Dans le sud de la Russie, la vie sous les attaques de drones venus d'Ukraine
17 April 2025

Dans le sud de la Russie, la vie sous les attaques de drones venus d'Ukraine

Reportage international

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Le Kremlin a indiqué, mercredi 16 avril 2025, ne pas être « prêt » à dire quand expirerait le fragile moratoire concernant les frappes sur les infrastructures énergétiques, conclu avec Kiev sous la pression de Washington, peu avant sa date de fin attendue. Kiev comme Moscou s'accusent presque quotidiennement de le violer. Dans la région de Krasnodar, les civils oscillent entre chocs, inquiétude et lassitude.

 

De notre envoyée spéciale à Kropotkine et Krasnodar,

Rue principale baptisée « Lénine », monument de Lénine au centre, immeubles et jardins nourriciers... Kropotkine est une classique petite ville ouvrière russe, située à presque trois heures de voiture de la capitale régionale Krasnodar, dans le sud du pays. Une ville jusqu'à cet hiver sans histoire, avec ses quatre usines d'agroalimentaire et ses sociétés de construction salariant une grande partie de la population.

Sauf que l'autre gros employeur, à une dizaine de kilomètres du centre, est un vaste complexe pétrolier : une station de stockage et surtout, la plus grande station de pompage de pétrole CPC (Caspian Pipeline Consortium) sur le territoire de la Fédération de Russie. Caspian Pipeline Consortium est détenu notamment à 24% par la Russie, 19% par le Kazakhstan et à hauteur de 15% par le géant américain des hydrocarbures Chevron, selon le site internet de la société. Cet oléoduc long de plus de 1 500 kilomètres transporte principalement du pétrole du Kazakhstanvia la Russie, vers la mer Noire, qui est ensuite transporté vers l'Europe.

Un complexe pétrolier visé

Le 17 février dernier, premier choc et premières unes sur la ville et son complexe pétrolier à la télévision fédérale russe : la station s'est retrouvée sous le feu. Selon un communiqué du Caspian Pipeline Consortium, l'attaque a été menée « par sept drones remplis d'explosifs et de composants métalliques » afin de « perturber l'installation et faire des victimes parmi le personnel opérationnel de la station ». « Tous les actionnaires du consortium international, y compris les représentants des entreprises américaines et européennes, ont été informés de l'attaque », a précisé le CPC. La station de pompage visée, la plus grande sur le parcours de cet oléoduc, avait cependant été « mise hors service », et l'oléoduc fonctionnait en puissance « de pompage réduite ».

Cette première attaque était intervenue quelques jours à peine avant la toute première rencontre entre des émissaires russes et américains à Djeddah pour évoquer la fin de la guerre en Ukraine. Elle avait immédiatement provoqué une légère hausse des prix du baril de Brent et fait réagir jusqu'au sommet du pouvoir. Vladimir Poutine avait saisi l'occasion pour souligner les risques de flambée du prix de l'or noir, argument qu'il sait particulièrement sensible aux oreilles de Donald Trump.

Une attaque d'ampleur mi-mars et une ville sous le choc 

Dans la nuit du 18 au 19 mars, le complexe pétrolier est à nouveau attaqué. Cette fois, le dépôt pétrolier prend feu et l'incendie se propage sur 2 000 m². Tout Kropotkine peut en dérouler le scénario. Assises l'une contre l'autre sur la banquette d'un café pâtisserie à la devanture bleu pastel, Viktoria, 51 ans, et Ekaterina, 32 ans, sont deux amies qui travaillent dans la même boulangerie de la ville.

« Dans la nuit, vers environ deux heures du matin, nous avons été réveillées par un bruit, mais il n'était pas très proche, explique Victoria, et au réveil, nous avons vu les informations locales sur Telegram et Instagram qui parlaient de ce qui s'était passé. Et c'est là que nous avons commencé à réaliser. Vers midi, nous avons vu une colonne de fumée, alors nous sommes allées sur place. Tous les habitants de la ville y étaient. Nous avons vu cet immense incendie, comment les sauveteurs et les pompiers se battaient contre le feu. C'était évidemment une image terriblement effrayante. » Une image qui a longtemps occupé les esprits, ajoute Victoria : « ​​​​​​​On en parlait partout, au travail, à la maison, tout le temps. Certains étaient indignés, d'autres avaient peur, se demandaient quoi faire, s'il fallait partir et si oui, où. »

Les pompiers ont lutté contre l'incendie pendant une semaine. « ​​​​​​​On nous a recommandé de porter des masques, d'éviter de rester dehors le plus possible, et de fermer les fenêtres », raconte Ekaterina. « Mais nous n'avons vu personne se promener avec un masque, et en règle générale, personne n'a rien fait. Nous espérions que ça irait quand même », ajoute-t-elle.

Pendant ces sept jours, un nuage noir a plané au-dessus de la ville, avant que la pluie n'apporte des cendres partout, sur le sol et sur les voitures. Désormais, Victoria pense aussi aux conséquences sur son environnement. « Toute cette fumée et ses produits, c'est évidemment resté, dit-elle, et ça s'est installé sur nos arbres, sur les plantes qui commencent à bourgeonner. En plus, nous sommes en pleine période de plantation des cultures. Donc, nous respirons et mangeons cette pollution, c'est inévitable. »

La vie semble avoir repris son cours à Kropotkine, mais même après plus de trois ans de ce que le Kremlin appelle toujours une « opération spéciale », les deux amies ont toujours du mal à donner un sens à ces attaques : « ​​​​​​​Personne n'aurait imaginé qu'une telle catastrophe puisse se produire si près de chez nous, dit Victoria, sous l'œil approbateur d'Ekaterina, personne ne pensait même au fait qu'une guerre était en train de se dérouler. Tout était calme, tout allait bien. »

À la sortie du café où RFI les a rencontrées, pourtant, le bâtiment juste à côté attire l'œil : c'est un point de recrutement de l'armée russe. À Kropotkine comme dans d'autres petites villes de Russie, on signe des contrats pour aller se battre en Ukraine. 

Dans la région, la guerre se manifeste par d'autres signes, petits mais réguliers. Cette fois sur les téléphones portables, via les messages d'alerte des services locaux du ministère des Situations d'urgence. Entre deux alertes météos sur des vents violents et du gel localisé, en pleine nuit ou au petit matin, on peut lire : « ​​​​​​​Attention, alerte drones sur le territoire. » Avec parfois un avertissement supplémentaire : « Attention danger ! Abritez-vous dans une pièce sans fenêtres ! »

« La situation est devenue plus alarmante »

Krasnodar, la capitale de la région, vit en apparence très paisiblement et très éloignée du conflit qui se déroule pourtant à quelques centaines de kilomètres. Les « Z » en soutien à l'assaut russe en Ukraine, si nombreux dans les premiers mois de 2022, n'apparaissent presque plus dans l'espace public. À peine les aperçoit-on sur les tramways de la ville. Pourtant, la guerre, raconte Véra, est dans toutes les conversations. Cette cheffe d'entreprise, native de la ville, a déménagé il y a trois ans à Moscou, mais revient au maximum tous les deux mois à Krasnodar. Elle mesure très précisément la différence d'atmosphère.

« La situation est devenue plus alarmante », raconte-t-elle d'un ton égal, le temps d'une promenade dans un jardin de la ville. « On voit des hélicoptères dans le ciel, des militaires sur les routes. Tous mes amis en parlent. Nous pensons que c'est extrêmement dangereux pour nous ici. J'ai aussi beaucoup de proches dans la région de Rostov qui me racontent qu'ils entendent des explosions, et qui connaissent des gens qui ont été blessés. En général, je considère que la probabilité d'attentats est élevée, et que la situation est instable. J'ai même des amis qui ont maintenant peur de partir en vacances en Crimée, même s'ils y sont allés avec plaisir pendant de nombreuses années », poursuit Véra.

Les autorités locales et certains professionnels du tourisme affirment en tout cas que dans la péninsule annexée par la Russie depuis 11 ans, les réservations pour cette saison touristique sont au plus haut. C'est impossible à vérifier de source indépendante.

La station de pompage de Kropotinskaya a, elle, dû réduire ses activités. Le 10 avril dernier, le consortium propriétaire déclarait par voie de presse s'attendre à ce qu'elle puisse être remise en service fin mai.