« La Laverie », c’est le nom du plus gros point de deal des Alpes-Maritimes. Il se trouve dans la cité des Moulins, à Nice. Siam Spencer est journaliste. Dans un livre publié ce 14 novembre aux éditions Robert Laffont, elle raconte le quotidien dans ce quartier gangréné par le trafic de drogue et dans lequel elle a vécu pendant sept mois. Un quartier dans lequel l’entraide est importante, mais les bruits des guetteurs incessants. Siam Spencer revient sur les raisons de cette violence et de ces balles perdues qui se multiplient.
RFI : Vous publiez La Laverie chez Robert Laffont, qu’est-ce que c’est que La Laverie ?
Siam Spencer : La Laverie, c’est le plus gros point de deal des Alpes-Maritimes. Il est à Nice, au quartier des Moulins, où j’ai vécu pendant 7 mois et sur lequel j’ai enquêté après pendant 5 mois.
Et alors, le trafic de drogue, vu du quartier dans lequel vous habitez, ça ressemble à quoi ?
Alors ça ressemble à des petits jeunes, sur des chaises roulantes, des chaises en bois, postés comme ça à plusieurs endroits dans le quartier qui font le guet pour prévenir si la police passe ou non par rapport au point de deal qui est un peu en retrait. Il y a aussi beaucoup de son, notamment là au quartier du moulin, on crie : « Ça passe » quand la police passe. Donc il y a le fameux « Arah ! », mais à Nice, on dit « Ça passe » et c’est très sonore finalement comme quartier.
Cela commence très tôt le matin, et ça finit tard le soir.
Tout à fait. Les premiers deals peuvent commencer tôt, vers 8 h. Parfois même un petit peu plus tôt, en fonction des commandes que peuvent avoir les dealers. Mais disons que la boutique ouvre vraiment à 10 h. C’est là que vraiment, il y a plusieurs dealers qui sont postés et qui attendent le consommateur. Et en général jusqu’à 22 h, parfois minuit en fonction du jour de la semaine.
Ça s’organise de quelle façon ?
Alors dans la cité des Moulins, comme dans quasiment toutes les cités de France finalement, il y a donc ce chouf, celui qui est le plus visible : le vendeur qui est souvent accompagné d’un deuxième vendeur qui vérifie que tout se passe bien. Souvent, on en a encore un troisième qui fait à la fois parfois de la vente ou qui surveille que ça se passe bien et qui s’occupe de l’approvisionnement. C’est-à-dire qu’il va aller là où des petites quantités de drogue sont cachées, à proximité du lieu de deal. Et faire les allers-retours comme ça en rapportant un peu de marchandise. Ensuite, on a un approvisionneur qui lui va faire des plus grandes distances, qui peut aller dans un appartement nourrice par exemple ou une planque beaucoup plus loin, qui peut être parfois à 10 km du quartier, et rapporter ces petites quantités jusqu’à ce petit point de cache qui peut être dans une voiture à proximité. Ensuite, on a le gérant qui s’occupe du recrutement, de fermer la boutique, de voir si tout se passe bien. On a aussi parfois des hommes armés à proximité au cas où quelqu’un d’un clan adverse essaie de reprendre ce point de deal. Parfois, on a aussi des community managers qui s’occupent de la communication sur les réseaux sociaux, auprès des consommateurs. C’est vraiment comme une entreprise ; des PME un peu classiques, mais bon, pas si classiques que ça.
C’est un trafic qui génère une violence parfois inouïe. Comment est-ce que cette violence s’explique ?
Parce qu’il y a des enjeux financiers très forts. Le point de deal La Laverie, c’est entre 15 000 et 20 000 € de recettes par jour. C’est quand même énorme.
Vous disiez aussi qu’à une époque, le trafic était aux mains de gens plus âgés alors qu’actuellement, les jeunes ne font pas le même apprentissage.
Oui, c’est ça : il n’y a pas d’apprentissage. Ce sont des ados la plupart du temps. En plus de ça, ils sont consommateurs de cannabis et parfois aussi d’alcool. La consommation des deux fait qu’on se retrouve avec des jeunes camés ou des mineurs non accompagnés qui sont dans des états seconds et qui peuvent avoir aussi des switchs, des coups de folie et dans un climat de stress ambiant qui est assez fort parce qu’il y a justement des tensions entre clans rivaux et c’est là justement qu’on peut se retrouver avec des armes et avec un clan qui va débarquer, tirer sur tout le monde ou des coups de couteau. C’est là que ça devient vraiment dangereux pour les habitants et pour aussi pour les jeunes qui travaillent sur ces points-là.
On a entendu des histoires de balles perdues, dans de très nombreuses villes en France. Vous, vous racontez comment, au début, vous mettez votre matelas par terre pour échapper à une balle perdue.
C’est ça. J’habitais au rez-de-chaussée et la première fois que je me suis réveillée au Moulin, il y a eu des tirs quasiment en face de chez moi. Des tirs quasi sous ma fenêtre. Et je me suis dit que je n’avais pas envie d’être à hauteur de tir, on ne sait jamais s’il y a une balle qui traverse, ou qui passe par la fenêtre. Je me suis mise à dormir tous les soirs sur le sol. J’étais encore plus près des cafards, mais je me rapprochais du sol. Tout ça, ça s'intériorise beaucoup aussi. Ce sont des mécanismes en fait, on s’en rend même plus compte et c’est avec le recul que je me suis dit que ce n’était pas normal.
Le quotidien dans le quartier des Moulins, c’est de la violence, mais aussi beaucoup d’entraide, de vie associative et la détresse des gens qui sont un peu obligés d’y vivre, que vous racontez très bien.
Oui et qui sont beaucoup aidés par les associations et je parle beaucoup dans le livre d’Abdelhakim, qui est le président de l’association Partage ton talent, qui aide énormément les jeunes et qui est vraiment très active dans ce quartier-là. En fait, c’est le truc classique « si un jeune est occupé en train d’aller faire du ski ou juste aider une mamie à faire son jardin ou lui rapporter ses courses, c’est un jeune qui n’est pas dans la rue » et ça, ce sont des choses qui fonctionnent très bien, en tout cas dans ce quartier-là. À Nice, mais c’est le cas dans plein de villes, on est sur des loyers qui sont quand même assez excessifs. En plus de ça, il y a aussi un facteur de racisme qu’il ne faut pas négliger. Il y a quand même beaucoup d’habitants qui arrivent à trouver des appartements à loyer modéré avec les bailleurs sociaux, mais on leur met des bâtons dans les roues parce que quand on a un nom à consonance arabo-musulmane, on a clairement moins de chance d’obtenir le logement.
Les rapports avec la police sont-ils ceux que vous imaginiez ?
Non, c’est moins tendu que ce que je pensais. Je suis arrivée avec des a priori et je me suis dit que ce ne serait pas étonnant qu’il y ait une bavure ou des choses comme ça. Alors ça peut être tendu parce que les habitants, notamment les hommes, parlent beaucoup de contrôles trop fréquents et qui les mettent mal à l’aise ou les agacent. Mais c’est moins tendu dans le sens où il y a des moments de discussion entre les policiers, les jeunes d’une part, mais surtout les familles. Globalement, tout le monde cohabite. Quand j’y étais, quasiment tous les jours, il y avait un camion de CRS où la police qui se baladait. Et pourtant, les engueulades entre des habitants et des policiers étaient rares. Tout le monde sait que les policiers sont là, les dealers sont là, les habitants… C’est un petit monde qui cohabite.
Mais en même temps, les policiers sont très pessimistes sur l’évolution de la situation et du trafic de drogue qui arrive dans toutes les villes.
Oui complètement. On m’a plusieurs fois parlé d’une vague qu’on ne peut pas arrêter et que les choses empirent, qu’ils ont l’impression de ne rien pouvoir faire. Souvent, quand ils arrivent, c'est qu’il est déjà trop tard. Ils se sentent finalement assez impuissants par rapport à ce trafic-là. Ils font ce qu’ils peuvent et leur mission, c'est d’être là pour trois ou quatre heures tous les jours et de se dire que pendant ce court laps de temps, il y a moins de risques qu’il y ait une balle perdue, ou un jeune qui se fasse planter avec un poignard. Ces trois heures-là, c’est un moment de répit pour les habitants qui eux, pour le coup, n’ont rien demandé et au moins sont très en colère et le disent face découverte, ce qui n’est pas le cas dans toutes les villes.
Vous êtes journaliste, y compris pour RFI. Vous êtes l’une de nos correspondantes à Marseille. Vous n’avez jamais parlé des Moulins dans vos reportages. Pourquoi ?
Alors au début, je voulais. En arrivant, je me suis dit que ça pouvait être intéressant d’en parler avec justement cette double casquette d’habitante et de journaliste ou juste de journaliste. Mais après, j’ai eu vraiment un sentiment de malaise. Déjà ce sentiment que je ne pourrais jamais tout dire, tout ce qu’il y avait à dire et que je passerais toujours à côté d’une information. Parce qu’il y a la violence des armes, du trafic, etc. Mais la violence que moi je ressentais, c’était celle des cafards, de l’insalubrité et d’être un peu une citoyenne de seconde zone. Et j’avais l’impression qu’en choisissant un sujet, un angle, je n’allais pas pouvoir expliquer ce que c’était que cette violence-là. Il y avait aussi ce côté que j’étais en train de vivre cette situation et j’estime que c’est pas mal d’avoir un petit peu de recul pour pouvoir parler de ce qui se passe dans ces moments-là. Donc je n’ai pas réussi et j’ai fait le choix après d’arrêter de me poser la question « tiens, est-ce que je ne ferais pas un reportage sur tel sujet ou tel sujet ? » Et puis il y avait aussi peu de demandes, à part sur des gros faits divers, ou des polémiques aussi. Il y a eu pas mal de polémiques sur le quartier des Moulins. C’est quelque chose que j’ai refusé de faire parce que je me suis dit, est-ce que c’est vraiment nécessaire de donner cette image-là, de remettre une pièce dans la machine sachant que le quartier avait déjà cette image de ghetto et j’avais l’impression que ce n’était pas ma place de faire ça et que ça n’allait aider personne finalement.
À écouter « On ne peut pas se satisfaire de voir autant de jeunes mourir dans une guerre à la drogue »