Dans le tohu bohu du Kenya colonial, avec Ngugi wa Thiong’o (2/2)

Dans le tohu bohu du Kenya colonial, avec Ngugi wa Thiong’o (2/2)

RFI
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Rêver en temps de guerre est le titre français des souvenirs d’enfance du romancier et dramaturge Ngugi wa Thiong’o. Octogénaire, l’écrivain restitue dans ce premier volume de ses Mémoires l’atmosphère oppressante du Kenya colonial où il a grandi et qui a été le terreau nourricier de son engagement littéraire et militant. La naissance de sa vocation d'écrivain est le thème de cette deuxième partie de la chronique que Tirthankar Chanda consacre à ce géant des lettres africaines. (Rediffusion)     

« Quand des années plus tard, j’ai lu le vers de T.S. Eliot où il est dit qu’avril est le plus cruel des mois, je me suis souvenu de ce qui m’était arrivé un jour d’avril 1954 dans la fraîcheur de Limuru, au cœur de cette région sur laquelle en 1902, un autre Eliot, Sir Charles Eliot, alors gouverneur colonial du Kenya, avait fait main basse en le rebaptisant White Highlands, les Hauts Plateaux des blancs. Le passé m’était alors revenu en mémoire aussi vif que s’il était à nouveau présent. »

Ainsi commence Rêver en temps de guerre, le premier tome des mémoires romanesques de l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o. Ce sont des mémoires très politiques aussi, comme l’illustre l’extrait cité. Ici, Eliot n’est pas seulement le nom d’un poète. Il est aussi celui d’un gouverneur britannique dont le mandat au début du siècle dernier reste associé dans les livres d’histoire du Kenya aux spoliations coloniales. Ce rapprochement du politique et du poétique est ce qui fait la singularité de toute l’œuvre littéraire du Kényan, considéré avec Chinua Achebe et Wole Soyinka comme l’un des pères fondateurs et fondamentaux de l’anglophonie africaine.

Ngugi n’est pas seulement un romancier, mais aussi dramaturge, essayiste, activiste. Son œuvre puissante et protéiforme lui a valu l’emprisonnement, l’exil, l’agression physique et verbale, ainsi que la reconnaissance mondiale, avec son nom régulièrement cité comme prix Nobel potentiel. L’homme, âgé aujourd’hui de 86 ans, se revendiquant de la pensée dissidente de Marx à Frantz Fanon, est l’exemple même de l’écrivain engagé. Cet engagement s’enracine dans l’enfance de Ngugi, le sujet du premier volume de ses mémoires.

Un pacte non écrit

Le récit commence à l’époque des grands-parents de l’auteur qui virent leur pays tomber dans l’escarcelle des Allemands, puis des Britanniques, à la suite du partage de l’Afrique par les puissances européennes à la fameuse Conférence de Berlin, en 1885. Quant au père de l’auteur, pour échapper à la conscription pendant la Première Guerre mondiale, il dut fuir le tohu-bohu du Nairobi naissant où il travaillait comme domestique dans une famille européenne, pour aller s’installer dans des zones plus rurales, au centre du pays.

Né en 1938, « dans la tranquillité rurale » au centre du Kenya, Ngugi a grandi à l’ombre oppressante de la colonisation britannique. L’exploitation, la spoliation, la répression des indépendantistes qui touchèrent l’entourage proche et familial de l’écrivain, constituent la texture même de ces Mémoires d’enfance.

Se remémorant le petit garçon qu’il fut, Ngugi met en scène sa lente prise de conscience des injustices et des brutalités de la colonisation. C’est « comme si j’émergeais de la brume », écrit l’auteur. Le protagoniste se rend compte de la misère de sa famille, de la domination coloniale et de l’impuissance des adultes. L’un de ses premiers souvenirs est lié aux champs de pyrèthres où sa famille l’envoyait participer à la cuillette. À l'âge de 8 ans, il doit gagner sa vie. L’école sera son salut.

 « Je n’avais jamais imaginé que je pourrais un jour faire des études, proclame Ngugi. C’est ma mère Wanjiku, qui ne savait ni lire ni écrire, qui m’a demandé un soir si j’aimerais aller à l’école. La question est restée gravée dans ma mémoire tant l’école me semblait, à l’époque, hors de ma portée. En fait, tout ce que je suis aujourd’hui, je le dois à ma mère. Les femmes ont toujours joué un rôle majeur dans ma vie. Tout comme la place de premier plan qu’elles occupent dans l’histoire du Kenya. Elles ont participé pleinement à la résistance anticoloniale. Ce sont les femmes qui ont porté littéralement à bout de bras la société kényane, l’empêchant de se désintégrer. »

Ngugi aime à raconter qu’il n’a jamais vraiment compris d’où venait la détermination dont sa mère analphabète faisait montre pour assurer une éducation digne de ce nom à ses enfants. Toujours est-il que c’est à son obstination et sa débrouillardise pour réunir l’argent nécessaire pour l’inscription et l’achat de l’uniforme exigée que le jeune Ngugi doit son admission à l’école. Dans l’une des scènes les plus poignantes du livre, l’écrivain évoque sa mère lui rappelant qu’ils étaient pauvres et qu’à l’école, il ne mangera peut-être pas tous les midis. L’adolescent qu’il était devait lui promettre, écrit Ngugi, qu’il n’allait pas lui faire « honte un seul jour en refusant d’aller à l’école, parce qu’il avait faim ou que c’est difficile ». C’était un pacte non écrit entre mère et fils qui ne devait jamais être rompu.

Un havre de paix

Si l’univers « magique » de l’école apparaît dans le livre comme le contrepoint des turbulences que traverse le Kenya, confronté dans la période post-Seconde Guerre mondiale à un cycle sanglant de revendications indépendantistes et de répressions, l'école ne fut pas tout à fait un havre de paix. Ngugi raconte comment l’école kényane était devenue le champ de batailles idéologiques entre le courant assimilationniste représenté par les missionnaires et le mouvement indigéniste.

La guerre faisait rage entre ces deux visions de l’Afrique. Alors que dans les écoles indépendantes fondées par des Kényans éclairés, les enseignants parlaient de l’Afrique comme le continent de l’homme noir, les missionnaires proches du pouvoir colonial enseignaient, eux, une version révisionniste de l’histoire africaine, célébrant l’arrivée des Européens qui auraient apporté paix, progrès et civilisation. Ils gommaient les conquêtes, les spoliations et la destruction en règle des cultures autochtones. Le paroxysme fut atteint avec la fermeture du célèbre Kenya Teachers’ College qui formait les professeurs indigénistes. « Le coup le plus dur pour le moral collectif fut, se souvient Ngugi, lorsque l’État colonial décida de transformer les terrains et bâtiments de l’établissement en un camp de prisonniers où les résistants au colonialisme étaient pendus. »

Malgré l’acculturation que l’école a représenté pour l'élève Ngugi, le pacte que celui-ci avait conclu avec sa mère par une soirée d’hiver, ne fut jamais rompu. Il le fut d’autant moins que parallèlement aux traumatismes de la perte de sa culture, l’école permit à l’adolescent de découvrir sa future vocation d’écrivain, en l’initiant aux grands classiques de la littérature anglaise. Grandes espérances de Charles Dickens et L’Ile au trésor de Stevenson ainsi que d'autres livres emblématiques seront sa porte d’entrée dans le monde de l’imaginaire. Le garçonnet en avait pressenti obscurément l’existence dans sa tendre enfance, lors des veillées nocturnes dans la case de la co-épouse de sa mère.

« Mon père avait quatre épouses, explique Ngugi. Nous les appelions « nos mères ». Nous nous réunissions chaque soir dans la case de l’aînée des quatre. Cette dernière était une conteuse hors pair. J’étais fasciné par le monde imaginaire dans lequel elle nous entraînait. La nuit était propice à ces séances de récits. Nos mères nous disaient que la lumière du jour chassait les histoires. Elles rentraient chez elles dès que le jour pointait son nez et ne revenaient qu’une fois les travaux de la journée terminés. C’est seulement lorsque je suis allé à l’école et que  j’ai appris à lire et à écrire, que je me suis rendu compte qu’on pouvait raconter des histoires quand on voulait en fait. Je crois, toutefois, que ce sont les veillées nocturnes autour de ma belle-mère conteuse qui ont fait de moi l’écrivain que je suis devenu. »

Rêver en temps de guerre se clôt sur le départ du protagoniste pour la prestigieuse Alliance High School où se déroulera la suite de sa scolarité. Assis dans le car qui le conduit à sa destination, l’adolescent ne perçoit pas encore, à travers la brume qui enveloppe le paysage matinal, la promesse de la somptueuse vie d’écriture qui l’attend. Mais, il n’oublie pas de rendre tribut à sa mère, en renouvelant dans la pensée leur pacte secret de « rêver, même en temps de guerre ».

Rêver en temps de guerre. Mémoires d’enfance, par Ngugi wa Thiong’o. Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Orban et Annaëlle Richard. Collection « Pulsations », éditions Vents d’ailleurs, 258 pages, 22 euros.