L'Épopée des musiques noires
L'Épopée des musiques noires

L'Épopée des musiques noires

Blues, Gospel, Negro Spirituals, Jazz, Rhythm & Blues, Soul, Funk, Rap, Reggae, Rock’n’Roll… l’actualité de la musique fait rejaillir des instants d’histoire vécus par la communauté noire au fil des siècles. Des moments cruciaux qui ont déterminé la place du peuple noir dans notre inconscient collectif, une place prépondérante, essentielle, universelle ! Chaque semaine, L’épopée des musiques noires réhabilite l’une des formes d’expression les plus vibrantes et sincères du 20ème siècle : La Black Music !  À partir d’archives sonores, d’interviews d’artistes, de producteurs, de musicologues, Joe Farmer donne des couleurs aux musiques d’hier et d’aujourd’hui. Réalisation : Nathalie Laporte. *** Diffusions le samedi à 13h30 TU vers toutes cibles, à 20h30 TU sur RFI Afrique (Programme haoussa), le dimanche à 16h30 TU vers l'Afrique lusophone, à 17h30 TU vers Prague, à 21h30 TU vers toutes cibles. En heure de Paris (TU +1 en grille d'hiver)

Hommage à Sam Moore
16 January 2025
Hommage à Sam Moore

Le chanteur américain de Soul-Music, Sam Moore, nous a quittés le 10 janvier 2025 à l’âge de 89 ans. Outre ses prouesses vocales fort expressives, cette grande figure de « L’épopée des Musiques Noires » tint sa notoriété d’un duo historique qu’il forma avec un autre formidable interprète, Dave Prater, avec lequel il brilla sur les scènes internationales, dès les années 60. « Sam & Dave » devinrent les icônes du label Stax Records et propulsèrent des classiques comme « Soul Man », « Hold on I’m coming » ou « I thank you » au sommet des hit-parades.

La ferveur populaire qui accompagnera le succès de ces jeunes gens pleins de talent épousera le contexte social d’une Amérique alors embourbée dans ses contradictions. Nous sommes au beau milieu du mouvement des droits civiques emmené par le pasteur Martin Luther King. La fronde de la communauté noire trouve un écho dans le répertoire des artistes en vogue. Sam Moore n’a qu’une petite trentaine d’années et prend progressivement conscience que le divertissement peut aussi avoir une dimension politique et citoyenne. Il comprend qu’une chanson peut avoir un impact sur la conscience collective. D’abord considérées comme des bluettes inoffensives, les œuvres de « Sam & Dave » traduiront un élan d’espérance et un indéniable désir d’unité. « Lorsque vous écoutez notre titre « Soul Man », vous entendez du jazz, du gospel, du blues, de la country, et surtout, vous entendez ces mots : « I’m a soul man ». Immédiatement, vous vous rassemblez, vous dansez tous ensemble, vous vous donnez la main, que vous soyez noirs ou blancs, cela importe peu. Côte à côte, vous pouvez chanter : « I’m a soul man ». Donc oui, il y a un message, et nous le chantions : « I’m a soul man, you’re a soul man, they’re soul men » - « Je suis, tu es, ils sont des soul men ». Je ne le chantais pas pour une partie de la population mais pour tous, et regardez, des décennies plus tard, cette chanson a toujours du sens, chacun de nous se reconnaît dans « Soul Man », n’est-ce pas merveilleux ? ». (Sam Moore au micro de Joe Farmer)

L’exaltation née d’un espoir de fraternité universelle se fracassera malheureusement sur la violence endémique d’une nation profondément raciste. L’assassinat du Pasteur King, le 4 avril 1968, fut un choc pour nombre de progressistes américains effarés par tant d’injustice et d’impunité. Sam Moore commença alors à douter du bien fondé de la posture non-violente prônée par son héros. « Vous devez comprendre qu’à cette époque, Stokely Carmichael, H. Rap Brown, Malcolm X, laissaient entendre que Martin Luther King était un lâche, qu’il faisait des courbettes pour obtenir des droits, qu’il suppliait le Blanc de nous octroyer l’égalité raciale. Ce furent des propos très violents au point qu’à l’époque, je me disais : « C’est vrai, je ne veux plus tendre l’autre joue, je ne veux plus subir les canons à eau, les assauts des chiens policiers ! Désormais, si on me frappe la joue droite, je répondrai en frappant la joue gauche ! » Je devenais plus radical, j’écoutais les thèses d’Elijah Muhammad, j’allais à ses conférences, c’était un peu la confusion dans ma tête… Je ne savais plus qui croire ou qui écouter. Mais quand Martin Luther King a été assassiné, soudain j’ai réalisé que son message n’avait pas été aussi médiocre qu’on avait pu le dire. Ce que j’essaye de vous dire, c’est que le « Sam Moore » de l’époque était un peu perdu… ». (Sam Moore sur RFI en 2004)

À l’aube des années 70, Sam Moore peine à trouver un sens à son engagement artistique. Les années passent et les relations conflictuelles avec son entourage entament son enthousiasme et sa clairvoyance. La tension monte avec son alter ego, Dave Prater, et la cohésion du duo se craquelle. En 1981, « Sam & Dave » se séparent dans la douleur et ne se produiront plus jamais sur scène ensemble. Sam Moore doit, de surcroît, faire face à un autre obstacle de taille, son addiction à l’héroïne. Ce n’est qu’en 1986 que son nom rejaillit. Il enregistre avec le rockeur new-yorkais Lou Reed une nouvelle version de « Soul Man ». Le public a changé. La jeune génération découvre cette voix échappée des sixties et se laisse griser par sa musicalité surannée. Petit à petit, Sam Moore retrouve la foi, l’envie de chanter, d’enregistrer et de côtoyer ses contemporains. La disparition brutale de son ancien partenaire, Dave Prater, le 9 avril 1988, enterre définitivement les intentions mercantiles de voir le duo se reformer. Sam Moore doit à présent exister par lui-même. Il multiplie alors les prestations et se retrouve invité à participer au film « Blues Brothers 2000 ». Cette apparition à l’écran le hisse subitement au rang d’icône de la Soul originelle.

Au XXIè siècle, Sam Moore devient le patriarche que l’on célèbre. Bruce Springsteen ne manquera d’ailleurs pas de lui rendre un vibrant hommage en le conviant sur la scène du Madison Square Garden de New York en 2009 pour interpréter à ses côtés ses imparables ritournelles d’antan. Cette amicale complicité artistique tranchera singulièrement avec une prise de position inattendue du vieillissant chanteur afro-américain. En 2017, Sam Moore décide, en effet, de soutenir la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Avait-il été déçu par les deux mandats de Barack Obama ? Considérait-il que l’évolution de la société américaine ne nourrissait plus ses espoirs ? Ce choix politique fort commenté à l’époque trahissait peut-être les doutes et tergiversations d’un homme tourmenté, bousculé par les soubresauts d’une vie tumultueuse et incertaine. Quelles que furent ses réelles convictions, son statut de pionnier résistera à l’érosion du temps car il s’inscrit dans l’histoire indélébile des musiques noires américaines.

Facebook de Sam Moore.

Six cordes et des milliers d’histoires
09 January 2025
Six cordes et des milliers d’histoires

Dans le récit épique des musiques populaires afro-planétaires, les guitaristes tiennent une place de choix. Souvent au-devant de la scène, ils sont les virtuoses que l’on acclame et que l’on vénère. Ils développent tous un style propre qui les distingue de leurs homologues. Outre le talent, le choix de l’instrument est primordial. Une guitare « Dobro » n’a certainement pas le même son qu’une « Gibson Flying V ». Elle ne raconte pas non plus la même histoire. Elle identifie une époque, un genre musical, une personnalité. Dans son dernier ouvrage, Guitares d’exception (Gründ Editions), Julien Bitoun s’est penché sur ces différences notables qui narrent une épopée centenaire.

Le guitariste universel dont on ne cesse d’analyser le jeu flamboyant depuis des décennies n’est autre que Jimi Hendrix. La hardiesse avec laquelle il bouscula la sonorité de sa « Fender Stratocaster » restera longtemps dans les mémoires. Cette tonalité révolutionnaire fut, certes, popularisée par un virtuose absolu, mais n’oublions pas l’outil, le vecteur de transmission de cette folie créative. Il faut alors se poser la question essentielle : est-ce la guitare qui identifie un artiste ou est-ce l’instrumentiste qui fait scintiller une guitare ? Il faut croire que la réponse à cette légitime interrogation conservera longtemps sa part d’ambiguïté car, dès le début du XXe siècle, les premiers bluesmen adoptaient une posture qui les distinguait de leurs contemporains. Se servaient-ils de leur guitare pour se faire entendre ? Pour se faire respecter ? Pour avoir un statut social dans une Amérique ségrégationniste ? La guitare n’était peut-être pas qu’un passe-temps ludique. Elle offrait à ces valeureux compositeurs afro-américains un moyen d’exprimer leur frustration, leur quotidien miséreux, leur aspiration à la liberté et à l’égalité.

Progressivement, les techniques, les formes, les musicalités des guitares, donneront du crédit et une visibilité à leurs utilisateurs. Chet Atkins ou Sister Rosetta Tharpe, par exemple, deux artistes très distincts, ont marqué leur époque, leur style et leur patrimoine grâce à l’emploi inventif qu’ils faisaient respectivement de leur guitare, « Gretsch » et « Les Paul ». L’intention artistique était radicalement différente. Le choix de l’électrique ou de l’acoustique, les évolutions drastiques des goûts du public, l’apparition de nouveaux courants musicaux, l’exigence de la perfection, tous ces éléments accéléreront la mise sur le marché de nouveaux modèles toujours plus sophistiqués.

Et pourtant, la passion pour l’authenticité artisanale l’emportera parfois sur l’innovation et la performance. Nombre de « guitar heroes » préfèreront s’emparer d’une vieille « Martin D-28 » de 1938 pour retrouver l’humeur originelle de la country music. Bob Dylan fut, par exemple, très friand de ces antiquités devenues, aujourd’hui, très onéreuses. Il y a donc mille raisons de posséder une guitare : le désir de jouer avec l’histoire, de s’affirmer en tant qu’artiste, de parader, de faire sensation ou de séduire son entourage… En parcourant le livre de Julien Bitoun, Guitares d’exception (Gründ Editions), les guitaristes en herbe, comme les plus aguerris, pourront user jusqu’à la corde leurs connaissances encyclopédiques.

À la source du Rock'n'roll
02 January 2025
À la source du Rock'n'roll

Le rock est-il l’émanation de la culture africaine-américaine ? Cette sempiternelle interrogation a été tranchée maintes fois depuis des décennies. Pourtant, un ajustement du récit historique n’est jamais vain. Bruno Blum, auteur, dessinateur, guitariste, producteur, conférencier, est le concepteur d’un Dictionnaire chronologique du rock, un coffret de 4CDs qui bouscule les idées reçues et scrute avec acuité les évolutions stylistiques d’une forme d’expression dite révolutionnaire.

Longtemps, le rock’n’roll fut incarné par la flamboyance du « King », Elvis Presley. Cette facile représentation historique est aujourd’hui amendée par une meilleure connaissance des réalités américaines. Nul ne peut contester qu’un choc culturel eut lieu à l’aube des années 1950 quand le blues et la country-music dessinèrent les contours d’un vocabulaire sonore fédérateur et populaire. Le contexte social d’alors fut pourtant l’un des obstacles majeurs au vœu d’universalité du rock’n’roll. Comment pouvait-on accepter, dans une Amérique ségrégationniste, qu’un jeune chanteur blanc puisse interpréter des airs inspirés du répertoire noir ? C’est pourtant cette audace qui bouscula le conservatisme bien-pensant d’antan.

Certes, il fallut batailler ferme pour que les Chuck Berry, Little Richard, Bo Diddley, Fats Domino, soient reconnus, considérés, respectés, par l’ensemble des citoyens américains. Si la jeunesse semblait accepter et encourager cette poussée de fièvre inéluctable, le monde des adultes regardait d’un très mauvais œil cette irruption de trublions dont les danses dites « tribales » les indisposaient sérieusement. Nul ne pouvait cependant contrer cette aspiration à un épanouissement artistique total. Deux visions de la société américaine s’opposaient, deux reflets contradictoires qui interdisaient l’unité d’une nation autour de valeurs humaines indiscutables. Le racisme résistait depuis des siècles aux élans progressistes d’orateurs courageux, il était donc impensable, pour les plus radicaux, que la stabilité sociale et le mode de pensée réactionnaire percutent l’outrecuidante ferveur de quelques hurluberlus.

Le rock’n’roll ne fut pas qu’un des nombreux soubresauts du XXe siècle aux États-Unis. Il modifia profondément la physionomie de la nation américaine et, par ricochet, fit avancer à l’échelle planétaire l’esprit de concorde et de communion. Plus qu’un genre musical, c’est une attitude, un esprit, des convictions qui animaient tous ces musiciens devenus des icônes. Dans son Dictionnaire chronologique du rock (Frémeaux & Associés), Bruno Blum ose même citer Ray Charles, Aretha Franklin et Bob Marley, parmi les promoteurs essentiels du rock. Il est vrai que tous ces piliers de L’épopée des Musiques Noires avaient en eux cette volonté farouche de rassembler plutôt que de diviser. Leur musicalité s’inscrivait dans la lente évolution des matrices idiomatiques africaines et européennes. Ce rappel utile prend une signification toute particulière quand le repli sur soi semble défier notre quotidien.

► Le Dictionnaire chronologique du rock, paru chez Frémeaux & Associés.

Quelques bons souvenirs de 2024
26 December 2024
Quelques bons souvenirs de 2024

Ces douze derniers mois ont souvent été bousculés par une actualité trépidante. La musique a, une fois de plus, permis d’apaiser nos esprits, tourmentés par le tourbillon des événements mondiaux. Dans L’épopée, nous avons accueilli de nombreux artistes bien décidés à susciter la concorde entre les peuples à travers des mots choisis et des notes inspirantes. Toutes les générations ont pu s’exprimer en toute liberté.

L’année 2024 débuta avec un anniversaire… Un club de jazz historique, le Baiser Salé, fêtait ses 40 ans en présence de nombreux artistes dont Angélique Kidjo. La célèbre chanteuse béninoise était heureuse de se remémorer, sur notre antenne, ses premiers pas sur cette petite scène qui vit défiler, au fil des décennies, de nombreux jeunes talents devenus par la suite de véritables personnalités. Aux côtés de Maria Rodriguez, programmatrice de ce haut lieu multiculturel parisien, elle prit le temps de raviver notre mémoire. Angélique Kidjo est aujourd’hui une reine de l’art vocal, mais n’oublie pas les personnes qui ont accompagné son développement artistique.

Sa consœur, Lizz Wright, a pleinement conscience de l’absolue nécessité de célébrer le passé. Invitée en octobre 2024 sur nos ondes pour présenter son dernier album intitulé Shadow, la gracieuse chanteuse américaine nous fit quelques confidences sur son enfance et les enseignements qu’elle en tira : « Ma grand-mère, Martha, avait l'habitude d’aller prier au pied d’un arbre près de sa maison. C’est une image dont je me souviendrai longtemps. Mon père me racontait beaucoup d’histoires à ce sujet. Il y a dans le sud des États-Unis des contes et légendes qui entretiennent le mythe des ancêtres, qui décrivent le vent qui souffle, la pluie qui tombe, la nature qui s’épanouit. Je comprends aujourd’hui que ma grand-mère me montrait la voie à suivre et me faisait prendre conscience de la dureté de ce monde troublé. Elle m’a donné le courage de revendiquer ma place sur cette planète sans attendre que quelqu’un ne me l’octroie. Je veux être responsable de l’amour que je donne et ne pas être un étranger pour autrui. Voilà les belles valeurs que ma grand-mère m’a transmises. » (Lizz Wright sur RFI)

Il y a mille façons d’honorer nos aînés… Les écouter se raconter est une indéniable marque de respect. Lorsque le bluesman Bobby Rush (91 ans) nous accorda une rare interview en mars dernier, nous ne pouvions que boire ses paroles et savourer le plaisir d’entendre ce fringant nonagénaire évoquer les soubresauts, parfois pénibles, de sa destinée : « Je me souviens que, durant mes concerts dans le sud, je mettais mon autobus de tournée à disposition des marcheurs pour qu’ils puissent se rendre sans danger dans les bureaux de vote. En 1963, j’ai fait de même à Chicago, car les autorités s’étaient arrangées pour qu’aucune voiture appartenant à un Noir ne puisse se garer dans les quartiers réservés aux Blancs. J’ai cherché à contourner cet interdit, mais quelqu’un a mis le feu à mon bus. Je suis allé porter plainte au commissariat du coin et l’agent de police m’a carrément jeté dehors. Il m’a traité de "nègre" et m’a dit de rentrer chez moi. Mon fils était à mes côtés… Imaginez sa frayeur ! Aujourd’hui, on ne vous crache pas ouvertement à la figure, mais on vous dénie votre statut social. C’est aussi brutal psychologiquement. Par exemple, je n’ai toujours pas l’opportunité de me produire où je veux alors qu’un musicien blanc est accueilli avec les honneurs où que ce soit. Les artistes blancs gagnent beaucoup plus d’argent que les artistes noirs. Et je ne fais pas exception à la règle. Il nous reste notre modeste notoriété. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça. L’Amérique a changé, mais certaines attitudes sont restées les mêmes ». (Bobby Rush, le 07 mars 2024)

Le blues est certainement l’une des formes d’expression matrices de L’épopée des Musiques Noires. Il porte l’héritage africain de la culture mondiale. Tous les musiciens venus s’exprimer en 2024 sur nos ondes ont fait référence à ce patrimoine séculaire qui nourrit leur inspiration. Le jeune Jontavious Willis (28 ans) sait d’où il vient et ses œuvres sont l’écho révérencieux de traditions qu’il veut préserver. Seul, sa guitare à la main, il perpétue le message de ses aïeux et restitue l’esprit de la Géorgie, sa terre natale dans le sud des États-Unis. Son dernier album en date, West Georgia Blues, devrait être salué unanimement en 2025.

Les musiques africaines-américaines ont influencé de nombreux instrumentistes à travers la planète. En Angleterre, au cœur des années 60, quelques jeunes virtuoses inspirés avaient choisi de revitaliser le répertoire de leurs cousins d’Amérique. Le chanteur Ian Gillan, pilier du groupe Deep Purple, reconnaît humblement avoir été profondément marqué par le blues, le jazz et la soul-music, entendus durant sa prime jeunesse. Il accepta d’ailleurs, en juillet dernier, de nous faire part de son goût immodéré pour les archives sonores conservées outre-Atlantique : « N’oublions pas que cette musique est née dans le delta du Mississippi, puis est remontée vers Kansas City, Saint-Louis et enfin Chicago. En suivant ce long voyage temporel et géographique, vous pouvez ressentir l’évolution du blues. C'est ce que j'appelle le blues authentique. D’ailleurs, les ritournelles composées à l’époque sont des petits bijoux qui racontent l’histoire du peuple noir. Sur notre dernier album, vous remarquerez peut-être la chanson 'A bit on the side', c’est un titre très puissant dans lequel la section basse-batterie est imposante, mais si vous tendez l’oreille, vous entendrez une allusion au titre 'Parchman Farm' de Mose Allison. Curieusement, cela m’est revenu à l’esprit, car cette mélodie fait partie de mes années de jeunesse quand j’étais en plein apprentissage musical. Je me souviens de ces paroles très intenses que j’avais apprises par cœur. Au moment de l’enregistrement, je me disais : "D’où viennent ces mots qui me trottent dans la tête ?". Ils étaient juste dans ma mémoire lointaine. Je pense donc avoir une préférence pour le blues des origines et même, le jazz des origines, celui des années 20 qui est beaucoup plus attractif que le be-bop des années 40. Il y a dans ces musiques une tonalité encore immature, presque adolescente, c’est l’expression naturelle d’un vécu souvent douloureux. Dans ce répertoire d’un autre temps, on évoque les troubles sociaux, les abus de pouvoir. Il faut d’ailleurs savoir déceler le message transmis par tous ces artistes afro-américains d’autrefois, car il y avait souvent une double signification. Si vous n’y prêtez pas attention, vous passerez à côté des messages que véhiculaient ces chansons. Les artistes noirs utilisaient des codes pour pouvoir exprimer leur mal-être sans que les Blancs ne s’en rendent compte. Tous ces gens étaient traités comme des animaux. Ce sentiment de désespoir a survécu à travers la musique et s’est retrouvé dans le blues de Chicago. Il est, certes, devenu plus commercial au fil du temps, mais le message d’origine est resté vivace, grâce notamment à B.B King et, bien entendu, Muddy Waters ». (Ian Gillan au micro de Joe Farmer)

L’année 2024 nous a permis de converser avec des interlocuteurs passionnants. Impossible de résumer douze mois d’échange et de partage enrichissants. Notons tout de même l’engagement individuel de toutes ces âmes sensibles capables d’insuffler un élan de communion irrésistible et salutaire en ces temps de divisions insensées.

Gageons que 2025 nous apportera ce réconfort musical que nous appelons tous de nos vœux. Nous y veillerons !

Jazz Magazine a 70 ans !
19 December 2024
Jazz Magazine a 70 ans !

Né en décembre 1954, le mensuel Jazz Magazine est devenu la référence historique des musiques héritées de la culture afro-américaine. Depuis sa naissance, il y a 70 ans, les équipes ont évolué, les goûts des lecteurs se sont affinés, la diversité des couleurs sonores s’est affirmée, mais la rédaction a conservé ce désir d’être l’écho et, parfois, le prescripteur du temps présent. Édouard Rencker, actuel chef d’orchestre de ce « Big Band » de journalistes avertis, n’est pas peu fier de célébrer cet anniversaire malgré les tourments d’une longévité éprouvante. À ses côtés, le guitariste et chanteur malien, Pedro Kouyaté, soutenu par Jazz Magazine, nous donne sa définition libre du mot « jazz ».

Lorsque Jazz Magazine voit le jour, la France s’est dotée d’un nouveau président, René Coty, élu par le Parlement car le suffrage universel n’existe pas encore dans cette IVe république en quête d’un second souffle. Les années d’après-guerre sont celles de la reconstruction. Les Français ont soif de vivre et s’enthousiasment pour les grandes figures du jazz d’alors. Sidney Bechet est la vedette du moment et remplit sans effort l’Olympia à Paris. Il devient impératif de se faire l’écho de l’engouement populaire pour le swing de ces musiciens aguerris. Nicole Barclay, épouse du grand producteur Eddie Barclay, imagine un magazine mensuel capable de refléter l’air du temps. Ce sera le début d’une aventure journalistique palpitante qui traversera sept décennies durant lesquelles les styles, les créateurs, les disparitions, les innovations, susciteront des milliers d’articles, de dossiers thématiques, d’enquêtes et de reportages photographiques passionnants.

Certes, les soubresauts du jazz inciteront les différentes rédactions à, perpétuellement, se remettre en question, mais l’envie de se faire l’écho du moment présent résistera à l’érosion du temps. Le duo Franck Tenot/Daniel Filipacchi veillera longtemps à la bonne tenue de cet organe de presse spécialisé qui s’engagera sincèrement dans la défense de toutes les formes de swing. Véritable miroir de l’agitation sociale et culturelle des XXe et XXIe siècles, Jazz Magazine est toujours resté à l’écoute des musiciens, qu’ils soient traditionalistes ou avant-gardistes. Observer, commenter, recommander, les différentes rédactions ont maintenu vaillamment la flamme vitale du narrateur. De Jean-Louis Ginibre à Philippe Carles, et aujourd’hui Frédéric Goaty, l’exigence des rédacteurs en chef fut incontestable et nécessaire.

Depuis dix ans, Édouard Rencker est l’heureux directeur de la publication de ce magazine historique. Il a pleinement conscience que ce patrimoine légué par ses aînés lui impose d’être vigilant pour que la marque « Jazz Magazine » lui survive. Les choix éditoriaux sont cruciaux pour assurer sur le long terme le frêle et indispensable équilibre économique dont ses équipes ont besoin. Alors, inlassablement, il vante les mérites d’un mensuel référent. Des concerts, estampillés « Jazz Magazine », exposent désormais les instrumentistes auxquels la rédaction croit sincèrement. Pedro Kouyaté, guitariste, conteur, poète malien et gardien des traditions africaines ancestrales, peut s’enorgueillir d’être soutenu par cette rédaction attentive. Son album, Following, comme ses récentes prestations, ont reçu le sceau « Jazz Magazine ». Cette marque de confiance lui permet de briller davantage dans le feu des projecteurs et rappelle insidieusement aux lecteurs du journal que la diversité et l’ouverture d’esprit ont toujours été les piliers de cette épopée durant laquelle, depuis 70 ans, d’indécrottables passionnés de jazz ont réussi l’exploit de nous captiver.

Site internet Jazz Magazine | Site internet Pedro Kouyaté

L’ultime révérence d’Al Jarreau pour Duke Ellington
12 December 2024
L’ultime révérence d’Al Jarreau pour Duke Ellington

Longtemps présenté comme un fabuleux interprète du répertoire pop-funk, le chanteur américain Al Jarreau reconnaissait volontiers avoir une passion pour les harmonies vocales jazz et les compositions des grands instrumentistes swing. À la fin de sa vie, il réalisa l’un de ses rêves : revitaliser les œuvres du grand Duke Ellington devant un imposant Big Band. L’écho sonore de ces concerts émouvants paraît sur le label Act Records. Ses anciens colistiers, témoins et acteurs de ses ultimes prestations, nous content cette épopée majestueuse.

Durant l’année 2016, quelques mois avant sa disparition, Al Jarreau remonta une dernière fois sur scène en compagnie d’une grande formation cuivrée, le NDR Big Band de Hambourg, lors d’une tournée européenne haletante. Ce fut le dernier acte d’une épopée majestueuse qui débuta dans les années 60 au sein des « Indigos », un groupe vocal formé par des étudiants de l’Université de Ripon dans le Wisconsin. Son goût pour le jazz se développa à cette époque et il n’était pas rare de l’entendre jouer avec les intonations de ses aînés. Ainsi, derrière ses célèbres acrobaties mélodiques que de nombreux admirateurs ont acclamées durant 50 ans, il y avait un artiste respectueux du patrimoine ancestral.

Joe Turano, pianiste, saxophoniste, directeur musical de l’orchestre d’Al Jarreau pendant 17 ans, a eu le loisir d’observer son ami et partenaire sur scène et en studio. « Il était d’abord un interprète dont la richesse vocale et la sensibilité artistique déjouaient toutes les catégories musicales. La liberté d’expression que lui offrait le jazz apparaissait systématiquement dans tous ses enregistrements, quel que soit le style. D’ailleurs, il était difficile de définir son identité musicale car il ne cessait de nous surprendre. Son sens de l’improvisation jaillissait constamment dans sa voix. Par conséquent, si l’on veut le décrire comme un chanteur de jazz, il faut d’abord comprendre que son expressivité reposait sur la spontanéité et l’improvisation, et ce fut le cas tout au long de sa vie. Sa voix était le reflet de sa personnalité, de son esprit vif, de sa flexibilité artistique. Il était capable de reproduire les sons qu’il entendait autour de lui, les sons d’un instrument de musique, les sons de la nature, etc. Sa voix était si merveilleusement élastique qu’il pouvait chanter la plus simple mélodie et lui donner une richesse harmonique remarquable, pleine d’émotion. À d’autres moments, il pouvait se laisser aller à quelques audaces vocales et entrer dans un monde sonore qui lui appartenait totalement. » (Joe Turano au micro de Joe Farmer)

En 2016, Al Jarreau a 76 ans. Il a conscience que cette tournée pourrait être la dernière. Alors, il redouble d’efforts pour que cette célébration des grands classiques de Duke Ellington soit somptueuse et digne. Il prend plaisir à jouer avec les circonvolutions jazz du NDR Big Band qui l’accompagne chaque soir. Il chante avec joie et ferveur. Il semble heureux et serein. Joe Gordon fut le manager d’Al Jarreau pendant 27 ans. Son regard sur ces derniers rendez-vous avec le public européen est plus nuancé : « J'ai deux souvenirs très précis de cette tournée. D'abord, c’est la joie d’Al Jarreau d’être sur scène tous les jours en compagnie de ce grand orchestre, le NDR Big Band. Et, même lorsqu’il n’était pas sur scène avec ces musiciens, il prenait plaisir à passer du temps avec eux dans les hôtels ou dans le bus qui nous emmenait de ville en ville. Quand tous ces instrumentistes lui rendaient visite, il était également comblé. Ce partage et cette complicité allaient dans les deux sens. Que ce soit au petit déjeuner ou à l’issue des concerts, il était enchanté de converser avec ces admirables musiciens. L’autre souvenir, un peu plus émouvant, c’était sa condition physique. À ce moment précis de son existence, il avait de plus en plus de difficultés à se déplacer et faisait souvent appel à nous pour le conduire jusqu’à la scène. Une fois installé devant le public, il retrouvait le sourire. Mes souvenirs sont donc assez contradictoires. L’un est heureux car je le voyais s’épanouir sur scène. L’autre est plus émouvant car je sentais que la maladie le rattrapait. Je ne sais pas si le public avait conscience de tout cela. Pour lui, c’était une joie intense d’être sur scène, mais aussi un défi d’aller au bout de cette aventure. » (Joe Gordon sur RFI, décembre 2024)

En cette fin d’année 2024, deux albums posthumes ravivent la voix unique d’Al Jarreau. L’un fut enregistré à l’aube d’une brillante carrière, l’autre au crépuscule de sa flamboyante destinée. Le premier nous ramène aux prémices de sa notoriété lorsqu’en août 1976, à Washington, son concert intime au Childe Harold Jazz Club révéla sa maestria. Le second restitue ses derniers instants de bonheur intense alors qu’il s’octroie le luxe de chanter les standards de Duke Ellington devant un rutilant orchestre jazz. Deux étapes majeures d’une lumineuse épopée qui a accompagné notre quotidien pendant un demi-siècle.

Site internet consacré à Al Jarreau.

L’éclectisme jubilatoire de Raul Midon
05 December 2024
L’éclectisme jubilatoire de Raul Midon

Lorsqu’il fit paraître son premier disque sous son nom, il y a 25 ans, le chanteur et guitariste américain Raul Midon fit immédiatement sensation. Sa virtuosité vocale comme instrumentale surprit ses premiers auditeurs et cette faculté à défier les catégories musicales le hissa rapidement au sommet de la gloire. Son nouvel album, Lost and Found, enfonce le clou en jouant avec les accents Soul, Folk, Jazz que son ouverture d’esprit accueille avec sensibilité.

C’est en écoutant les mots de son aîné, Bob Dylan, que Raul Midon eut l’idée de concevoir la chanson-titre de son nouveau disque. Lost and Found est, en effet, inspiré de l’esprit narratif du célèbre poète folk américain. Raul Midon avait déjà en lui ce talent de conteur qui se voit aujourd’hui magnifié par son éclectisme mélodieux. « Il y a quelques années, un ami m’avait confié une cassette sur laquelle il avait enregistré un poème déclamé par Bob Dylan lors d’un de ses concerts. Il s’agissait de « Last thoughts on Woody Guthrie ». Les mots de Dylan étaient si puissants, merveilleux et sensibles, que j’ai imaginé cette chanson en essayant de restituer les rimes de ce poème fantastique. J’ai compris une chose en écoutant les vers de Bob Dylan, c’est que la poésie crée des images dans votre esprit. La poésie articule les mots de telle manière qu’elle suscite une représentation visuelle dans votre tête. Le message de cette chanson est universel. J’essaye de dire que lorsque tout espoir est perdu, il faut malgré tout persévérer car, d’une manière ou d’une autre, vous parviendrez à atteindre votre but. Certes, les choses ne se produiront peut-être pas telles que vous les auriez imaginées mais vous parviendrez à concrétiser vos projets. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulé cette chanson « Lost and Found ». « Perdre espoir et retrouver espoir ». (Raul Midon au micro de Joe Farmer)

Les prouesses stylistiques de Raul Midon ont souvent épaté ses contemporains. Véritable homme-orchestre, son sens inné de l’interprétation et de la composition l’a hissé au rang des meilleurs instrumentistes de notre temps. Il n’est donc pas étonnant que ses homologues le sollicitent régulièrement pour apparaître sur scène à leurs côtés. En 2010, le bassiste Marcus Miller fut enchanté de le convier à participer à son concert à l’opéra de Monaco. Plus récemment, le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » s’enthousiasmait de le compter parmi les défenseurs d’une égalité sociale universelle. Le concert de Cully en Suisse, en avril 2024, fut un moment de mobilisation citoyenne nécessaire. « On ne peut pas nier qu’il y ait une forme d’activisme dans la musique que nous produisons. Il est d’ailleurs essentiel que cet aspect des choses soit perceptible pour l’auditeur. Et, pour être honnête, je suis assez déçu par le manque d’engagement de certains artistes de nos jours. Quand on pense à « What’s going on » de Marvin Gaye, « Revolution » chantée par les Beatles, quand on pense aux textes de Gil Scott Heron, ces gens s’exprimaient sur la situation sociale de leur époque. Certes, je ne suis pas le plus grand rebelle dans mon expressivité artistique mais il faut que l’on dénonce, à travers nos œuvres et nos choix artistiques, les dérives racistes du monde actuel. Sur cette planète, si vous avez la peau noire, vous êtes instantanément considéré comme un être inférieur. C'est un fait incontestable. Le collectif de musiciens « Black lives » et le mouvement « Black Lives Matter » ont eu raison d’alerter l’opinion en disant : « Nous existons ! Nous ne sommes pas des citoyens de seconde classe ! ». (Raul Midon sur RFI)

Assister à un concert de Raul Midon est toujours un moment de plaisir intense, mais peut également susciter la réflexion. Écouter les paroles de ses chansons invite, parfois, à un examen de conscience utile. Raul Midon est, certes, un artiste exceptionnel mais aussi un homme simple qui, comme nous tous, s’interroge sur sa destinée et ses choix personnels. Sa cécité l’a poussé à se dépasser. Pour autant, il ne veut pas être perçu comme un être plus sensible que le commun des mortels. Avoir un grand cœur est une qualité humaine qui ne dépend pas d’un statut social ou d’une condition physique. « La seule différence pour un aveugle, c’est l’obligation d’être le meilleur dans sa discipline car son handicap est son premier obstacle. Au-delà de ça, que l’on soit voyant ou non voyant ne change rien à votre sensibilité. Je ne pense pas qu’un aveugle perçoive différemment les vibrations d’une musique. Les musiciens aveugles ressentent, commentent et s’expriment, sur la réalité du monde avec la même acuité que n’importe quel être humain sur cette planète ». (Raul Midon, décembre 2024)

Nul doute que les vibrations et émotions que vous ressentirez à l’écoute de Lost and Found légitimeront le discours toujours pertinent de ce multi-instrumentiste attachant.

⇒ Le site de Raul Midon.

Que reste-t-il à dire d’Aretha Franklin ?
28 November 2024
Que reste-t-il à dire d’Aretha Franklin ?

Depuis sa disparition en août 2018, la chanteuse Aretha Franklin n’a jamais réellement cessé d’occuper nos esprits. Films biographiques, documentaires, rééditions, l’industrie de la musique ne manque pas une occasion de commémorer cette artiste unique. Un nouveau livre vient parfaire notre connaissance de son épopée tumultueuse. Frédéric Adrian, déjà auteur d’ouvrages consacrés à Otis Redding, Marvin Gaye, Ray Charles, Stevie Wonder et Nina Simone, se penche sur les gloires et les déboires d’une icône incontestable.

Fort documenté, ce nouveau récit ne prend pas position. L’auteur se contente de suivre pas à pas les différentes étapes d’une destinée unique en veillant à restituer avec le plus d‘authenticité possible les faits tels qu’ils se sont déroulés. C’est ainsi que l’on assiste à l’évolution progressive d’une gamine déjà très douée, chaperonnée par la flamboyance d’un père pasteur dont le mode de vie libertarien contraste avec ses obligations cléricales. Au fil des pages, la volonté d’indépendance de la jeune Aretha Franklin s’affirme. Certes, les premières années sont davantage tournées vers un jazz soyeux que sa voix magnifie avec grâce et affirmation mais bientôt sa réelle identité, pétrie de Soul et de Gospel, jaillit dans les enregistrements pour le label Atlantic.

Après avoir révélé une tessiture élastique dans les studios Columbia au début des années 60, c’est bien à la fin de cette même décennie que son ascension se confirme. Aretha Franklin devient une reine de l’art vocal et multiplie les succès grâce à ses prouesses mélodiques et une ribambelle de classiques parfaitement adaptés à son immense talent. « Respect », « Chain of Fools », « Natural Woman », « Say a Little Prayer », entreront dans le patrimoine populaire américaine. Aretha Franklin inscrira alors son nom dans « L’épopée des Musiques Noires ». Ses prestations scéniques seront tout aussi percutantes, notamment au Fillmore West de San Francisco en 1971 ou dans la Missionary Baptist Church de Los Angeles en 1972, lors d’une célébration pleine de ferveur du répertoire sacré.

Ce désir d’abandon spirituel a peut-être été l’exutoire dont son âme sensible avait indubitablement besoin pour échapper au poids de la notoriété. Aretha Franklin n’était pas facile à vivre. Ses frasques, exigences et caprices révélaient certainement un mal-être que Frédéric Adrian tente de circonscrire dans son ouvrage. Lorsqu’elle quitte Atlantic Records pour Arista Records, elle est une personnalité majeure de l’Amérique noire, citoyenne engagée, artiste respectée, mais une femme tourmentée par les soubresauts de sa vie personnelle. Elle veut impérativement rester dans l’air du temps. Alors, avec plus ou moins de maîtrise ou de clairvoyance, elle s’acoquine avec les interprètes en vogue. Ici avec Annie Lennox, là avec George Michael. Séduire un nouveau public devient son obsession mais Aretha Franklin se perdra, parfois, dans des productions clinquantes que sa voix seule ne permettra pas toujours d’illuminer. Au crépuscule d’une aventure humaine trépidante, elle se plaisait à affirmer avec un brin d’insolence que sa seule héritière serait : « Aretha » elle-même !

« Aretha Franklin », la biographie de Frédéric Adrian est disponible aux éditions Le Mot et Le Reste.

- Éditions Le Mot et le Reste : le livre «Aretha Franklin» de Frédéric Adrian

- Le site Aretha Franklin.

« Jazz en Tête », la révérence audacieuse d’un festival inspiré
21 November 2024
« Jazz en Tête », la révérence audacieuse d’un festival inspiré

Aux côtés de Louis Armstrong, Count Basie ou Ella Fitzgerald, Eddie « Lockjaw » Davis a été un accompagnateur fougueux dont la sensibilité jazz au saxophone continue d’être étudiée au XXIè siècle. Son homologue, James Carter, se plaît à interpréter ses œuvres depuis quelques mois sur les scènes internationales. Le 23 octobre 2024, il rendait hommage à son aîné lors du festival « Jazz en Tête » à Clermont-Ferrand.

James Carter accorde beaucoup d’importance à la préservation du patrimoine. Dans le passé, il s’était déjà intéressé aux répertoires de ses aînés. Ses hommages à Django Reinhardt et à Billie Holiday avaient fait sensation et l’avaient hissé au rang des grands instrumentistes de notre temps. Depuis qu’il a accepté le rôle informel de conseiller culturel du « Minton’s Playhouse », un historique club de New York où se produisirent les plus grands noms du jazz, il s’est mis en tête de célébrer l’un de ses mentors, le regretté Eddie Lockjaw Davis, qu’il croisa furtivement en 1985. Il a, depuis cette date, conservé dans l’oreille l’âpreté délicieuse de ce swinguant virtuose qu’il veut honorer en lui dédiant un album. Faire vivre, au XXIè siècle, les œuvres d’autrefois en les actualisant est une manière de transmettre un savoir aux générations futures. James Carter en est convaincu !

« Je pense que le fait de m’appliquer à jouer ces répertoires m’impose de raconter une épopée et, d’une certaine manière, de m’improviser « historien ». Il faut sans cesse rappeler que nos aînés nous ont transmis un héritage toujours vivace aujourd’hui. Il est très important, à mes yeux, de répéter cela indéfiniment. Il faut leur rendre justice. Trop souvent, leurs noms disparaissent dans les oubliettes de l’histoire. On ne peut pas se contenter de quelques traces discographiques succinctes alors que le patrimoine de nos aînés est si imposant. Si les jeunes aujourd’hui n’ont pas la possibilité de découvrir par eux-mêmes le jazz d’hier, il faut que nous les incitions à s’y intéresser. Quand nous parlons de nos souvenirs de l’histoire du jazz, les jeunes ont le réflexe quasi-instantané d’aller sur Internet et de regarder sur YouTube les vidéos des artistes que nous évoquons. De mon temps, il fallait qu’une opportunité se présente pour que nous puissions assister à la projection d’archives sur grand écran. Nous n’avions pas immédiatement accès aux archives des grands noms du jazz. Il fallait attendre que le cinéma du quartier propose une projection spécifiquement consacrée à nos héros d’antan. Quand j’étais gamin, il fallait espérer tomber au hasard sur un programme jazz à la télévision. Et c’était très rare ! Aujourd'hui, il suffit de faire une requête sur Internet et vous pouvez voir tout ce que vous voulez ! Je pense que la jeune génération n'a pas conscience du privilège qui est le sien. Pour nous, regarder une vidéo d’un jazzman historique était unique. Il faut s'assurer que ce moment de la découverte reste un événement et ne soit pas banal aux yeux des jeunes spectateurs. (James Carter au micro de Joe Farmer)

James Carter a 55 ans. Il sait qu’il est au milieu du chemin qui le mènera à la respectabilité. Ses modèles ont suivi le même parcours, ont tâtonné, ont hésité, se sont interrogés et ont finalement brillé. Ses homologues saxophonistes lui ont donné des clés de compréhension qu’il doit choyer et perpétuer.

« Pour que les jeunes s’intéressent au patrimoine et se mettent autour d’une table pour en discuter, il faut donner de sa personne. C’est un enjeu essentiel. Il faut, au moins, leur dire que certaines personnalités ont existé. Libres à eux de relier les différents épisodes de ma narration en allant chercher, par eux-mêmes, d’autres documents. C’est ainsi que naît la curiosité. En les plongeant progressivement dans une quête personnelle, leur individualité se développera plus vite. Si certains d’entre eux envisagent de devenir musiciens, ils auront une identité artistique plus forte et solide. Ils comprendront ce que signifie : « se transcender ». Ils pourront plus facilement s’adresser au plus grand nombre. Ce n’est pas qu’une question de style musical. C’est un mode de vie, une attitude, l’expression d’un sentiment profond. Parfois, vous avez le blues, à un autre moment, vous êtes enthousiaste. Il faut savoir interpréter ces émotions et c’est ce que nous ont transmis nos aînés. Il ne faut pas hésiter à être soi-même et à inciter la jeune génération à s’exprimer librement. La musique est justement un très bon vecteur d’affirmation personnelle ». (James Carter sur RFI)

Le prochain album de James Carter sera enregistré au « Minton’s Playhouse » où, nous l’a-t-il assuré, il compte raviver l’esprit de son héros, Eddie « Lockjaw » Davis. Il nous donne rendez-vous en 2025 pour découvrir cette prestation nécessairement révérencieuse.

► Le site de James Carter.

« Jazz en Tête », l’audace révérencieuse d’un festival inspiré
14 November 2024
« Jazz en Tête », l’audace révérencieuse d’un festival inspiré

Le XXIè siècle voit le jaillissement créatif de nouveaux musiciens et interprètes dont la hardiesse n’émousse pas un profond respect pour la tradition. Lors du 37è festival « Jazz en Tête » à Clermont-Ferrand, le jeune pianiste américain Sean Mason a démontré que la vigueur de son jeu pouvait aisément épouser celle de ses aînés.

Originaire du sud des États-Unis, Sean Mason parvient à restituer l’humeur ancestrale de sa terre natale en jouant avec les tonalités de son temps. Il n’a pas 30 ans mais, déjà, s’affirme comme un virtuose. Ses différents projets discographiques illustrent son désir farouche de conjuguer inventivité joviale et interprétation patrimoniale. Son dernier album en date, « The Southern Suite », est une ode à la Caroline du Nord qui l’a vu naître. « À travers cet album, j’essaie de restituer les émotions que j’éprouvais, gamin, dans le sud des États-Unis. Il s’agissait de sentiments positifs à l’époque. Je veux que ma musique soit également positive. Ce furent des moments heureux même si l’image que l’on a du Sud est plutôt rude. En tout cas, le souvenir que j’ai de mon enfance dans cette région ne correspond pas aux stéréotypes colportés depuis des décennies. Honnêtement, il s’agit certainement de l’endroit le plus authentique que je connaisse aux États-Unis. Je voulais, précisément, refléter cet aspect des choses dans mon album. Il est évident qu’il y eut des moments difficiles dans le sud des États-Unis autrefois, il y avait beaucoup de racisme, et à certains endroits bien spécifiques, la ségrégation existe toujours mais il y a un esprit communautaire qui subsiste, une forme de solidarité que je trouve rassurante et authentique ». (Sean Mason au micro de Joe Farmer)

Sean Mason a, ces derniers mois, multiplié les expériences artistiques. Avec la poétesse Mahogany L. Brown, il a attesté qu’un message social mis en musique pouvait susciter une réflexion positive. Avec la chanteuse Catherine Russell, il a insisté sur l’intemporalité d’un répertoire historique. Une fois de plus, son esprit vif a éclairé les contrastes. Lors de sa prestation, le 22 octobre 2024, en ouverture du 37è festival « Jazz en Tête », Sean Mason a fait l’unanimité. Ses prouesses techniques, sa science harmonique et mélodique, son toupet d’improvisateur inné, sont des signes audibles d’une maestria en pleine évolution. Ce jeune homme s’épanouit avec grâce dans un univers sonore qui, pour lui, n’a pas de limites. « Honnêtement, un prélude de Bach et une œuvre de Louis Armstrong sont, à mes yeux, aussi importants l’un que l’autre. Pour moi, ils atteignent des niveaux d’excellence que je ne veux pas comparer. Je suis d’ailleurs enchanté d’avoir la possibilité de comprendre ces vocabulaires musicaux différents et de prendre autant de plaisir en les écoutant qu’en les interprétant. Je comprends parfaitement ce que voulait dire Ahmad Jamal lorsqu’il parlait de « musique classique américaine ». Le jazz est la musique classique américaine. Je partage ce besoin d’élever l’art à un niveau d’excellence que les musiciens classiques parviennent à atteindre. Ce qui m’importe le plus, c’est que nous soyons tous d’accord sur la définition que nous donnons aux musiques que nous écoutons ». (Sean Mason, 22 octobre 2024)

Sean Mason devrait très rapidement briller dans la lumière des projecteurs car son nom vient d’être retenu pour figurer dans le palmarès des Grammy Awards 2025. Suspense…

► Le site de Sean Mason.

 

Les programmateurs du festival « Jazz en Tête » ont d’ailleurs le nez creux puisqu’une autre étoile à l’affiche de l’édition 2024 se voit également nominée pour la prochaine cérémonie des Grammys. Elle s’appelle Christie Dashiell. Cette jeune chanteuse africaine-américaine s’est illustrée dans le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » dont elle partage avec sincérité l’intention et le vœu de concorde universelle. Elle aussi est une artiste respectueuse du patrimoine légué par ses aïeux qu’elle salue à sa façon en développant une tessiture vocale pétrie de références musicales échappées de « L’épopée des Musiques Noires ».

À Clermont-Ferrand, le 24 octobre 2024, elle présentait pour la première fois en France son nouvel album Journey in Black. Ce disque palpitant révèle un engagement artistique et citoyen certain. Christie Dashiell vit au XXIè siècle et a conscience que les enjeux de sa génération méritent d’être exposés. Pour cela, il faut dialoguer, communiquer, confronter les idées. Un vrai défi quand le repli sur soi est devenu la norme. « Il est très aisé aujourd'hui de s’isoler, notamment, quand les réseaux sociaux occupent tout notre temps et notre esprit. Nous avons tendance à ne plus chercher le contact avec nos contemporains même si nous sommes surinformés. Cela peut créer de la discorde car nous interprétons souvent maladroitement ce que nous lisons de manière partielle. Par conséquent, je fais l’effort d’aller à la rencontre du public pour constater qu’il est toujours composé d’êtres humains et, parfois, il arrive même que nous ayons les mêmes convictions, les mêmes espoirs. Rien que cela peut changer l’atmosphère qui règne autour de vous. Le simple fait de regarder les yeux de votre interlocuteur, d’entendre le son de sa voix, peut susciter la conversation ». (Christie Dashiell sur RFI)

Le cheminement artistique de Christie Dashiell lui permet de virevolter entre les différents accents de « L’épopée des Musiques Noires ». Jazz, Soul, Gospel, elle ne veut pas choisir car elle est tout cela à la fois. Sa force expressive seule déjoue les catégories. Elle est une interprète inspirée qui a charmé les spectateurs du festival « Jazz en Tête ». Son ouverture d’esprit et sa générosité naturelle nourrissent son indéniable talent. À nous de savoir le saisir à chacune de ses prestations. « Chanter et composer le répertoire de cet album m’a permis de voir le monde différemment. Cela m’a permis de voyager et c’est un excellent moyen de se confronter aux réalités de cette planète. Je pense donc que le second volet de cet album « Journey in Black » me permettra d’avoir une acuité encore plus fine du monde qui m’entoure ». (Christie Dashiell, le 24 octobre 2024)

Christie Dashiell se produira avec le collectif « Black Lives - From Generation to Generation », le 22 novembre à Gand en Belgique, le 23 novembre à Cenon en France et le 24 novembre 2024 à Limoges en France.

► Le site de Christie Dashiell.