Poussière.

Que raconte Poussière ?

C'est l'histoire d'une famille, d'un père, une mère et celle de leurs deux enfants.  Le père est le seul à sortir de la maison et il empêche les autres de quitter la maison. Il va même jusqu’à boucher les fenêtres, qui étaient les seules ouvertures au monde extérieur qu’avait sa famille. L’autre ouverture, ce sont les prospectus que le père ramène à la maison chaque fois qu’il sort. J’ai imaginé cette situation familiale pour aborder les questions d'oppression et de dictature, des problématiques qui m'ont toujours intéressé. Quand j’ai écrit cette pièce, j’avais 19 ans. Elle n’a jamais été jouée. Même le livret a été imprimé en Arménie par un concours de circonstances. Mais les gens l’ont lue et j’ai même eu quelques retours positifs. D’une certaine façon, elle m’a permis d'envisager une voie professionnelle à travers l'écriture. J’ai même obtenu une bourse d'encouragement du Centre national du théâtre (CNT, qui est devenu depuis ARTCENA).

Vous êtes aujourd’hui une des figures montantes de la scène théâtrale française avec une dizaine de pièces à votre actif. Pistes, Noir comme l’or et La Grande Ourse sont les trois pièces de votre répertoire qui ont connu un grand succès public. Pourriez-vous raconter l’origine de ces pièces ? Qu’est-ce vous vouliez raconter dans ces pièces ?

Pistes, c'était une commande d'écriture de la Société des artistes et des compositeurs dramatiques (SACD) dans le cadre d'un dispositif qui s'appelle « Les Intrépides ». Selon le cahier des charges qu’on m’avait donné, il fallait écrire un texte court de dix minutes sur une thématique donnée. Lorsque j'ai participé en 2018 au concours, la thématique était : le courage. Alors, je me suis demandé si à un moment dans ma vie, je m'étais sentie courageuse et j’ai pensé à un voyage que j’avais fait plusieurs années auparavant. J’ai découvert pendant ce voyage le génocide qui a eu lieu dans ce pays sous la colonisation allemande, entre 1875 et 1915. Pistes est un récit à la première personne dans lequel je reviens sur mon enfance en tant que jeune fille noire élevée dans un environnement essentiellement blanc. J’ai parallèlement superposé ce récit d’enfance à mon voyage en Namibie et la tragédie qu’a vécue la population namibienne à l’époque de la colonisation allemande. Ce texte a beaucoup voyagé, notamment en Allemagne. Il a aussi été traduit en anglais et il est actuellement en cours de traduction en finnois. Il me semble que cette pièce aborde des thèmes très très actuels.

Peut-on dire que la rencontre du personnel et du politique, c’est la marque de fabrique de votre théâtre ?

J'aime en effet partir des situations concrètes, pour rentrer dans la fiction. C’est ce que je fais, par exemple, dans ma pièce Noire comme l’or, qui part d'une histoire vraie. Il s’agit en l’occurrence d’une grève de mineurs qui a vraiment eu lieu dans le Nord de la France en 1948, et qui fut réprimée dans le sang par l'Etat. Moi, je me suis emparé de cette histoire en essayant de la rattacher à toute une cosmogonie (presque) avec l’allusion à la Sainte Barbe qui est la patronne des mineurs. Elle est incarnée par le personnage de la femme d’un gréviste marocain qui a eu 48 heures pour quitter la France pour avoir participé à la grève de 1948. Sa femme s'appelle Barbara, et qui décide de vivre dans la forêt comme ermite.

S’imaginer autrement, c’est aussi le thème de votre pièce La Grande Ourse.  C’est une très belle pièce qui se joue en ce moment même à la Maison de la Culture de Bobigny. Que raconte cette pièce ?

C'est l'histoire d'une femme qui va chercher son enfant à l'école et fait tomber dans le square un papier de bonbon. Et à partir de là, elle est convoquée par la police. Elle subit une garde à vue qui est assez traumatisante et petit à petit se transforme en ours. Elle va chercher les ressources en elle-même, ces ressources  intellectuelles et spirituelles dont elle a besoin pour traverser cette situation difficile. Pour moi, ces ressources sont la littérature, l'art et l'imaginaire, qui sont des armes extrêmement puissantes, miraculeuses.

L'histoire de La Grande Ourse me rappelle les contes, les légendes dans lesquels sont mis en scène des phénomènes de métamorphose, de transformations des êtres humains en animaux ou vice versa. Les littératures traditionnelles sont-elles des sources d’inspiration pour vous ?

Oui effectivement, j'ai un rapport spécial à l'oralité. Comme vous pouvez l’imaginer, avec un père sénégalais et une mère ivoirienne, j’ai baigné chez moi dans un environnement culturel qui a toujours fait une large place à l’oralité. En Afrique, la littérature traditionnelle définit les liens à la communauté. Les contes aussi ont été une source d'inspiration majeure pour moi. Ils m’ont sensibilisée aux questions de l’hybridité, de la transformation, de la transformation animale et végétale… Ces phénomènes nourrissent mon imaginaire et me permettent de dire mon rapport au monde et aux vivants sans passer par la grille de la hiérarchie.

J’aimerais que vous nous racontiez comment vous travaillez. À quel moment, vous savez que vous devez vous arrêter et que vous avez épuisé le sujet ?

Je m’arrête lorsque je n'ai plus de frustration, lorsque je me sens apaisée. Souvent l’écriture, ça me met aussi dans une énergie particulière, Le fait d'écrire, le fait d'être en écriture, c'est un moment où j'ai besoin d'être seule avec moi-même, de ne pas voir énormément de monde, de ne pas être distraite par rapport à mon sujet afin de pouvoir aller jusqu’au bout de ce premier geste. Pendant le temps de l'écriture, c'est vrai que j'ai besoin d'être très concentrée et d'être intimement avec mon sujet. Lorsque ce sentiment d'urgence est passé, et que je n'ai plus de frustration, je sais que je peux maintenant passer à autre chose.

Le dernier texte que vous avez écrit n’est pas une pièce de théâtre, mais plutôt un long poème en prose qui vous a été inspiré par les cahiers de doléances des gilets jaunes. Quelle est la genèse de ce texte ?

C'est une commande d'écriture du Théâtre des Amandiers à Nanterre, plus précisément de son directeur Christophe Rauck, qui avait pour désir de travailler au théâtre sur le mouvement des gilets jaunes et sur les cahiers de doléances. Beaucoup de gens se demandaient ce qu’étaient devenus les cahiers de doléances et surtout ce que ces Cahiers contenaient. Depuis la fin du mouvement des gilets jaunes en 2020, on savait que les cahiers existaient, mais un grand mystère les entourait parce qu’ils n’étaient pas ouverts au grand public. Je crois que nos commanditaires avaient envie d'entendre ces cahiers parler, de voir comment les auteurs ou autrices qui avaient été mandatés pour écrire, allaient s'emparer de ce sujet.

Le nom qui a été donné à ces cahiers n’est pas anodin. Qu’est-ce que ce nom emprunté aux cahiers de doléances rédigés pendant la Révolution française vous a-t-il inspiré comme réflexion ?

Concrètement, cet ancrage historique inscrit les doléances d’aujourd’hui dans une longue histoire et relativise les doléances d’aujourd’hui. Ma réflexion portait aussi sur la valeur de l’écrit dans ce pays où l’écrit est valorisé et où le peuple s’empare de la plume pour dire sa colère, de raconter les maux de la vie intime via les mots. Je trouve cela très beau. Maintenant, il faut voir ce que les pouvoirs publics vont en faire.

Comment vous vous êtes emparé de ce sujet ?

C’était d’abord très émouvant de consulter ces cahiers. Nous avions une autorisation spéciale pour aller aux archives dans nos départements respectifs, pour les consulter et les lire. Moi, c’est le point de vue du cahier que j’avais envie de raconter. Ce cahier devient la voix de toutes ces personnes qui ont écrit dans ces pages. Il pose aussi des questions sur sa propre existence. Avant d’être cahier, il était arbre, arbre dans la forêt et j’ai imaginé que cet ancien arbre pouvait être animé à son tour de ressentiment et de questionnement par rapport à son devenir. La colère des gilets jaunes que ces cahiers expriment font écho à une colère plus ancienne. Voilà j’avais envie de faire résonner tout cela, et imaginer comment la colère des gilets jaunes pouvait être vue par cet arbre devenu cahier. 

Le samedi 16 novembre, vous avez lu votre texte au Théâtre Nanterre-Amandiers devant le public venu vous écouter. Peut-être nous pourrions finir cette conversation en donnant à lire ici un extrait de votre très texte, très fort et très original.

Extrait :

« Mais sous les pages de mon livre, à l'intérieur des maux

 Il faut entendre le cri

Des nuits de chaos, sans lune, sans trêve, sans rêve, sans repos.

Les tirs de mortier

Les leds bleues des gyrophares de la police déchirant une nuit sans sommeil L'odeur du plastique brûlé des poubelles défigurées montant au sommet des tours comme une lente agonie

La fumée s'échappant de carcasses aux gueule béantes, milliers de volcan en éruption.

Quelque chose se joue ici d'une colère à exorcise

D'un tumulte intérieur qui ne peut se taire

D'une rage exponentielle

La colère s'étend et se propage

Elle ne connaît ni limites ni frontières

Elle ne connaît que la rage de l'injustice

Le papier me démange, picote, me gratte

Chaque page est du combustible

Ma rage est combustible

Il suffirait d'une allumette, d'un briquet

Pour tout recommencer

Et toi, tu y étais sur les ronds-points ? »

(Et toi, tu y étais sur le ronds-points ?, par Penda Diouf. Commande d’écriture du Centre dramatique national Les Amandiers.)

Histoire littéraire: la rencontre entre André Breton et Aimé Césaire
08 December 2024
Histoire littéraire: la rencontre entre André Breton et Aimé Césaire

À l’occasion du centenaire du Manifeste du surréalisme cette année, Chemins d’écriture revient, avec le Guadeloupéen Daniel Maximin sur la rencontre entre Breton et Césaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre le charismatique pape du surréalisme et Césaire, chantre et fondateur de la négritude, il y avait admirations mutuelles et complicités. Leur communion, raconte Maximin, a contribué à modeler l’imaginaire de l’époque.

L’histoire reste gravée dans la mythologie littéraire du XXe siècle. Ce fut la rencontre de deux géants de la littérature du siècle écoulé.

Circonstances

Nous sommes en 1941. Avec d’autres intellectuels et artistes menacés par la  France vichyste et la guerre, André Breton fuit l’Europe. À Marseille, il embarque à bord du Capitaine Paul Lemerle en partance pour les États-Unis. Le bateau fait escale à Fort-de-France où les exilés français sont contraints de séjourner pendant plusieurs semaines en attendant le passage du bateau qui doit les conduire à New York.

« Les exilés arrivent sains et saufs, raconte le romancier Daniel Maximin, dans une Martinique fasciste où ils sont accueillis à la sortie du bateau par les gendarmes qui les mettent dans un camp. Pas un camp de concentration, mais un camp où ils ne sont pas libres, avec simplement des horaires pour aller acheter leur nourriture ».

Rencontre

André Breton est l’un des rares voyageurs à bénéficier d’une autorisation à résider en ville. C’est en se rendant dans une mercerie pour acheter un ruban pour sa fille de cinq ans qui accompagnait le couple Breton, que le poète découvre le premier numéro de la revue Tropiques que venaient de lancer un groupe de jeunes professeurs au célèbre lycée Schoelcher, sous l’égide d’un certain Aimé Césaire.

En feuilletant le numéro, le poète tombe sur la préface. signée par Césaire, le principal animateur de la revue : « Où que nous regardons, l’ombre gagne. L’un après l’autre les foyers s’éteignent. Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ».   

Breton se reconnaît dans cette proclamation. Il s’y reconnaît car ces lignes font écho à ce qu’il a pu lui-même ressentir lorsqu’il a quitté l’Europe où se répandait alors l’idéologie hitlérienne. Le numéro de Tropiques qu’il venait de découvrir comptait aussi des poèmes. Cette nouvelle poésie antillaise, en révolte contre la tradition « doudouiste » dominante de l’île, rejoignait les visées de révolution permanente du surréalisme et prônait le rejet des valeurs de la société bourgeoise. « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas », clamaient les poètes dans Tropiques.

« Breton est subjugué par ce qu’il entend, poursuit Maximin. C’est exactement ce qu’il fallait dire. C’est extraordinaire. Il a compris aussi certaines choses du ratage surréaliste qu’il regrettait à ce moment-là, puisque quelque part, il n’avait pas réussi à faire la jonction entre Marx et Rimbaud. André Breton a reconnu que ce que lui cherchait et ce que lui avait quelque part raté, l’engagement, une poésie qui parle à tous et en même temps qui a une rigueur esthétique très grande dans la modernité la plus ouverte. Et il disait, mais voilà, ils l‘ont fait ».

Or qui sont ces « ils » auxquels Maximin fait référence ? Essentiellement, René Mesnil, Aimé et Suzanne Césaire son épouse, qui étaient les principaux animateurs de la revue Tropiques. Sous le nez et la barbe des Pétainistes qui administraient l’île à l’époque, ces auteurs courageux publient leur revue dissidente, avant-gardiste, soucieux d’inventer et de dire une antillanité authentique.

André Breton qui les rencontrera régulièrement pendant son séjour martiniquais, et découvrira l’île, ses mornes et ses forêts en leur compagnie, était sous le charme. C’est ce qui ressort de ses futurs écrits sur la Martinique et surtout de la préface qu’il écrira en 1947 pour la nouvelle édition du Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire, ouvrage qu’il qualifie du « plus grand monument lyrique de ce temps ». Césaire, pour sa part, disait « d’avoir été fasciné » par Breton, par son « sens étonnant de la poésie », mais il refusait de se proclamer « surréaliste ».  

Admiration n’est pas imitation

Explication du sens de ce refus par Daniel Maximin : « C’est Breton qui a été subjugué par Césaire. Ce n’est pas Césaire qui a dit que maintenant je vais imiter le pape Breton qui va me dire comment nous devons écrire. Pour Césaire, il ne s’agissait pas d’imiter les surréalistes et de faire comme eux, comme ses aînés avant imitaient les Parnassiens tout en faisant attention qu’il ne faut qu’on voie des noirs dans nos poèmes, il faut que ce soit comme dans Leconte de Lisle, comme dans Hérédia, etc. Le surréalisme de tous ces jeunes écrivains, peintres, antillais, cubains, etc. n’est pas une copie de quelque chose qui a été donné par un manifeste français, mais qui est une expression de la plus grande authenticité et que le poète surréaliste vient reconnaître et célébrer. Césaire le dira : la venue de Breton m’a conforté dans ce que nous faisions, et non pas m’a indiqué ce qu’il fallait faire, parce que ce qu’il fallait faire, il l’avait fait. Breton c’était pas un maître, c’était un égal. C’est pour ça que cette rencontre a suscité quelque chose de très fort dans les deux sens. Césaire et les autres Antillais  n’avaient pas besoin de maîtres, ils étaient déjà dans leur propre maîtrise. Il ne s’agissait pas de tomber dans un nouveau colonialisme culturel ».

En effet, rétif à toute forme d’assimilation, Césaire se définissait comme un éternel rebelle. C’est en s’appuyant sur l’idée alors révolutionnaire de la « négritude » qu’il avait imaginée sur les bancs de la Sorbonne, avec son condisciple, le Sénégalais Senghor, que le poète du Cahier qui fut aussi maire de Fort-de-France et député de son île, a refondé pour longtemps la quête littéraire et politique de son peuple antillais.

Le Grand camouflage. Ecrits de dissidence (1941-1945) de Suzanne Césaire. Edition établie par Daniel Maximin. Editions du Seuil, 125 pages, 15 euros. (2015)

Avec «Tyaroye», Senghor fut le premier à s’emparer littérairement du massacre des tirailleurs sénégalais
01 December 2024
Avec «Tyaroye», Senghor fut le premier à s’emparer littérairement du massacre des tirailleurs sénégalais

Ce 1er décembre 2024, nous commémorons le 80e anniversaire du massacre perpétré par les soldats de l’armée coloniale française contre les tirailleurs sénégalais de retour des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Le processus de mémorialisation de cette tragédie s’est mis en branle avec le poème « Tyaroye » que Senghor écrivit, à chaud, dès décembre 1944. Entretien avec Sébastien Heiniger, spécialiste de la poésie de Senghor et chargé d’enseignement au département de langues et de littérature française moderne, à l’université de Genève.

RFI : Dans quelles circonstances, Senghor a-t-il écrit son poème « Tyaroye », dédié au massacre des tirailleurs sénégalais par l’armée coloniale française ?

Sébastien Heiniger : Ce poème a été publié en 1948, dans le recueil Hosties noires. Senghor l'avait écrit à Paris en 1944, c'est-à-dire très certainement en réaction quasiment immédiate au moment où il apprend que le massacre des soldats a eu lieu dans le camp des prisonniers. Le poème est très touchant, très intéressant et aussi très important. Il s’inscrit dans la dynamique des Hosties noires dont il fait partie. Les poèmes de ce recueil sont principalement dédiés aux prisonniers de guerre et aux tirailleurs sénégalais, c'est-à-dire des hommes issus d'Afrique qui ont été enrôlés dans l'armée française de force ou de plein gré et qui pour la plupart, du moins ceux qui reçoivent des hommages du poète ici, sont morts à la guerre, certains à la Première Guerre mondiale et d’autres lors de la Seconde Guerre mondiale. Comme les soldats tués à Thiaroye, Senghor lui-même avait fait la guerre en France où il a combattu au début de la Seconde Guerre mondiale dans une unité de tirailleurs sénégalais, avant d’être fait prisonnier et détenu dans des Frontstalag comme il en existait plusieurs à travers le territoire français.

Après la nostalgie pour l’Afrique de l’enfance dans les Chants d’ombre, le second recueil de Senghor est bâti autour du thème de la guerre et ses horreurs.

Il n’est pas tellement question d’horreurs de la guerre dans ce recueil. Les poèmes réunis dans Hosties noires se lisent avant tout comme des hommages aux soldats africains tués en défendant la France. Le recueil s'ouvre avec le Poème liminaire, qui est adressé aux tirailleurs sénégalais. Ce premier poème a été écrit avant la guerre, en hommage aux tirailleurs morts à la Première Guerre mondiale. On y entend le poète se plaindre que personne en France ne commémore ces morts-là. Il y a des commémorations pour les soldats blancs, alors qu’il y a comme un oubli qui se fait autour des tirailleurs. Senghor s’interroge sur le statut de ces soldats dans la société française. Sont-ils des soldats de plein titre ? Sont-ils des hommes dignes du même honneur que les soldats blancs de l’armée ? Toutes ces questions vont traverser l'ensemble du recueil et se retrouver dans « Tyaroye ». Le poème commence par les mots suivants : « Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français… ». Les tirailleurs sénégalais sont à la fois Français parce que les ressortissants de l'Afrique française étaient bel et bien Français, bien que de statut inférieur que les citoyens français, et ils sont aussi des prisonniers noirs. C'est bien ce questionnement sur ce double statut qui traverse l'ensemble du recueil.

N’est-ce pas une question plus politique que poétique ?

Ce questionnement rejoint en effet la réflexion chez Senghor sur l’égalité politique et civique dès avant la guerre. Cette réflexion sous-tend le fameux discours qu’il prononça à Dakar en 1937 où il appelle à lutter pour que le statut des indigènes cesse d'exister et pour que des personnes qui sont membres de l'Afrique occidentale française, de l'Afrique équatoriale française obtiennent un statut non pas égal parce qu'il y a beaucoup de questions culturelles qui se posent, mais en tout cas un statut de même niveau et de parité au sein de la France. Donc, la politisation de la pensée et de la poésie de Senghor précède la guerre et se remarque très fortement dans ce poème consacré au drame survenu à Thiaroye. Senghor dira qu’il est « tombé en politique ». Il faut croire qu’il est tombé très rapidement, car le processus s’accélère à la Libération, avec Senghor devenant député du Sénégal dès 1945 et participant ensuite en tant que consultant à la commission Monnerville  chargée par le gouvernement de préparer le futur statut politique des territoires d’outre-mer.

Dans ce contexte du cheminement politique du futur poète-président, comme faut-il lire « Tyaroye » ?

Je lis vraiment ce poème à la lumière de la logique du recueil, mais aussi à la lumière du projet politique que Senghor était en train de former. Dans ses essais politiques de l’époque, Senghor s’interroge sur la question de comment faire renaître la France des ruines de la guerre. Pour lui, la solution passe par une redéfinition du statut des colonisés au sein de la nation française et du statut de leurs territoires. Telle est pour lui la condition de l'avènement de la communauté impériale française. C’est l'horizon et c’est l'espoir qu'on entend dans « Tyaroye » où le poète évoque, dans les derniers vers de son poème, « le monde nouveau qui sera demain ». Il y a l'espoir que cette Afrique immortelle, qui est aussi nommée dans cette strophe, puisse exister pleinement, riche de ses particularités culturelles, épanouissant aussi sa personnalité africaine, mais au sein d'une France qui serait une communauté française qui intègre tant la France de la métropole française, la France française comme Senghor la nomme, et la France africaine. De tous les poèmes du recueil, « Tyaroye » est celui où cet espoir vacille le plus, car le poète doute que la France ne sera jamais, après l’épisode nazi, la France de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Expliquez-nous comment s’articule le poétique et le politique dans ce poème ?

Ce poème en quatre strophes met en scène l’évolution des états d’âme du poète. La première strophe est formée uniquement de questions. Six vers six questions : toutes, des questions extrêmement importantes et toutes, potentiellement rhétoriques. Ces questions s'adressent au lecteur français, au lecteur qui est peut-être ici le gouvernement français, personnifié à travers la question que lui prête le poète : « Est-ce donc vrai que la France n'est plus la France ? ». Le lecteur fictif est assailli de doutes que vient renforcer l’affirmation : « je dis bien prisonnier français », ainsi que le proclame le poète. Et le lecteur de s’interroger : la France n’est peut-être plus la France que j'ai aimée, que j'ai idéalisée, puisqu’elle tire sans scrupules sur ses propres soldats !

Le récit des états d’âme se poursuit dans la deuxième strophe, qui est une véritable lamentation. « Non », affirme puissamment le poète dans l’avant-dernière strophe, tout en reprenant les questions à travers l’image du sang qu’on a fait couler. Encore du sang qui coule sans aucun but ? Encore des morts gratuits ? Encore un crime abject ? Enfin dans les derniers vers du poème, avec la répétition du « non », tout le travail du poète consiste à tenter d'offrir un sens politique à ces morts afin que ce ne soient pas juste de pauvres personnes qui, après avoir passé quatre ans dans les camps de prisonniers, se retrouvent tués par leur propre armée, alors qu’ils étaient si proches de leur libération.

Les dernières strophes du poème se lisent comme la réponse aux questions poséeS à l’ouverture du poème. « Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ?/ Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ? » La question est rhétorique : démontrant avec arguments à l’appui que les tirailleurs sénégalais sont les martyrs de la France, le poète oblige la France à admettre la gravité du crime commis en son nom à Thiaroye.

Mais le véritable interlocuteur du poète n’est pas la France, mais les victimes de sa répression étatique, les martyrs, le terme par lequel les tirailleurs sont qualifiés dans ce poème.

Le « martyr » ici signifie témoin, dans le sens biblique du terme. Le témoin est celui qui voit. De quoi est-il témoin ? Il est témoin précisément « du monde nouveau qui sera demain ». C’est un emprunt à l'Épître aux Hébreux dans la Bible, qui voit le Royaume de Dieu qui adviendra et par conséquent refuse de mourir de manière violente parce qu'il ne veut pas renoncer à ce qui sera. Similairement, Senghor est en train de transformer le statut des tirailleurs massacrés dans un geste qui les prive de toute dignité humaine . « Non, vous n'êtes pas des morts gratuits », écrit-il. Grâce à sa poésie, il les transforme en martyrs, c'est-à-dire il donne sens à leur mort. Il fait de leur mort quelque chose qui va accélérer et permettre à ce que le monde nouveau de demain advienne. « Tyaroye » de Senghor est un geste à la fois politique et poétique.

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Tyaroye

Par Léopold-Sédar Senghor

 

Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ?

Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ?

Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier ?

Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ?

Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ?

Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ?

 

Sang sang ô sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps

Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix

Pluie de sang rouge sauterelles ! Et mon cœur crie à l’azur et à la merci.

 

Non, vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang n’est pass de l’eau tépide.

Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule.

Il est notre soif notre faim d’honneur, ces grandes reines absolues

Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle

Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain.

 

Dormez ô Morts ! et que ma voix berce, ma voix de courroux que berce l’espoir.

Paris, décembre 1944

(in « Hosties noires ». Œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor. Éditions du Seuil, 1964)

 

La marche du mondeThiaroye 44, le massacre des tirailleurs africains

L’incommunicabilité et l’amour sont les thèmes du nouveau roman du Sud-Africain J. M. Coetzee
24 November 2024
L’incommunicabilité et l’amour sont les thèmes du nouveau roman du Sud-Africain J. M. Coetzee

Le Polonais, le nouveau roman sous la plume de l’écrivain sud-africain J. M. Coetzee, qui vient de paraître en français, est une réécriture de la passion de Dante pour sa muse Béatrice dans Divine Comédie. L’amour courtois et religieux d’antan, revu et corrigé par la sensibilité postmoderniste, constitue le cœur brûlant de ce seizième opus du prix Nobel de littérature 2003. Entretien avec Georges Lory, traducteur de littérature sud-africaine, dont plusieurs romans de J. M. Coetzee.

RFI : Bonjour, Georges Lory. Coetzee est considéré comme l’un des plus grands prosateurs vivants de langue anglaise aujourd’hui. Il est l’auteur de romans, de recueils, de nouvelles, d’essais et de récits autobiographiques. Le Polonais, qui vient de paraître en traduction française cet automne, est son seizième roman.

Georges Lory : C’est peut-être aussi son dernier livre de fiction, d’après ce que m’a dit Coetzee lui-même. Il n’aurait pas l’intention d’écrire d’autres romans. Je crois qu’il continuera à écrire des essais, mais apparemment, il en a fini avec le roman. Pour beaucoup de critiques, son dernier roman ne serait pas à la hauteur de ses grands romans de maturité. Pour ma part, j’y ai retrouvé la délicatesse, l’ironie, qui sont devenues les marques de fabrique de ce grand maître de la fiction moderne. J’ai savouré aussi la fluidité de son style, sa prose mélodieuse qui semble couler de source.

Pour inciter les auditeurs de RFI à plonger dans Le Polonais, pourriez-vous nous résumer en quelques phrases l’intrigue de ce roman ?

C’est une histoire d’amour bancale, car non réciproque. Tout sépare les deux amoureux, leur différence d’âge, leurs langues. Il est Polonais et elle Catalane. Pianiste réputé, septuagénaire, Witold vient jouer Chopin à Barcelone à l’invitation de l’association des mélomanes de la ville catalane dont fait partie Beatriz, une belle et élégante cinquantenaire. Le pianiste s’éprend d’elle, mais a du mal à lui communiquer l’intensité de ses sentiments en anglais, leur idiome commun. La femme, pour sa part, n’est pas trop sûre de ce qu’elle ressent pour cet homme vieillissant. Leur acte d’amour est malaisé. Pour dire ce qu’il ne sait pas dire avec son corps, Witold écrit à sa belle, avant de mourir, 84 poèmes. J’ai aimé cette histoire d’amour un peu bancale, bâti autour d’un amour qui n’est pas réciproque. En déclarant sa flamme à la belle, le pianiste dit qu’elle lui apporte la paix. C’est touchant, cet amour d’un monsieur de 73 ans qui commence à perdre ses moyens. De son côté à elle, elle ne l’aime pas particulièrement. Néanmoins, quelque part, elle n’est pas complètement insensible. On sent qu’avec le recul, elle mesure plus l’amour que le Polonais lui a voué avec les poèmes qu’il lui adresse, un amour un peu lointain du style de Dante pour Béatrice et cette référence revient constamment dans le roman.

Diriez-vous que Coetzee a voulu réécrire ici la passion de Dante pour sa Béatrice que l’Italien a aimé d’un amour chaste et quasi mystique puisqu’il va la ressusciter dans son chef-d’œuvre Divine comédie, imaginant qu’elle est son guide dans l’au-delà ?

Dans Divine comédie, Béatrice devient le symbole de la foi dans la femme idéale. Dante projette plein de choses sur elle. Il fantasme cette femme. Avec la Beatriz espagnole, Le Polonais essaie de créer d’autres liens. Coetzee s’est inspiré beaucoup de Dostoïevski, mais aussi de Cervantes, notamment dans sa trilogie sur Jésus. Dans ce nouveau roman, il jette des ponts avec Dante et son œuvre, sans nécessairement réécrire Divine comédie. Coetzee a la double nationalité, australienne et sud-africaine, et se rattache à la littérature mondiale, occidentale d’abord. 

Parlant de l’intrigue, on pourrait ajouter que ce roman raconte une quête amoureuse, mais cette quête ne peut se concrétiser à cause de l’âge avancé de Witold, mais aussi à cause de l’absence d’une langue commune entre les deux amants.

L’auteur écrit que ses protagonistes font l’amour en anglais, « une langue dont la portée érotique leur échappe ». Ce roman, je l’ai lu avec un œil de traducteur, en effet. C’est d’autant plus touchant que ses personnages ne parlent pas la même langue. La communication passe mal. L’un et l’autre ont le sentiment de passer à côté de quelque chose. L’absence de communication profonde, c’est l’un des thèmes de ce roman. À la fin du livre, Coetzee prête une phrase intéressante à son héroïne qui doit faire traduire en espagnol les poèmes laissés par Witold avant de disparaître. Elle est tout d’un coup complexée, prenant conscience qu’au fond la traductrice a eu accès bien plus profondément qu’elle et avant elle à l’âme de son amant. C’est sans doute une façon de rappeler que les traducteurs sont souvent ceux qui rentrent le plus profondément au cœur de la pensée d’un auteur.

Vous qui avez eu un accès privilégié à la pensée de Coetzee en tant que son traducteur, pour vous est-il un écrivain sud-africain appartenant à cette fameuse génération des « sestigers », ou est-ce un écrivain universel ?

Pour moi, il appartient sans aucun doute à la seconde catégorie. En fait, Coetzee n’a jamais vraiment fait partie des « sestigers », formule qui désigne les écrivains des années 1960 qui ont révolutionné la littérature en afrikaans. Coetzee, qui est rentré au Cap en 1970, n’a jamais fait partie de ce mouvement, même s’il a eu quelques bons contacts avec plusieurs écrivains de ce groupe. Ses livres, il a choisi de les écrire en anglais et de se détacher de l’Afrique du Sud comme cadre réaliste, contrairement à André Brink ou Breyten Breytenbach. De tous ses romans, seul Disgrâce se déroule dans l’Afrique du Sud contemporaine, mais il s’en détache dans la suite de ses productions campées dans des pays hispanophones. En 2004, il a quitté l’Afrique du Sud pour s’installer en Australie, pays dont il a pris la nationalité. Son œuvre s’inscrit indubitablement dans un courant de pensée mondiale. C’est d’ailleurs comme ça que lui-même se perçoit et je pense que nous pouvons, nous aussi, en faire autant.

Le Polonais, par J.M. Coetzee. Traduit de l’anglais par Sabine Porte. 160 pages, 18 euros.

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Littérature: entre marginalités et fulgurances, avec l’Afro-Allemande May Ayim
17 November 2024
Littérature: entre marginalités et fulgurances, avec l’Afro-Allemande May Ayim

Marquée du sceau d’indocilité et de mélancolie, la poésie de l’Afro-Allemande (Afrodeutsche) May Ayim a enchanté l’Américaine Audre Lorde et la Française Maryse Condé. Blues en noir et blanc est le premier recueil de poèmes de la poétesse, précocement disparue, est désormais disponible en français.

C’est un volume de poésies à la couverture bleue nuit : Blues en noir et blanc, par l’Afro-Allemande May Ayim. La cinquantaine de poèmes en vers libres que compte le recueil, au ton souvent ironique et combatif, raconte des vies en noir et blanc, en butte au mépris et au racisme au quotidien. Bilingue, allemand-français, l’ouvrage est préfacé par l’Antillaise Maryse Condé, qui revient sur la voix de May Ayim, « dont le timbre, écrit-elle, porte les traces de blessures très vieilles, encore ouvertes… doucement douloureuse ».

« Je serai / tout de même / africaine / même si vous / me / préférez / allemande / et serai tout de même / allemande / même si / ma noirceur / ne vous convient pas / je ferai / encore un pas de plus / jusqu’à la dernière marge / là où sont mes sœurs / où se tiennent mes frères /  / notre / liberté / commence… »

Les vers cités ci-dessus, puisés dans le poème Sans limites et sans honte du recueil présenté ici, sont représentatifs de l’écriture indocile et captivante de la poétesse. Être ou ne pas être Africaine, un dilemme qui nourrit la poésie de cette auteure.

Née à Hambourg

De père africain et de mère allemande, celle-ci est née à Hambourg, en 1960. Son enfance fut peu heureuse, partagée entre l’abandon et l’incompréhension, comme le rappelle la traductrice Lucie Lamy. « Son père est Ghanéen et au moment où elle naît, son père est en Allemagne pour un séjour temporaire. Il est là pour faire des études de médecine et sa mère, elle, est danseuse. Elle ne souhaite pas garder cette enfant. Ils l’abandonnent. Autant son père va chercher à avoir des contacts avec elle, même quand elle est enfant, dans sa famille d’accueil, autant sa mère a refusé tout contact. »

Installée à Berlin à partir des années 1980, c’est essentiellement à travers l’écriture et son activisme politique en faveur des causes allant du féminisme à celle des migrants, en passant par la question de l’identité noire diasporique, que May Ayim s’est fait connaître. Son livre d’essais Farbe Bekennen, adapté d’un mémoire de fin d’études universitaires consacré à l’histoire de la diaspora africaine en Allemagne, s’est imposé comme un ouvrage majeur sur la condition noire. Mais c’est sans doute à travers la poésie, qu’elle écrit depuis les années 1980 et qu’elle performe dans des festivals littéraires, que May Ayim a donné la vraie mesure de son talent d’écrivaine, comme l’explique Jean-Philippe Rossignol, traducteur de May Ayim.

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« Elle écrit son premier poème, elle a 18 ans, qui s’appelle Jérusalem. Son travail va être mêlé tout le temps entre reconnaissance des individus noirs en Allemagne au moment de la réunification de l’Allemagne de l’Est et l’Allemagne de l’Ouest. Et un autre versant, qui est l’activité d’écriture, l’écriture poétique. Elle va toujours mener les deux de front, à la fois l’activisme, le militantisme et en même temps, elle fait des festivals de poésie. Elle écrit, elle publie Blues en noir et blanc et elle voulait de plus en plus être reconnue comme poétesse. »

Décédée en 1996, Ayim est l’auteure de deux recueils de poèmes, blues en noir et blanc, paru en 1995 et d’un recueil posthume en cours de traduction. C’est une poésie engagée qui décortique les préjugés et interroge l’impensé colonial. May Ayim croyait dans le pouvoir subversif de la parole poétique.

« Spoken word »

Dans Blues en noir et blanc, les thématiques vont de l’affirmation identitaire aux turbulences de l’amour, en passant par la différence, le racisme et la marginalisation des Afro-descendants en Allemagne. L’activisme se double ici d’une quête d’économie de moyens et d’efficacité, avec pour modèles les poètes afro-américains du « spoken word » qui ont fait résonner un lyrisme concret et vocal. C’est une parole émancipatrice, celle de May Ayim, entre marginalités et fulgurances.

« On peut utiliser le mot "marginal", explique la traductrice Lucie Lamy, même si elle voulait faire bouger les représentations de la centralité et la marginalité. Elle avait une association qui s’appelait Literatur fraulein (femmes de littérature) dans laquelle elle a essayé, avec d’autres femmes, de faire entendre des voix de la littérature écrite par des femmes et notamment des femmes immigrées ou noires, ce qui les rendait marginales justement aux de la société allemande. Je pense que, justement parce que c’est une voix marginale qu’elle nous a particulièrement interpellés ou qu’on avait envie d’aller vers elle. Enfin, marginale, elle a quand même un vrai écho en Allemagne aujourd’hui. Ce n'est pas non plus une littérature qui est confidentielle. Ses combats sont restés, sa poésie aussi. Et May Ayim meurt très jeune en 1996. Et donc, elle n’a pas eu le temps de voir cette évolution. »

Atteinte de problèmes psychiatriques graves et d’une sclérose en plaques, May Ayim s’est donné la mort le 9 août 1996 en sautant du quatorzième étage de l’immeuble où elle vivait à Berlin. Elle avait tout juste 36 ans.

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Blues en noir et blanc, par May Ayim. Traduit de l’anglais par Lucie Lamy et Jean-Philippe Rossignol. Ypsilon éditions. 2022, 253 pages, 22 euros.

Ayana Mathis: «L'histoire avec un grand "H" ne m'intéresse pas» (second volet)
10 November 2024
Ayana Mathis: «L'histoire avec un grand "H" ne m'intéresse pas» (second volet)

Les folles années 1980, les Noirs américains aux prises avec les suprémacistes, la fracture sociale, tels sont quelques-uns des thèmes du nouveau roman de l’Américaine Ayana Mathis. Avec Les Égarés, l’auteure du best-seller, Les douze tribus d’Hattie, livre un récit puissant d’engagement et de quête de nouvelles utopies. Entretien.

RFI : Vos deux romans ont été traduits en français. Quels souvenirs gardez-vous de vos échanges avec le public français lors de vos passages en France pour le lancement de vos livres ?

Ayana Mathis: J’en garde des souvenirs inoubliables. J’ai eu la chance de me rendre dans de grandes et de petites villes françaises à la rencontre des lecteurs, dans le cadre des festivals de livres ou dans des librairies. L’accueil a toujours été extrêmement chaleureux et souvent suivi d’échanges toujours très enrichissants pour moi. J’ai constaté avec bonheur que le public français s’attardait parfois sur des aspects de mes romans qui avaient échappé au public américain. Je me souviens particulièrement d’une séance de rencontre et dédicace dans une librairie, qui se trouvait dans une petite ville, en Bretagne, je crois. La salle était bondée de monde, mais l’échange fut particulièrement riche avec des questions pleuvant toutes les deux minutes, au point que le traducteur ne savait plus où se donner la tête. J’étais bombardée de questions, souvent de questions pointues sur l’histoire afro-américaine, sur la religion, l’impact de la religion sur la société… J’étais stupéfaite par la pertinence des questions. La chose qui me frappe le plus chaque fois que je suis en France, c’est l’attachement du grand public aux livres. Il y a un véritable culte et une culture de livres dans ce pays. Le sérieux avec lequel le grand public français parle des romans étrangers, de ce qu’ils ont compris et de ce qu’ils n’ont pas compris, m’a toujours impressionnée.

Après Les douze tribus d’Hattie, votre premier roman, voici le second qui sort en français sous le titre Les Égarés. Le prologue qui ouvre ce roman fourmille de noms propres : Toussaint, 248 Ephraïm Avenue… Que vouliez-vous faire en inondant le lecteur de tous ces noms propres, d’entrée de jeu ?

J’aime parsemer les débuts de mes romans de noms propres, ce qui permet de camper le récit dès la première page. Ces noms propres servent de repères. Ces repères sont importants pour le lecteur qui, en pénétrant dans un livre, quitte le royaume du silence pour entrer dans un monde bruissant de voix qui se parlent, s’entrecroisent. Pour ne pas se perdre, il a besoin, je crois, de ces noms propres, qui permettent de distinguer les personnages les uns des autres. Je donne des noms des rues, des chiffres, autant d’appuis tangibles auxquels le lecteur peut s’accrocher, tout en prenant intellectuellement possession du monde fictionnel que le roman lui propose. 

« Toussaint Wright » sont les premiers mots du prologue. C’est le nom de votre principal protagoniste. C’est un nom riche de références et d’allusions historiques.

Ce nom renvoie, en effet, à Toussaint Louverture, qui était, comme vous le savez, le célèbre général haïtien, qui a dirigé au XIXe siècle la rébellion contre les propriétaires blancs de l’île, les obligeant à mettre fin à l’esclavage. Je voulais pour ce personnage un nom qui rappelle la longue histoire des Américains noirs engagés dans le combat pour se libérer de leurs chaînes. Au fur et à mesure qu’on avance dans le récit, on comprend pourquoi le père du jeune Toussait a voulu affubler son fils d’un nom chargé d’histoire.

L’Histoire avec un grand « H » est le ressort principal de votre roman. Une grande partie de l’intrigue se déroule à Philadelphie, une ville que vous connaissez bien. Son histoire est imbriquée dans le récit d’Ava, de Dutchess et de Toussaint. Vous revisitez notamment le bombardement par la police il y a une quarantaine d’années du collectif noir écologiste et anarchiste connu sous son acronyme MOVE. Ce drame a marqué l’histoire moderne de Philadelphie.

Je suis en effet originaire de Philadelphie. Certes, aujourd’hui je vis à New York, mais je suis née à Philadelphie où j’ai grandi. Dans ma famille, on a l’habitude de plaisanter que l’histoire des 100 dernières années de cette ville ne peut s’écrire sans nous. Ce n’est pas si exagéré que ça. Mes grands-parents se sont installés ici au début du siècle dernier. Cela fait longtemps que nous sommes là. J’avais 11 ans quand le 13 mai 1985, le jour d’ailleurs de la fête des mères, la police municipale a lancé depuis un hélicoptère des charges explosives sur les immeubles qu’occupaient les membres de l’organisation écologiste MOVE. Ce drame a été une plaie ouverte dans la conscience de ma cité, une plaie qui ne s’est pas encore vraiment refermée. Cette violence pure, exercée par un État tout-puissant avec pour seul objectif de dévaster et d’annihiler les récalcitrants, m’a longtemps interpelée. Certes, les militants de MOVE étaient des voisins difficiles, turbulents. Peut-être même que des hors-la-loi avaient trouvé refuge dans les maisons, mais est-ce une raison suffisante pour les bombarder ? Onze personnes ont trouvé la mort lors de cette opération, dont cinq enfants. Mon ambition dans ce livre était moins de revisiter cette tragédie, que de rendre hommage aux victimes de la violence policière et étatique.

Vos romans ne sont pas des récits historiques stricto sensu, mais ils s’inspirent des événements historiques, d’une période historique. Les années 1930 dans le premier roman, les années 1980 dans le nouveau roman. Comment travaillez-vous le matériau historique ?

L’histoire avec un grand « H » ne m’intéresse pas. Je l’écris toujours avec un petit « h ». Je veux dire par là que l’histoire découle des décisions prises par des hommes et femmes au pouvoir, mais qui détermine, bouscule la vie de tous. Elle n’est pas un mouvement abstrait, mais elle existe en se matérialisant dans la vie au quotidien des peuples. Le roman qui permet d’appréhender la vie dans toute sa matérialité et sa temporalité est, selon moi, le cadre idéal pour saisir l’histoire et ses répercussions sur le vécu des gens. Dans mes romans, l’histoire ne se réduit pas à un cadre immatériel, mais elle est le ressort de la vie et de la société et se manifeste à travers l’expérience des personnages, leurs imaginations ou leurs contradictions. Autrement dit, l’homme est l’histoire.

C’est ce qui explique sans doute que dans vos deux récits vos personnages acquièrent, chemin faisant, des dimensions quasi épiques, voire métaphoriques, représentatives de leurs époques respectives. Pouvez-vous parler des personnages principaux des Egarés, à savoir Dutchess, Ava et Toussaint, dont les expériences de vie structurent ce roman ?

Il m’a fallu dix bonnes années pour écrire ce roman. Dix années pour trouver les voix distinctives, propres à chacun des personnages, notamment Dutchess, Ava et Toussaint. Dutchess est la mère d’Ava et la grand-mère de Toussaint. Toussaint, adolescent, n’a jamais rencontré sa grand-mère qui vit à Alabama, dans un patelin nommé Bonaparte. Bonaparte est une ancienne commune autonome fondée par des esclaves libérés et que Dutchess tente de sauver de l’appétit des promoteurs immobiliers blancs. Quant à Ava qui s’est éloignée de sa mère, s’est laissé embarquer dans un projet radical noir, proche du mouvement Black Panther. L’idée de cette communauté collective et utopique, campée en plein cœur de Philadelphie, m’a été inspirée par l’organisation MOVE dont les militants ont connu un destin tragique. Toussaint, pour sa part, abandonné par sa mère tente de rejoindre sa grand-mère pour l’aider dans son combat. Le passé, le présent et le futur sont incarnés par ses trois protagonistes. Mais Les Égarés n’est pas seulement un roman historique, c’est aussi une saga familiale. Ses personnages, Dutchess, Ava et Toussaint font partie d’une famille éclatée. Ils ne se connaissent plus vraiment et peinent à retrouver le chemin de la réconciliation. Leur méfiance les uns des autres se nourrissent des mille kilomètres qui séparent l’Alabama de Philadelphie, mais aussi de leurs conflits anciens comme récents ainsi que de leurs malentendus. 

Les combats et les transformations sociales sont au cœur de vos romans. Vous vous qualifieriez de « écrivaine engagée » ?

Absolument pas. Je suis venue à l’écriture par mon intérêt pour des vies minuscules, marginalisées, oubliées dont je tente de restituer les parcours à travers mes romans. Mes personnages sont pour l’essentiel des Africains-Américains, souvent des femmes, des femmes pauvres qui vivotent en marge de la bonne société. Ce sont des êtres magiques, sources inépuisables de fascination pour moi, de chagrins aussi et de moult confusions. Ces personnages sont le prisme à travers lequel j’appréhende le monde pour tenter d’en saisir le dessein. 

Qui sont vos modèles en écriture ?

Ma mère lisait beaucoup. Grâce à elle, j’ai grandi en lisant et en admirant une foultitude d’auteurs. J’ai appris à écrire en lisant et parfois en relisant quelques-uns des chefs-d’œuvre de la littérature américaine. Ils sont aujourd’hui mes sources d’inspiration. Pour Les Égarés, je me suis inspiré des essais haut en couleur et en colère de James Baldwin, mais aussi des romans de Toni Morrison et de William Faulkner. La narration circulaire de Faulkner m’a été d’un grand secours dans ce roman dans lequel l’intrigue procède en miroir, revisitant les événements du passé des personnages. Parmi les auteures vivantes, l’écrivaine que j’admire le plus est sans doute l’Américaine Louise Erdrich.  Elle aussi, elle puise son matériau dans l’histoire des siens, entremêlant les destins avec un brio qui me laisse toujours béate d’admiration. J’ai beaucoup pensé à Louise Erdrich en écrivant Les Égarés.

(Entretien traduit de l’anglais par T. Chanda)

 

Les Égarés, par Ayana Mathis. Traduit de l’anglais par François Happe. Editions Gallmeister, 528 pages, 25,90 euros.

«Les Égarés» de l'Américaine Ayana Mathis, entre épopée et lyrisme [1/2]
03 November 2024
«Les Égarés» de l'Américaine Ayana Mathis, entre épopée et lyrisme [1/2]

Auteure des Douze tribus d’Hattie, un grand roman américain de ces dernières années, qui connut un immense succès populaire lors de sa parution en 2012, Ayana Mathis est considérée comme l’héritière de la riche tradition littéraire afro-américaine. Elle publie aux éditions Gallmeister son second roman, Les Égarés, qui raconte, à travers des récits de trois générations d’hommes et de femmes marginalisés, les combats des Afro-Américains pour la liberté et la dignité. 

Ayana Mathis est la star montante des lettres africaines-américaines. Mathis s’est fait connaître en publiant en 2012 son premier roman Les Douze tribus d’Hattie.

Les Douze tribus est un récit épique sur la migration des Africains-Américains, qui a commencé dans les années 1920, avec six millions d’hommes et de femmes fuyant le Sud où les lois Jim Crow régissaient la vie au quotidien. Ce roman qui mêle l’histoire, la mythologie et des combats contemporains contre le racisme et la misère, a connu un immense succès, comme en témoigne sa sélection en 2012 dans le book club d’Oprah Winfrey, la prêtresse de la littérature populaire aux États-Unis. Aux dires de l’auteure, le succès de ce premier roman a été pour elle enivrant, mais aussi handicapant.

Saga familiale et récit historique

Les Égarés est le titre du second roman d’Ayana Mathis, qui vient de paraître en traduction française cet automne. À la fois saga familiale et récit historique, ce nouveau roman de Mathis est ancré dans l’histoire de la communauté noire aux États-Unis au XXe siècle. « Il m’a fallu dix ans pour écrire ce roman où l’histoire et la fiction vont main dans la main, confie l’auteure à l’antenne de RFI. J’ai passé beaucoup de temps à imaginer les personnages et leurs rapports avec l’Histoire à l’œuvre. »

L’intrigue des Égarés est bâtie autour de trois protagonistes appartenant à la même famille, sur fond de l’histoire turbulente des communautés africaines-américaines en bisbille avec le pouvoir et la majorité blanche. Dutchess, la grand-mère, est déterminée par ses combats contre les suprémacistes blancs à Bonaparte, au cœur de l’Alabama, où elle lutte pour sauvegarder la spécificité de sa ville historique incorporée, fondée en 1868, par des esclaves libérés. Ava, sa fille, évolue parmi les activistes radicaux des années 1980 et partage la vie du chef d’un mouvement anarco-écologiste noir qui l’entraîne sur le chemin de marginalisation et d’auto-destruction. Troisième et principal protagoniste du roman, Toussaint a treize ans, séparé de ses parents et engagé dans sa propre quête. Il incarne la promesse du lendemain, libéré des fantômes du passé.

Le roman s’ouvre sur la marche de l’adolescent vers son propre destin. « Toussaint Wright arriva dans Ephraim Avenue avec un sac à dos sur l’épaule et une entaille sanglante sur la joue. Il avait treize ans. Deux ans plus tôt, un incendie avait ravagé le 248 d’Ephraim Avenue où il vivait. Le feu avait détruit pratiquement tout ce qu’il aimait. Depuis, Toussaint était passé par un bon nombre de foyers – des centres d’hébergement, des familles d’accueil, le presbytère d’une femme pasteur qu’il connaissait – mais il finissait toujours par s’enfuir. Il resta un long moment dans Ephraim Avenue, regardant les feuilles jaunies tomber du chêne. »

Ce passage tiré du prologue donne le ton de ce roman, entre solennité et fragilité, entre la fuite en avant d’un gamin sans avenir et la symbolique d’un nom qui n’est pas sans rappeler Toussaint Louverture, le général haïtien qui défia la formidable armée de Napoléon. Ce n’est sans doute pas accidentel si le roman s’ouvre sur le nom de ce révolutionnaire d’Haïti, pays où l’esclave noir se mit debout pour la première fois, comme l’a écrit Aimé Césaire.

Conteuse hors pair

Résolument campé dans l’Histoire, Les Égarés frappent aussi par ses personnages hauts en couleur et en colères, déterminés par leurs passions et leurs contradictions. Diplômée de l’atelier d’écriture de l’université d’Iowa, Ayana Mathis est une conteuse hors pair, qui en deux romans a réussi à se hisser au niveau des plus grands. Elle est considérée comme l’héritière de Toni Morrison, mais son style qui mêle le lyrisme et l’analytique n’est pas dépourvu d’originalité et d’inventivité.

Les Égarés, par Ayana Mathis. Traduit de l’anglais par François Happe. Editions Gallmeister, 528 pages, 25,90 euros.

Eleanore Shearer: «Mon ambition était de raconter la résilience des femmes noires»
27 October 2024
Eleanore Shearer: «Mon ambition était de raconter la résilience des femmes noires»

La liberté est une île lointaine est un récit poignant sur la quête d’une mère caribéenne pour retrouver ses enfants dispersés pendant l’esclavage. Pour Rachel, l’héroïne du roman, la proclamation en 1834 de l’émancipation des esclaves dans les colonies britanniques est le début d’un périlleux voyage. Il la conduira à travers les champs de canne à sucre de la Barbade jusqu’aux forêts de la Guyane britannique, en passant par les plantations sucrières dans l’arrière-pays de Trinidad. La liberté est une île lointaine est un premier roman impressionnant, épique, sous la plume d’une jeune Britannique particulièrement talentueuse.

RFI : Bonjour Eleanor Shearer. La liberté est une île lointaine est un très beau roman. Félicitations aussi pour le titre particulièrement évocateur. Est-ce une traduction fidèle du titre en anglais ?

Eleanor Shearer : Je suis contente qu’il vous plaise, mais je n’y suis pour rien. Le mérite en revient à l’éditrice française et à la traductrice. Ce titre est un peu différent du titre original en anglais. En anglais, c’est River sing me home. Cette formule est le résultat d’une collaboration entre l’éditeur britannique du livre et moi. Nous avons hésité entre un titre inspiré du poème de Derek Walcott placé en exergue sur la métaphore de l'« assemblage des fragments » et un titre célébrant l’eau, la rivière, les océans qui occupent une place importante dans le roman.

Il se trouve que dans la vie, j'ai une passion pour la course à l’aviron. Avec mon éditeur, nous nous sommes inspirés du titre du blog que tient un commentateur des courses à l’aviron : « Hear the Boat Sing ». Il nous a paru très poétique et proche de l’esprit de mon roman.

La liberté est votre premier roman. Avant d’entrer dans les détails de votre texte, pourriez-vous nous parler de votre parcours et de la genèse de ce livre ?

Je suis une écrivaine d’origine métisse. Dans les années 1950, mes grands-parents maternels ont quitté la Caraïbe pour venir s’installer au Royaume-Uni. Ils faisaient partie de ce que les historiens appellent la « Windrush generation », d’après le nom du paquebot dans lequel ce premier groupe d’immigrants caribéens ont voyagé pour venir travailler en Angleterre. C’était l’un des plus grands mouvements de populations que le Royaume-Uni a connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

J’ai grandi chérissant mon héritage caribéen, qui est à l’origine de mon vif intérêt pour l’histoire de cette région. Quand j’ai eu 16 ans, je me souviens d’être allée voir avec ma mère une exposition sur l’abolition de l’esclavage dans les îles caribéennes. C’est en regardant cette exposition que j’ai découvert que, dans les années qui ont suivi la fin de l’esclavage, plusieurs femmes s’étaient lancées dans la recherche de leurs enfants revendus par leurs maîtres. Cette histoire est restée longtemps gravée en moi comme symbole de la résistance à l’esclavage. 

On pourrait qualifier La liberté de roman historique, basée sur des faits réels que vous avez romancés. Où s’arrête l’Histoire et où commence la fiction ?

L’exposition que j’avais vue à 16 ans m’avait permis de découvrir ce livre extraordinaire To Shoot Hard Labour (1986) qui avait servi de base de travail à l’équipe qui avait coordonné l’exposition. Ce livre était la version écrite d’un récit oral racontant l’histoire de l’arrière-arrière-grand-mère du narrateur, une certaine Mère Rachel. Après l’abolition de l’esclavage, elle avait traversé à pied l’île d’Antigua pour retrouver l’une de ses filles. Je me suis inspirée de l’histoire de Mère Rachel, mais mon personnage de mère qui va de l’île en île pour retrouver ses cinq enfants est fictionnel, tout comme le sont les histoires des cinq enfants de Rachel : Mary Grace, Micah, Thomas Augustus, Cherry Jane et Mercy.

Comment avez-vous travaillé ?

J’ai imaginé leurs vies en m’appuyant sur des documentations historiques, mais aussi en parlant avec les gens de ma famille à Sainte-Lucie et à la Barbade, que j’ai longuement interrogés. Il y a une mémoire collective de l’esclavage dans les Caraïbes qui m’a été très précieuse. Les matériaux que j’ai pu recueillir m’ont permis de construire chaque volet de la quête de mon héroïne Rachel autour des événements historiques ou des phénomènes sociaux répertoriés. Tels que, par exemple, cette insurrection d’esclaves d’une grande ampleur qui a réellement eu lieu dans la colonie de Démérara, en Guyane britannique, en 1823. Ou encore la vie des communautés autosuffisantes d’esclaves marrons qui ont réellement existé. J’ai campé l’un des épisodes de l’odyssée de Rachel dans un village marron où celle-ci retrouve son fils Thomas Augustus.

Je n’ai pas inventé les noms non plus. J’ai puisé ces noms dans les registres des administrations coloniales britanniques qui, à partir de 1834 et après la proclamation de l’abolition, obligeaient les propriétaires de fournir des listes des employés pour s’assurer que la traite négrière était bel et bien terminée. C’était pour moi une façon d’honorer la mémoire de ces hommes et femmes, qui sont les véritables oubliés de l’Histoire.

Les femmes jouent un rôle central dans votre récit. On pense au courage de Rachel qui traverse champs et océans pour retrouver les traces de ses enfants. Ses filles sont aussi des icônes de courage, qui tentent de se réinventer dans une société qui évolue. Diriez-vous que vous avez écrit un récit féministe ?

Mon ambition était de raconter la résilience des femmes noires. Rachel qui agit en mère ne peut être le modèle d’une littérature féministe à l’Occidentale dans laquelle les femmes se libèrent en rejetant les rôles et les places qui leur sont assignés par la société patriarcale. Ce n’est pas le cas de ces femmes noires qui, libérées de l’esclavage, parcourent des grandes distances pour retrouver la trace de leurs enfants.

J’ai vu ce réflexe maternel comme une forme de résistance à l’esclavage et à ses conséquences. La résistance des dominés est souvent passée sous silence. J’en veux pour preuve les récits officiels qui mettent en avant en Occident la contribution des mouvements abolitionnistes blancs à la libération des esclaves. En oubliant les insurrections, les révoltes anti-esclavagistes qui ont secoué les Caraïbes depuis quasiment les débuts de la colonisation.

Il y a quelque chose de cathartique dans votre roman. Vous revisitez l’histoire pour « rassembler les fragments » dont parle le poème de Derek Walcott placé en exergue dans les pages de garde du roman. La littérature peut-elle être une thérapie ?

Walcott parle aussi de l’amour, cet amour qui pousse mon héroïne à partir à la recherche de ses enfants dispersés, à renouer les fils de l’histoire. Le Code noir ne reconnaissait pas le droit des hommes et des femmes esclavagisés de vivre en famille. La dissolution des liens familiaux entraîne à son tour la perte de tout sentiment d’appartenance à l’Histoire. Le processus se met en branle dès la descente des esclaves des bateaux négriers. Ils sont d’abord dépossédés de leur nom ancestral. Ils n’auront ni le droit de pratiquer leur religion, ni celui de parler leur langue.

On dirait que tout le système esclavagiste était conçu pour déshistoriser les esclaves, afin de les cantonner dans un espace hors du temps, alors que paradoxalement, l’espace caribéen, situé au carrefour des empires français et britannique, se trouvait au cœur même de l’Histoire. On était alors à l’apogée du commerce sucrier, avec Haïti, la Jamaïque et la Barbade produisant d’immenses richesses pour l’Angleterre et la France. Compte tenu du rôle central que les Caraïbes ont joué dans l’enrichissement et l’industrialisation de l’Europe, on ne peut mesurer réellement l’inhumanité de l’esclavage sans l’inscrire dans l’histoire impérialiste dont ce phénomène faisait partie intégrante. C’est ce que j’ai essayé de raconter en faisant entendre les voix tues des dominés de l’Histoire.

La liberté est une île lointaine, par Eleanor Shearer. Traduit de l’anglais par Carine Chichereau. Charleston, 394 pages, 22,90 euros.

Entre le romanesque, l’histoire et la créolité, avec le Martiniquais Raphaël Confiant
20 October 2024
Entre le romanesque, l’histoire et la créolité, avec le Martiniquais Raphaël Confiant

On ne présente plus Raphaël Confiant. Romancier et essayiste prolifique, chantre inlassable de la créolité, il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels on citera Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle (1993), Eloge de la créolité (1989), L’Insurrection de l’âme : Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex (2017), La muse ténébreuse de Charles Baudelaire (2021) et Le bal de la rue Blomet (2023). Son nouveau roman Marie-Héloïse, fille du Roy est un récit historique riche en rebondissements, qui nous emmène au XVIIe siècle à travers le destin incroyable d’une orpheline parisienne devenue une Blanche créole respectée en Martinique et dans toute l’Amérique. Entretien.

RFI : Bonjour, Raphaël Confiant. Avec votre nouvel opus Marie-Héloïse, fille du Roy, nous en sommes à votre vingt-neuvième ou trentième roman, depuis le premier Le Nègre et l’Amiral, paru en 1988, qui vous a fait connaître. A bientôt 75 ans, pourquoi continuez-vous à écrire, Raphaël Confiant ?

Raphaël Confiant : Eh bien, je me suis longtemps posé cette question. D'abord, j'aime écrire. Évidemment, je ne fais pas que de la littérature. Quand j'étais universitaire, je suis retraité depuis quelques années, j'écrivais des livres de lexicographie, d'ethnographie, des textes universitaires. J'écris aussi dans des journaux, sur mon site web. Bref, mon activité scripturale ne se réduit pas à l’écriture littéraire. Alors je me suis demandé ce qui me pousse à écrire. Pendant longtemps, je n'ai pas su y répondre, parce que, comme vous le savez, l’écriture relève de l’inconscient. On n’est pas toujours sûr de savoir pourquoi on écrit. Et soudainement, il n'y a pas très longtemps d’ailleurs, je suis tombé sur une phrase d'André Malraux qui m'a éclairé sur cette énigme qu’est l’écriture. Malraux disait qu’il fallait laisser sa cicatrice sur la terre. Je crois que c'est une très belle définition. « Écrire, c'est laisser sa cicatrice sur la terre ». Attention ! Malraux ne dit pas sa trace, parce que c'est anodin, la trace, mais la cicatrice ! La cicatrice implique blessure, c'est la marque à la fois des souffrances individuelles, mais aussi, dans le cas des écrivains antillais des souffrances collectives.

Votre nouveau roman qui convoque le XVIIe siècle français, ses turpitudes et son instinct conquérant, relève manifestement de la seconde catégorie. Qui était Marie-Héloïse de Blanquefort, la héroïne de votre nouveau roman ?

Elle était ce qu’on appelait à l’époque la « fille du Roy », une sorte de pupille de la nation parce qu’elle avait été recueillie dans un orphelinat dépendant de l’administration royale. Le XVIIe siècle où l’action de ce récit est campée, est la période de l’expansion coloniale française, notamment dans les Amériques. Or, il y avait à l’époque un réel manque de femmes dans les colonies françaises. Les colons, abandonnée à leur sort dans des contrées lointaines, adressaient des lettres aux autorités royales pour leur dire que s’ils n’envoyaient pas de femmes pour palier à ce manque de femmes, les colonies allaient disparaître. Alors les autorités royales se sont réveillées et elles ont fini par trouver un moyen de fournir des femmes à ces colons. Lequel ? Ils sont tout simplement allés dans les orphelinats parisiens, mais aussi de Bordeaux, de Nantes, de partout, pour quasiment razzier les jeunes filles de quinze-seize ans qui s’y trouvaient. Elles étaient alors envoyées aux colons. Mon héroïne Marie-Héloïse a été enlevée dans un orphelinat parisien comme beaucoup d’autres jeunes filles à l’époque et envoyée sans son consentement en Nouvelle-France, aujourd'hui le Québec. Quand celle-ci arrive dans la colonie, elle est mariée à un trappeur, qui lui rêvait d’avoir beaucoup d’enfants pour coloniser le pays et faire souche. Le roman raconte le périple plein de rebondissements de Marie-Héloïse, un périple qui la conduit du Canada à la Martinique, en passant par Saint-Domingue. Elle sera un temps captive des Indiens caraïbes. Marie-Louise est l'ancêtre des blanches créoles d'aujourd'hui, cette caste d’origine européenne qu’on trouve dans toutes les Amériques, à la Louisiane, à la Martinique, tout comme en Guadeloupe ou au Québec.

Expliquez-nous qui sont les blanches créoles ?

En créole, on les désigne par le terme « béké ». Les békés sont les descendants de colons européens propriétaires d’esclaves dans les Amériques. Pour comprendre comment on devient une Blanche créole ou un Blanc créole, il faut comprendre ce qu'est le processus de créolisation, qui touche autant les Européens que les Africains amenés de force en Amérique comme esclaves. Le meilleur exemple de la créolisation, c’est la langue créole. Au XVIIe siècles, il régnait une espèce de cacophonie linguistique, notamment dans les îles caribéennes, où les colons parlaient leurs propres dialectes – le normand, le picard, dans les îles francophones – et les Africains, les leurs : le bambara, le malinké… Cette situation va ouvrir la voie au surgissement d’une nouvelle langue, qui est le créole, qui permettra aux blancs comme aux noirs et métis de se comprendre. A travers mon roman, j’ai tenté d’imaginer les débuts de ce processus, notamment à travers le personnage de mon héroïne Marie-Héloïse. Lorsque celle-ci échoue à la Martinique au terme de son long périple, elle n’a plus aucun espoir de retourner en France. Elle épouse un riche planteur, s’habitue au mode de vie des femmes blanches nées dans la colonie, et se laisse se créoliser.

Marie-Héloïse, fille du Roy est peut-être votre premier roman consacré à la communauté béké. Il est dédié à la grande auteure martiniquaise Marie-Reine de Jaham, auteure de La Grande Béké. Cette dédicace n’est sans doute pas accidentelle…

Absolument pas. Marie-Jeanne est une brillante écrivaine d'origine béké qui a produit des livres magnifiques, notamment ce livre que vous avez cité La Grande Béké. Malheureusement, elle a cessé d'écrire depuis bientôt vingt ans, mais on me dit qu’elle a un nouveau projet de publication. Comme mon roman est consacré à l’histoire d’une Blanche créole, je voulais en profiter pour rendre hommage à cette très grande dame de la littérature martiniquaise. Son livre m’avait permis de m’élever au-dessus des lignes de fracture de notre société. Il m’a aidé à voir qu’il existe en Martinique une identité commune.

Vous irez jusqu’à parler d’une identité commune ?

Oui, même si notre société a été marquée par le sceau d’une violence terrible, une nouvelle culture kaléidoscopique est apparue où les cultures se sont mélangées, les rites se sont mélangés. Ça n’empêche pas qu’il y ait des luttes de classe et parfois des luttes de race avec les békés, le groupe blanc créole. Il n’en demeure pas moins que la communauté béké fait partie intégrante de la société martiniquaise et le moment était venu pour moi, moi qui ai parlé des Noirs, des Indiens, moi qui ai fait des livres sur les mulâtres, sur les Chinois, les Syro-Libanais, de parler de cette communauté. J’ai préféré le faire à travers les « filles du Roy », qui sont pour moi un symbole de la créolisation en cours dans nos îles aux identités mêlées.

Marie-Héloïse, fille du Roy, par Raphaël Confiant. Editions Mercure de France, 278 pages, 22 euros.

Premier roman: le journaliste Christian Eboulé revisite la France coloniale à travers le destin tragique d’un officier africain
13 October 2024
Premier roman: le journaliste Christian Eboulé revisite la France coloniale à travers le destin tragique d’un officier africain

Un des rares officiers africains dans les troupes coloniales françaises, le capitaine
Charles N’Tchoréré originaire du Gabon a servi sur de nombreux territoires de l’empire
colonial français, avant d’être abattu par les Allemands en 1940, alors qu’il défendait à
la tête de sa compagnie la région d’Airaines, dans le nord de la France. Journaliste et
romancier, Christian Eboulé s’est emparé de cette figure de l’histoire africaine et franco-
gabonaise dans son livre Le testament de Charles. Entretien.

RFI : Bonjour, Christian Eboulé. Pouvez-vous nous dire deux mots sur la genèse de votre livre ?

Christian Eboulé :  Cest en 2008 que de jeunes Gabonais m’ont parlé pour la première fois

du capitaine Charles N’Tchoréré. L’aventure va commencer pour moi deux ans plus tard. Il

s’agissait au départ d’un voyage au Gabon, à Libreville, sur les traces des archives pour un

travail à plusieurs mains. C’est une fois arrivé à Libreville, à la recherche de Marcel Robert

Tchoreret, le neveu du capitaine Charles N'Tchoréré et fondateur de la Fondation éponyme,

aujourd’hui détentrice de toutes les archives connues du capitaine, que je me rends compte

que le projet a changé. C’est ce que m’a fait comprendre le neveu du capitaine qui a fini par

me recevoir au bout de trois jours d’attente. Il me révèle qu’il voulait me confier une mission,

celle de mener à bon port cette quête qui consiste à rendre vivante la mémoire du capitaine

N’Tchoréré. Le testament est le fruit d’un processus qui a duré 14 ans.

Est-ce que plus de 70 ans après sa disparition, on se souvient encore de Charles

N’Tchoréré au Gabon ?

Pas autant que je l’aurais souhaité, mais les choses vont peut-être changer parce qu’il y a une

dynamique nouvelle impulsée par l’actuel président Brice Oligui Nguema, qui a célébré en

grande pompe, le 07 juin dernier, à Libreville, la mémoire du capitaine. Chose inédite, ce fut

une célébration nationale. Mais le président a fait mieux : avant cette célébration nationale, il

est venu en France le 02 juin dernier et il est allé à Airaines pour rendre hommage au

capitaine N’Tchoréré, avec les autorités françaises et municipales. Cette date est à marquer

d’une pierre blanche.

Votre roman s’inspire de la vie de Charles N’Tchoréré. On serait en droit de se

demander pourquoi avez-vous fait le choix de la fiction plutôt que d’écrire une

biographie ?

Je vais d’abord commencer par affirmer que Charles mon héros, qui porte le même nom que

le capitaine N’Tchoréré, vit beaucoup de choses qui sont identiques à celles qu’a vécue son

prototype, sans que leurs vies ne soient entièrement identiques. L’avantage du roman, c’est

que j’avais beaucoup de  libertés et sans doute la possibilité de toucher beaucoup plus de

monde, comme me l’avait dit mon ami Mohammed Aissaoui, auteur de L’Affaire de l’esclave

Furcy. L’une des premières libertés que j’ai exercées dans cette histoire, c’est, par exemple,

d’imaginer un éveil de la conscience de mon héros, autrement dit un état de conscience

modifié, qui peut survenir chez n'importe quel être humain confronté à des circonstances

exceptionnelles ; et pour mon héros comme pour le capitaine Charles était

évidemment la guerre et l'imminence de la mort. Il est fait prisonnier et il sait qu’il va mourir.

Et à ce moment-là, il se passe quelque chose d’extraordinaire, que permet le roman. Tout à

coup, juste avant de mourir, comme dans un rêve éveillé, il voit sa vie défiler sous ses yeux.

Et c'est en examinant cette vie qui défile, qu'il s'interroge sur les choix qu'il a effectués, et même sur le sens de l'existence.

Le testament de Charles se situe au carrefour du social, du politique et de l’histoire. Les

guerres mondiales auxquelles Charles participe ne constituent pas seulement le fonds

sonore du récit, mais sa substance même.

Forcément tout cela est mêlé. Très vite, j’ai compris, en plongeant dans les archives du

capitaine N’Tchoréré, que la petite histoire et la grande histoire étaient entremêlées. S’inspirer

de la vie du capitaine N’Tchoréré pour écrire mon roman, permet précisément d’aborder

toutes les problématiques de l’époque, à travers la vie singulière de mon personnage, né au

Gabon en 1896, et qui a traversé toute la première partie du XXe siècle.

Vous mettez en exergue dans votre livre un extrait de « Thiaroye », le célèbre poème de

Senghor sur le massacre des tirailleurs sénégalais. Votre roman permet de faire

comprendre combien cette question de la « force noire » était au cœur des débats

sociétaux de l’époque.

Le capitaine Charles N’Tchoréré, l'un des rares officiers noirs africains à avoir atteint ce grade

durant l'entre-deux-guerres dans les troupes coloniales françaises, s'est vu très tôt confier la

responsabilité d'étudier les conditions de vie en France des tirailleurs sénégalais. D'ailleurs

durant quatre ans, de 1927 à 1931, il sera en poste au service des contingents coloniaux du

ministère de la Guerre. Il est chargé de l’étude de toutes les questions liées au sort des

tirailleurs sénégalais. Il s’agit à la fois d’aider les autorités militaires à avoir une meilleure

maîtrise des troupes coloniales, mais aussi de relayer les revendications des tirailleurs en vue

d’éventuelles améliorations. De nombreux débats ont eu lieu en France dans l'entre-deux-

guerres sur les tirailleurs sénégalais, en particulier le bien-fondé de leur présence dans

l'Hexagone. Je me suis inspiré de tout cela dans mon roman. Pendant plusieurs décennies, les questions liées aux tirailleurs sénégalais, en particulier les massacres de Thiaroye en décembre 1944, ou encore la question des pensions et leur cristallisation, ont été très sensibles, voire taboues. C'est pour cette raison que j'ai mis le poème de Senghor, Thiaroye, en exergue de mon roman. Il a fallu attendre le film "Indigènes" de Rachid Bouchareb, sorti en 2006, pour que les choses avancent de manière significative. D’ailleurs, au mois de décembre, le Sénégal va commémorer le 80e anniversaire du massacre des tirailleurs sénégalais qui demeure un dossier diplomatiquement sensible entre Dakar et Paris.

Vous abordez aussi la question du conflit entre tradition et modernité, comment faire la

part des choses en la matière. La prise de conscience de Charles sur cette problématique

passe par son grand-père Okili, qui est un personnage fort, marquant.

Tout au long de ce récit, j’ai imaginé le personnage de Charles comme étant dans une sorte de

dialogue avec lui-même. Ce dialogue passe par le vieil Okili, personnage fictionnel par

excellence, dont l’expérience et la maturité permettent à mon protagoniste de s’interroger en

profondeur sur ses choix de vie. Et au coeur de ce conflit, il y a la volonté d'agir de Charles,

son aspiration à aider les peuples d'Afrique à rejoindre la modernité occidentale, et ce avec

l'aide de la Mère-Patrie, la France; en vieux sage, Okili lui a martelé ça durant qu'il vaut

mieux s'ancrer dans sa spiritualité native, et se lancer à "la conquête du monde" en s'appuyant

sur les traditions africaines les plus fécondes. Le roman s’ouvre sur la performance du rite

initiatique « bwiti » qui est une source de conflit entre le grand-père et le père de Charles, qui,

lui, est farouchement catholique. On est ici, pour le coup, dans la fiction, mais paradoxalement cette fiction n’est pas loin de la réalité des questions qui nous taraudent en Afrique, tout comme dans les autres régions sous domination.

Ce roman a aussi des accents autobiographiques.

Absolument. Ce livre, je l’ai conçu comme un miroir tendu à moi-même. Et, pour moi,

personnellement, il y avait une résonance entre la trajectoire du capitaine Charles N’Tchoréré

et la mienne, en ce qui concerne le racisme, la gravité de la domination coloniale et les

séquelles irrémédiables qu’elles laissent sur le cœur des hommes et sur leurs âmes. Moi, je

suis né en 1966, plus de vingt ans après la disparition du capitaine N’Tchoréré. En travaillant

sur cette grande figure africaine, j'ai été frappé par la permanence de certaines questions,

concernant la colonisation, l'exil, la volonté de réussir, l'assimilation, le racisme, l'identité...

C’est pourquoi, quand il s’est agi d’écrire ce roman, c’était juste un sentiment jubilatoire

parce qu’en effet j’allais pouvoir exprimer les choses que je porte et qui s’expriment

merveilleusement à travers le roman.

 

 

Le testament de Charles, par Christian Eboulé. Les Lettres mouchetées, 196 pages, 16 euros.