L'Épopée des musiques noires
L'Épopée des musiques noires

L'Épopée des musiques noires

Blues, Gospel, Negro Spirituals, Jazz, Rhythm & Blues, Soul, Funk, Rap, Reggae, Rock’n’Roll… l’actualité de la musique fait rejaillir des instants d’histoire vécus par la communauté noire au fil des siècles. Des moments cruciaux qui ont déterminé la place du peuple noir dans notre inconscient collectif, une place prépondérante, essentielle, universelle ! Chaque semaine, L’épopée des musiques noires réhabilite l’une des formes d’expression les plus vibrantes et sincères du 20ème siècle : La Black Music !  À partir d’archives sonores, d’interviews d’artistes, de producteurs, de musicologues, Joe Farmer donne des couleurs aux musiques d’hier et d’aujourd’hui. Réalisation : Nathalie Laporte. *** Diffusions le samedi à 13h30 TU vers toutes cibles, à 20h30 TU sur RFI Afrique (Programme haoussa), le dimanche à 16h30 TU vers l'Afrique lusophone, à 17h30 TU vers Prague, à 21h30 TU vers toutes cibles. En heure de Paris (TU +1 en grille d'hiver)

Jazz Magazine a 70 ans !
19 December 2024
Jazz Magazine a 70 ans !

Né en décembre 1954, le mensuel Jazz Magazine est devenu la référence historique des musiques héritées de la culture afro-américaine. Depuis sa naissance, il y a 70 ans, les équipes ont évolué, les goûts des lecteurs se sont affinés, la diversité des couleurs sonores s’est affirmée, mais la rédaction a conservé ce désir d’être l’écho et, parfois, le prescripteur du temps présent. Édouard Rencker, actuel chef d’orchestre de ce « Big Band » de journalistes avertis, n’est pas peu fier de célébrer cet anniversaire malgré les tourments d’une longévité éprouvante. À ses côtés, le guitariste et chanteur malien, Pedro Kouyaté, soutenu par Jazz Magazine, nous donne sa définition libre du mot « jazz ».

Lorsque Jazz Magazine voit le jour, la France s’est dotée d’un nouveau président, René Coty, élu par le Parlement car le suffrage universel n’existe pas encore dans cette IVe république en quête d’un second souffle. Les années d’après-guerre sont celles de la reconstruction. Les Français ont soif de vivre et s’enthousiasment pour les grandes figures du jazz d’alors. Sidney Bechet est la vedette du moment et remplit sans effort l’Olympia à Paris. Il devient impératif de se faire l’écho de l’engouement populaire pour le swing de ces musiciens aguerris. Nicole Barclay, épouse du grand producteur Eddie Barclay, imagine un magazine mensuel capable de refléter l’air du temps. Ce sera le début d’une aventure journalistique palpitante qui traversera sept décennies durant lesquelles les styles, les créateurs, les disparitions, les innovations, susciteront des milliers d’articles, de dossiers thématiques, d’enquêtes et de reportages photographiques passionnants.

Certes, les soubresauts du jazz inciteront les différentes rédactions à, perpétuellement, se remettre en question, mais l’envie de se faire l’écho du moment présent résistera à l’érosion du temps. Le duo Franck Tenot/Daniel Filipacchi veillera longtemps à la bonne tenue de cet organe de presse spécialisé qui s’engagera sincèrement dans la défense de toutes les formes de swing. Véritable miroir de l’agitation sociale et culturelle des XXe et XXIe siècles, Jazz Magazine est toujours resté à l’écoute des musiciens, qu’ils soient traditionalistes ou avant-gardistes. Observer, commenter, recommander, les différentes rédactions ont maintenu vaillamment la flamme vitale du narrateur. De Jean-Louis Ginibre à Philippe Carles, et aujourd’hui Frédéric Goaty, l’exigence des rédacteurs en chef fut incontestable et nécessaire.

Depuis dix ans, Édouard Rencker est l’heureux directeur de la publication de ce magazine historique. Il a pleinement conscience que ce patrimoine légué par ses aînés lui impose d’être vigilant pour que la marque « Jazz Magazine » lui survive. Les choix éditoriaux sont cruciaux pour assurer sur le long terme le frêle et indispensable équilibre économique dont ses équipes ont besoin. Alors, inlassablement, il vante les mérites d’un mensuel référent. Des concerts, estampillés « Jazz Magazine », exposent désormais les instrumentistes auxquels la rédaction croit sincèrement. Pedro Kouyaté, guitariste, conteur, poète malien et gardien des traditions africaines ancestrales, peut s’enorgueillir d’être soutenu par cette rédaction attentive. Son album, Following, comme ses récentes prestations, ont reçu le sceau « Jazz Magazine ». Cette marque de confiance lui permet de briller davantage dans le feu des projecteurs et rappelle insidieusement aux lecteurs du journal que la diversité et l’ouverture d’esprit ont toujours été les piliers de cette épopée durant laquelle, depuis 70 ans, d’indécrottables passionnés de jazz ont réussi l’exploit de nous captiver.

Site internet Jazz Magazine | Site internet Pedro Kouyaté

L’ultime révérence d’Al Jarreau pour Duke Ellington
12 December 2024
L’ultime révérence d’Al Jarreau pour Duke Ellington

Longtemps présenté comme un fabuleux interprète du répertoire pop-funk, le chanteur américain Al Jarreau reconnaissait volontiers avoir une passion pour les harmonies vocales jazz et les compositions des grands instrumentistes swing. À la fin de sa vie, il réalisa l’un de ses rêves : revitaliser les œuvres du grand Duke Ellington devant un imposant Big Band. L’écho sonore de ces concerts émouvants paraît sur le label Act Records. Ses anciens colistiers, témoins et acteurs de ses ultimes prestations, nous content cette épopée majestueuse.

Durant l’année 2016, quelques mois avant sa disparition, Al Jarreau remonta une dernière fois sur scène en compagnie d’une grande formation cuivrée, le NDR Big Band de Hambourg, lors d’une tournée européenne haletante. Ce fut le dernier acte d’une épopée majestueuse qui débuta dans les années 60 au sein des « Indigos », un groupe vocal formé par des étudiants de l’Université de Ripon dans le Wisconsin. Son goût pour le jazz se développa à cette époque et il n’était pas rare de l’entendre jouer avec les intonations de ses aînés. Ainsi, derrière ses célèbres acrobaties mélodiques que de nombreux admirateurs ont acclamées durant 50 ans, il y avait un artiste respectueux du patrimoine ancestral.

Joe Turano, pianiste, saxophoniste, directeur musical de l’orchestre d’Al Jarreau pendant 17 ans, a eu le loisir d’observer son ami et partenaire sur scène et en studio. « Il était d’abord un interprète dont la richesse vocale et la sensibilité artistique déjouaient toutes les catégories musicales. La liberté d’expression que lui offrait le jazz apparaissait systématiquement dans tous ses enregistrements, quel que soit le style. D’ailleurs, il était difficile de définir son identité musicale car il ne cessait de nous surprendre. Son sens de l’improvisation jaillissait constamment dans sa voix. Par conséquent, si l’on veut le décrire comme un chanteur de jazz, il faut d’abord comprendre que son expressivité reposait sur la spontanéité et l’improvisation, et ce fut le cas tout au long de sa vie. Sa voix était le reflet de sa personnalité, de son esprit vif, de sa flexibilité artistique. Il était capable de reproduire les sons qu’il entendait autour de lui, les sons d’un instrument de musique, les sons de la nature, etc. Sa voix était si merveilleusement élastique qu’il pouvait chanter la plus simple mélodie et lui donner une richesse harmonique remarquable, pleine d’émotion. À d’autres moments, il pouvait se laisser aller à quelques audaces vocales et entrer dans un monde sonore qui lui appartenait totalement. » (Joe Turano au micro de Joe Farmer)

En 2016, Al Jarreau a 76 ans. Il a conscience que cette tournée pourrait être la dernière. Alors, il redouble d’efforts pour que cette célébration des grands classiques de Duke Ellington soit somptueuse et digne. Il prend plaisir à jouer avec les circonvolutions jazz du NDR Big Band qui l’accompagne chaque soir. Il chante avec joie et ferveur. Il semble heureux et serein. Joe Gordon fut le manager d’Al Jarreau pendant 27 ans. Son regard sur ces derniers rendez-vous avec le public européen est plus nuancé : « J'ai deux souvenirs très précis de cette tournée. D'abord, c’est la joie d’Al Jarreau d’être sur scène tous les jours en compagnie de ce grand orchestre, le NDR Big Band. Et, même lorsqu’il n’était pas sur scène avec ces musiciens, il prenait plaisir à passer du temps avec eux dans les hôtels ou dans le bus qui nous emmenait de ville en ville. Quand tous ces instrumentistes lui rendaient visite, il était également comblé. Ce partage et cette complicité allaient dans les deux sens. Que ce soit au petit déjeuner ou à l’issue des concerts, il était enchanté de converser avec ces admirables musiciens. L’autre souvenir, un peu plus émouvant, c’était sa condition physique. À ce moment précis de son existence, il avait de plus en plus de difficultés à se déplacer et faisait souvent appel à nous pour le conduire jusqu’à la scène. Une fois installé devant le public, il retrouvait le sourire. Mes souvenirs sont donc assez contradictoires. L’un est heureux car je le voyais s’épanouir sur scène. L’autre est plus émouvant car je sentais que la maladie le rattrapait. Je ne sais pas si le public avait conscience de tout cela. Pour lui, c’était une joie intense d’être sur scène, mais aussi un défi d’aller au bout de cette aventure. » (Joe Gordon sur RFI, décembre 2024)

En cette fin d’année 2024, deux albums posthumes ravivent la voix unique d’Al Jarreau. L’un fut enregistré à l’aube d’une brillante carrière, l’autre au crépuscule de sa flamboyante destinée. Le premier nous ramène aux prémices de sa notoriété lorsqu’en août 1976, à Washington, son concert intime au Childe Harold Jazz Club révéla sa maestria. Le second restitue ses derniers instants de bonheur intense alors qu’il s’octroie le luxe de chanter les standards de Duke Ellington devant un rutilant orchestre jazz. Deux étapes majeures d’une lumineuse épopée qui a accompagné notre quotidien pendant un demi-siècle.

Site internet consacré à Al Jarreau.

L’éclectisme jubilatoire de Raul Midon
05 December 2024
L’éclectisme jubilatoire de Raul Midon

Lorsqu’il fit paraître son premier disque sous son nom, il y a 25 ans, le chanteur et guitariste américain Raul Midon fit immédiatement sensation. Sa virtuosité vocale comme instrumentale surprit ses premiers auditeurs et cette faculté à défier les catégories musicales le hissa rapidement au sommet de la gloire. Son nouvel album, Lost and Found, enfonce le clou en jouant avec les accents Soul, Folk, Jazz que son ouverture d’esprit accueille avec sensibilité.

C’est en écoutant les mots de son aîné, Bob Dylan, que Raul Midon eut l’idée de concevoir la chanson-titre de son nouveau disque. Lost and Found est, en effet, inspiré de l’esprit narratif du célèbre poète folk américain. Raul Midon avait déjà en lui ce talent de conteur qui se voit aujourd’hui magnifié par son éclectisme mélodieux. « Il y a quelques années, un ami m’avait confié une cassette sur laquelle il avait enregistré un poème déclamé par Bob Dylan lors d’un de ses concerts. Il s’agissait de « Last thoughts on Woody Guthrie ». Les mots de Dylan étaient si puissants, merveilleux et sensibles, que j’ai imaginé cette chanson en essayant de restituer les rimes de ce poème fantastique. J’ai compris une chose en écoutant les vers de Bob Dylan, c’est que la poésie crée des images dans votre esprit. La poésie articule les mots de telle manière qu’elle suscite une représentation visuelle dans votre tête. Le message de cette chanson est universel. J’essaye de dire que lorsque tout espoir est perdu, il faut malgré tout persévérer car, d’une manière ou d’une autre, vous parviendrez à atteindre votre but. Certes, les choses ne se produiront peut-être pas telles que vous les auriez imaginées mais vous parviendrez à concrétiser vos projets. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulé cette chanson « Lost and Found ». « Perdre espoir et retrouver espoir ». (Raul Midon au micro de Joe Farmer)

Les prouesses stylistiques de Raul Midon ont souvent épaté ses contemporains. Véritable homme-orchestre, son sens inné de l’interprétation et de la composition l’a hissé au rang des meilleurs instrumentistes de notre temps. Il n’est donc pas étonnant que ses homologues le sollicitent régulièrement pour apparaître sur scène à leurs côtés. En 2010, le bassiste Marcus Miller fut enchanté de le convier à participer à son concert à l’opéra de Monaco. Plus récemment, le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » s’enthousiasmait de le compter parmi les défenseurs d’une égalité sociale universelle. Le concert de Cully en Suisse, en avril 2024, fut un moment de mobilisation citoyenne nécessaire. « On ne peut pas nier qu’il y ait une forme d’activisme dans la musique que nous produisons. Il est d’ailleurs essentiel que cet aspect des choses soit perceptible pour l’auditeur. Et, pour être honnête, je suis assez déçu par le manque d’engagement de certains artistes de nos jours. Quand on pense à « What’s going on » de Marvin Gaye, « Revolution » chantée par les Beatles, quand on pense aux textes de Gil Scott Heron, ces gens s’exprimaient sur la situation sociale de leur époque. Certes, je ne suis pas le plus grand rebelle dans mon expressivité artistique mais il faut que l’on dénonce, à travers nos œuvres et nos choix artistiques, les dérives racistes du monde actuel. Sur cette planète, si vous avez la peau noire, vous êtes instantanément considéré comme un être inférieur. C'est un fait incontestable. Le collectif de musiciens « Black lives » et le mouvement « Black Lives Matter » ont eu raison d’alerter l’opinion en disant : « Nous existons ! Nous ne sommes pas des citoyens de seconde classe ! ». (Raul Midon sur RFI)

Assister à un concert de Raul Midon est toujours un moment de plaisir intense, mais peut également susciter la réflexion. Écouter les paroles de ses chansons invite, parfois, à un examen de conscience utile. Raul Midon est, certes, un artiste exceptionnel mais aussi un homme simple qui, comme nous tous, s’interroge sur sa destinée et ses choix personnels. Sa cécité l’a poussé à se dépasser. Pour autant, il ne veut pas être perçu comme un être plus sensible que le commun des mortels. Avoir un grand cœur est une qualité humaine qui ne dépend pas d’un statut social ou d’une condition physique. « La seule différence pour un aveugle, c’est l’obligation d’être le meilleur dans sa discipline car son handicap est son premier obstacle. Au-delà de ça, que l’on soit voyant ou non voyant ne change rien à votre sensibilité. Je ne pense pas qu’un aveugle perçoive différemment les vibrations d’une musique. Les musiciens aveugles ressentent, commentent et s’expriment, sur la réalité du monde avec la même acuité que n’importe quel être humain sur cette planète ». (Raul Midon, décembre 2024)

Nul doute que les vibrations et émotions que vous ressentirez à l’écoute de Lost and Found légitimeront le discours toujours pertinent de ce multi-instrumentiste attachant.

⇒ Le site de Raul Midon.

Que reste-t-il à dire d’Aretha Franklin ?
28 November 2024
Que reste-t-il à dire d’Aretha Franklin ?

Depuis sa disparition en août 2018, la chanteuse Aretha Franklin n’a jamais réellement cessé d’occuper nos esprits. Films biographiques, documentaires, rééditions, l’industrie de la musique ne manque pas une occasion de commémorer cette artiste unique. Un nouveau livre vient parfaire notre connaissance de son épopée tumultueuse. Frédéric Adrian, déjà auteur d’ouvrages consacrés à Otis Redding, Marvin Gaye, Ray Charles, Stevie Wonder et Nina Simone, se penche sur les gloires et les déboires d’une icône incontestable.

Fort documenté, ce nouveau récit ne prend pas position. L’auteur se contente de suivre pas à pas les différentes étapes d’une destinée unique en veillant à restituer avec le plus d‘authenticité possible les faits tels qu’ils se sont déroulés. C’est ainsi que l’on assiste à l’évolution progressive d’une gamine déjà très douée, chaperonnée par la flamboyance d’un père pasteur dont le mode de vie libertarien contraste avec ses obligations cléricales. Au fil des pages, la volonté d’indépendance de la jeune Aretha Franklin s’affirme. Certes, les premières années sont davantage tournées vers un jazz soyeux que sa voix magnifie avec grâce et affirmation mais bientôt sa réelle identité, pétrie de Soul et de Gospel, jaillit dans les enregistrements pour le label Atlantic.

Après avoir révélé une tessiture élastique dans les studios Columbia au début des années 60, c’est bien à la fin de cette même décennie que son ascension se confirme. Aretha Franklin devient une reine de l’art vocal et multiplie les succès grâce à ses prouesses mélodiques et une ribambelle de classiques parfaitement adaptés à son immense talent. « Respect », « Chain of Fools », « Natural Woman », « Say a Little Prayer », entreront dans le patrimoine populaire américaine. Aretha Franklin inscrira alors son nom dans « L’épopée des Musiques Noires ». Ses prestations scéniques seront tout aussi percutantes, notamment au Fillmore West de San Francisco en 1971 ou dans la Missionary Baptist Church de Los Angeles en 1972, lors d’une célébration pleine de ferveur du répertoire sacré.

Ce désir d’abandon spirituel a peut-être été l’exutoire dont son âme sensible avait indubitablement besoin pour échapper au poids de la notoriété. Aretha Franklin n’était pas facile à vivre. Ses frasques, exigences et caprices révélaient certainement un mal-être que Frédéric Adrian tente de circonscrire dans son ouvrage. Lorsqu’elle quitte Atlantic Records pour Arista Records, elle est une personnalité majeure de l’Amérique noire, citoyenne engagée, artiste respectée, mais une femme tourmentée par les soubresauts de sa vie personnelle. Elle veut impérativement rester dans l’air du temps. Alors, avec plus ou moins de maîtrise ou de clairvoyance, elle s’acoquine avec les interprètes en vogue. Ici avec Annie Lennox, là avec George Michael. Séduire un nouveau public devient son obsession mais Aretha Franklin se perdra, parfois, dans des productions clinquantes que sa voix seule ne permettra pas toujours d’illuminer. Au crépuscule d’une aventure humaine trépidante, elle se plaisait à affirmer avec un brin d’insolence que sa seule héritière serait : « Aretha » elle-même !

« Aretha Franklin », la biographie de Frédéric Adrian est disponible aux éditions Le Mot et Le Reste.

- Éditions Le Mot et le Reste : le livre «Aretha Franklin» de Frédéric Adrian

- Le site Aretha Franklin.

« Jazz en Tête », la révérence audacieuse d’un festival inspiré
21 November 2024
« Jazz en Tête », la révérence audacieuse d’un festival inspiré

Aux côtés de Louis Armstrong, Count Basie ou Ella Fitzgerald, Eddie « Lockjaw » Davis a été un accompagnateur fougueux dont la sensibilité jazz au saxophone continue d’être étudiée au XXIè siècle. Son homologue, James Carter, se plaît à interpréter ses œuvres depuis quelques mois sur les scènes internationales. Le 23 octobre 2024, il rendait hommage à son aîné lors du festival « Jazz en Tête » à Clermont-Ferrand.

James Carter accorde beaucoup d’importance à la préservation du patrimoine. Dans le passé, il s’était déjà intéressé aux répertoires de ses aînés. Ses hommages à Django Reinhardt et à Billie Holiday avaient fait sensation et l’avaient hissé au rang des grands instrumentistes de notre temps. Depuis qu’il a accepté le rôle informel de conseiller culturel du « Minton’s Playhouse », un historique club de New York où se produisirent les plus grands noms du jazz, il s’est mis en tête de célébrer l’un de ses mentors, le regretté Eddie Lockjaw Davis, qu’il croisa furtivement en 1985. Il a, depuis cette date, conservé dans l’oreille l’âpreté délicieuse de ce swinguant virtuose qu’il veut honorer en lui dédiant un album. Faire vivre, au XXIè siècle, les œuvres d’autrefois en les actualisant est une manière de transmettre un savoir aux générations futures. James Carter en est convaincu !

« Je pense que le fait de m’appliquer à jouer ces répertoires m’impose de raconter une épopée et, d’une certaine manière, de m’improviser « historien ». Il faut sans cesse rappeler que nos aînés nous ont transmis un héritage toujours vivace aujourd’hui. Il est très important, à mes yeux, de répéter cela indéfiniment. Il faut leur rendre justice. Trop souvent, leurs noms disparaissent dans les oubliettes de l’histoire. On ne peut pas se contenter de quelques traces discographiques succinctes alors que le patrimoine de nos aînés est si imposant. Si les jeunes aujourd’hui n’ont pas la possibilité de découvrir par eux-mêmes le jazz d’hier, il faut que nous les incitions à s’y intéresser. Quand nous parlons de nos souvenirs de l’histoire du jazz, les jeunes ont le réflexe quasi-instantané d’aller sur Internet et de regarder sur YouTube les vidéos des artistes que nous évoquons. De mon temps, il fallait qu’une opportunité se présente pour que nous puissions assister à la projection d’archives sur grand écran. Nous n’avions pas immédiatement accès aux archives des grands noms du jazz. Il fallait attendre que le cinéma du quartier propose une projection spécifiquement consacrée à nos héros d’antan. Quand j’étais gamin, il fallait espérer tomber au hasard sur un programme jazz à la télévision. Et c’était très rare ! Aujourd'hui, il suffit de faire une requête sur Internet et vous pouvez voir tout ce que vous voulez ! Je pense que la jeune génération n'a pas conscience du privilège qui est le sien. Pour nous, regarder une vidéo d’un jazzman historique était unique. Il faut s'assurer que ce moment de la découverte reste un événement et ne soit pas banal aux yeux des jeunes spectateurs. (James Carter au micro de Joe Farmer)

James Carter a 55 ans. Il sait qu’il est au milieu du chemin qui le mènera à la respectabilité. Ses modèles ont suivi le même parcours, ont tâtonné, ont hésité, se sont interrogés et ont finalement brillé. Ses homologues saxophonistes lui ont donné des clés de compréhension qu’il doit choyer et perpétuer.

« Pour que les jeunes s’intéressent au patrimoine et se mettent autour d’une table pour en discuter, il faut donner de sa personne. C’est un enjeu essentiel. Il faut, au moins, leur dire que certaines personnalités ont existé. Libres à eux de relier les différents épisodes de ma narration en allant chercher, par eux-mêmes, d’autres documents. C’est ainsi que naît la curiosité. En les plongeant progressivement dans une quête personnelle, leur individualité se développera plus vite. Si certains d’entre eux envisagent de devenir musiciens, ils auront une identité artistique plus forte et solide. Ils comprendront ce que signifie : « se transcender ». Ils pourront plus facilement s’adresser au plus grand nombre. Ce n’est pas qu’une question de style musical. C’est un mode de vie, une attitude, l’expression d’un sentiment profond. Parfois, vous avez le blues, à un autre moment, vous êtes enthousiaste. Il faut savoir interpréter ces émotions et c’est ce que nous ont transmis nos aînés. Il ne faut pas hésiter à être soi-même et à inciter la jeune génération à s’exprimer librement. La musique est justement un très bon vecteur d’affirmation personnelle ». (James Carter sur RFI)

Le prochain album de James Carter sera enregistré au « Minton’s Playhouse » où, nous l’a-t-il assuré, il compte raviver l’esprit de son héros, Eddie « Lockjaw » Davis. Il nous donne rendez-vous en 2025 pour découvrir cette prestation nécessairement révérencieuse.

► Le site de James Carter.

« Jazz en Tête », l’audace révérencieuse d’un festival inspiré
14 November 2024
« Jazz en Tête », l’audace révérencieuse d’un festival inspiré

Le XXIè siècle voit le jaillissement créatif de nouveaux musiciens et interprètes dont la hardiesse n’émousse pas un profond respect pour la tradition. Lors du 37è festival « Jazz en Tête » à Clermont-Ferrand, le jeune pianiste américain Sean Mason a démontré que la vigueur de son jeu pouvait aisément épouser celle de ses aînés.

Originaire du sud des États-Unis, Sean Mason parvient à restituer l’humeur ancestrale de sa terre natale en jouant avec les tonalités de son temps. Il n’a pas 30 ans mais, déjà, s’affirme comme un virtuose. Ses différents projets discographiques illustrent son désir farouche de conjuguer inventivité joviale et interprétation patrimoniale. Son dernier album en date, « The Southern Suite », est une ode à la Caroline du Nord qui l’a vu naître. « À travers cet album, j’essaie de restituer les émotions que j’éprouvais, gamin, dans le sud des États-Unis. Il s’agissait de sentiments positifs à l’époque. Je veux que ma musique soit également positive. Ce furent des moments heureux même si l’image que l’on a du Sud est plutôt rude. En tout cas, le souvenir que j’ai de mon enfance dans cette région ne correspond pas aux stéréotypes colportés depuis des décennies. Honnêtement, il s’agit certainement de l’endroit le plus authentique que je connaisse aux États-Unis. Je voulais, précisément, refléter cet aspect des choses dans mon album. Il est évident qu’il y eut des moments difficiles dans le sud des États-Unis autrefois, il y avait beaucoup de racisme, et à certains endroits bien spécifiques, la ségrégation existe toujours mais il y a un esprit communautaire qui subsiste, une forme de solidarité que je trouve rassurante et authentique ». (Sean Mason au micro de Joe Farmer)

Sean Mason a, ces derniers mois, multiplié les expériences artistiques. Avec la poétesse Mahogany L. Brown, il a attesté qu’un message social mis en musique pouvait susciter une réflexion positive. Avec la chanteuse Catherine Russell, il a insisté sur l’intemporalité d’un répertoire historique. Une fois de plus, son esprit vif a éclairé les contrastes. Lors de sa prestation, le 22 octobre 2024, en ouverture du 37è festival « Jazz en Tête », Sean Mason a fait l’unanimité. Ses prouesses techniques, sa science harmonique et mélodique, son toupet d’improvisateur inné, sont des signes audibles d’une maestria en pleine évolution. Ce jeune homme s’épanouit avec grâce dans un univers sonore qui, pour lui, n’a pas de limites. « Honnêtement, un prélude de Bach et une œuvre de Louis Armstrong sont, à mes yeux, aussi importants l’un que l’autre. Pour moi, ils atteignent des niveaux d’excellence que je ne veux pas comparer. Je suis d’ailleurs enchanté d’avoir la possibilité de comprendre ces vocabulaires musicaux différents et de prendre autant de plaisir en les écoutant qu’en les interprétant. Je comprends parfaitement ce que voulait dire Ahmad Jamal lorsqu’il parlait de « musique classique américaine ». Le jazz est la musique classique américaine. Je partage ce besoin d’élever l’art à un niveau d’excellence que les musiciens classiques parviennent à atteindre. Ce qui m’importe le plus, c’est que nous soyons tous d’accord sur la définition que nous donnons aux musiques que nous écoutons ». (Sean Mason, 22 octobre 2024)

Sean Mason devrait très rapidement briller dans la lumière des projecteurs car son nom vient d’être retenu pour figurer dans le palmarès des Grammy Awards 2025. Suspense…

► Le site de Sean Mason.

 

Les programmateurs du festival « Jazz en Tête » ont d’ailleurs le nez creux puisqu’une autre étoile à l’affiche de l’édition 2024 se voit également nominée pour la prochaine cérémonie des Grammys. Elle s’appelle Christie Dashiell. Cette jeune chanteuse africaine-américaine s’est illustrée dans le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » dont elle partage avec sincérité l’intention et le vœu de concorde universelle. Elle aussi est une artiste respectueuse du patrimoine légué par ses aïeux qu’elle salue à sa façon en développant une tessiture vocale pétrie de références musicales échappées de « L’épopée des Musiques Noires ».

À Clermont-Ferrand, le 24 octobre 2024, elle présentait pour la première fois en France son nouvel album Journey in Black. Ce disque palpitant révèle un engagement artistique et citoyen certain. Christie Dashiell vit au XXIè siècle et a conscience que les enjeux de sa génération méritent d’être exposés. Pour cela, il faut dialoguer, communiquer, confronter les idées. Un vrai défi quand le repli sur soi est devenu la norme. « Il est très aisé aujourd'hui de s’isoler, notamment, quand les réseaux sociaux occupent tout notre temps et notre esprit. Nous avons tendance à ne plus chercher le contact avec nos contemporains même si nous sommes surinformés. Cela peut créer de la discorde car nous interprétons souvent maladroitement ce que nous lisons de manière partielle. Par conséquent, je fais l’effort d’aller à la rencontre du public pour constater qu’il est toujours composé d’êtres humains et, parfois, il arrive même que nous ayons les mêmes convictions, les mêmes espoirs. Rien que cela peut changer l’atmosphère qui règne autour de vous. Le simple fait de regarder les yeux de votre interlocuteur, d’entendre le son de sa voix, peut susciter la conversation ». (Christie Dashiell sur RFI)

Le cheminement artistique de Christie Dashiell lui permet de virevolter entre les différents accents de « L’épopée des Musiques Noires ». Jazz, Soul, Gospel, elle ne veut pas choisir car elle est tout cela à la fois. Sa force expressive seule déjoue les catégories. Elle est une interprète inspirée qui a charmé les spectateurs du festival « Jazz en Tête ». Son ouverture d’esprit et sa générosité naturelle nourrissent son indéniable talent. À nous de savoir le saisir à chacune de ses prestations. « Chanter et composer le répertoire de cet album m’a permis de voir le monde différemment. Cela m’a permis de voyager et c’est un excellent moyen de se confronter aux réalités de cette planète. Je pense donc que le second volet de cet album « Journey in Black » me permettra d’avoir une acuité encore plus fine du monde qui m’entoure ». (Christie Dashiell, le 24 octobre 2024)

Christie Dashiell se produira avec le collectif « Black Lives - From Generation to Generation », le 22 novembre à Gand en Belgique, le 23 novembre à Cenon en France et le 24 novembre 2024 à Limoges en France.

► Le site de Christie Dashiell.

Hommage à Quincy Jones
07 November 2024
Hommage à Quincy Jones

Disparu le 3 novembre 2024 à l’âge de 91 ans, Quincy Jones sera, à tout jamais, associé à son travail d’orfèvre aux côtés de Michael Jackson. Mais que retiendra-t-on de ses autres faits d’armes ? Connaissons-nous vraiment son travail d’arrangeur, de compositeur et de chef d’orchestre ?

Son statut de jeune soliste à la trompette dans l’orchestre du vibraphoniste Lionel Hampton, au début des années 1950, lui a ouvert l’esprit et a nourri son goût pour l’improvisation car, pour être un musicien de jazz éclairé, il ne faut pas hésiter à jouer avec les différents accents des musiques populaires. Quincy Jones le comprit très vite et s’amusa toute sa vie à tordre les conventions pour inventer son propre univers sonore, exigeant et éclectique. « Tout n'est qu'une question de liberté. Le jazz c'est la liberté. Quand j'étais jeune, des gens comme Clark Terry, Benny Carter ou Ray Charles, m'ont véritablement épaulé, et il est de mon devoir aujourd'hui de faire de même avec la jeune génération. Elle représente l'avenir. Avec délicatesse et sensibilité, tous ces jeunes transmettront à leur tour le message du jazz. Ray Charles a été le premier à me donner un petit coup de pouce. Il m'a même appris à lire la musique en braille. N'oubliez pas qu'il n'est devenu aveugle qu'à l'âge de six ans. Il savait donc à quoi ressemblait une partition. Quand j'évoluais dans l'orchestre de Lionel Hampton, je côtoyais là aussi d'excellents musiciens, je pense à Clifford Brown, Art Farmer, Benny Bailey, Jimmy Cleveland. C'était un orchestre qui faisait danser les gens. Lionel Hampton et Louis Jordan ont créé ce que l'on appelait le rhythm and blues dont la communauté blanche s'est emparée pour créer le rock'n'roll ». (Quincy Jones au micro de Joe Farmer)

De ses premiers pas d’interprète dans les grandes formations swing d’antan à ses exploits de producteur inspiré aux côtés des principales figures de la pop, du funk, de la soul-music ou du rap, Quincy Jones a vécu intensément sa passion artistique avec ce regard et ce sourire malicieux qui semblaient défier ses détracteurs. L’Amérique raciste lui avait appris la défiance et la méfiance. Pour se faire respecter, il devait devenir incontournable. L’avait-il voulu ? Sa force de caractère a-t-elle accéléré son ascension ? Son flair fut-il son meilleur atout ? Difficile de définir précisément le moteur de son hyperactivité créative. Il faut croire que son application à réaliser avec soin les meilleurs enregistrements porta ses fruits et contribua à écrire sa glorieuse histoire. Dans sa mémoire vive, s’entrechoquaient des images, des sons, des rencontres, des conversations, des anecdotes et des dates plus marquantes les unes que les autres, comme ce 8 juillet 1991 lorsqu’il invita son ami Miles Davis à réinterpréter ses œuvres d’antan sur la scène du Montreux Jazz Festival en Suisse. « C'était quelque chose de voir Miles Davis à 65 ans se débattre avec une musique qu'il n'avait pas jouée depuis l'âge de 25 ans. J'avais assisté à la session d'enregistrement originel. Il avait enregistré coup sur coup « Kind of Blue » et « Miles Ahead » avec Gil Evans dans les studios Columbia de la 30ème rue à New York. Je revois encore John Coltrane et Cannonball Adderley découvrant les partitions de « Kind of Blue ». Quelque 60 ans plus tard, ces albums sont devenus des classiques et, honnêtement, on n'a pas fait mieux depuis. Lors du concert à Montreux, c'est la première fois que je voyais Miles Davis sourire au public. Habituellement, il tournait le dos aux spectateurs mais cette fois-là il était heureux et j'étais enchanté de lui avoir apporté cette joie ». (Quincy Jones sur RFI – Juillet 2017)

Cette générosité de cœur, ce besoin viscéral de porter des projets ambitieux, parfois périlleux, cette écoute attentive pour le talent de ses contemporains, qu’ils soient aguerris ou balbutiants, cette attitude finalement altruiste, toutes ces valeurs humaines l’ont hissé au firmament des personnalités universelles. Quincy Jones fut tout simplement unique !

Quincy Jones sur Qwest TV.

Chants frondeurs au cœur de l’Amérique noire
31 October 2024
Chants frondeurs au cœur de l’Amérique noire

Christophe Ylla-Somers s’est plongé dans l’histoire tortueuse de la communauté africaine-américaine de 1619 à nos jours. Il constate dans son livre, « Le Son de la Révolte », que le nouveau monde ne fut jamais la terre d’égalité, de justice et de démocratie, prônée par les premiers colons européens. Les États-Unis se sont construits sur un déséquilibre social patent que les arts ont souvent dénoncé. Alors que l’élection du 5 novembre 2024 attise les tensions outre-Atlantique, nous explorons en musique quatre siècles de rébellion et de contestation.

Dès l’instauration du commerce triangulaire, la vie des Africains expatriés contre leur gré vers des territoires inconnus devint un calvaire innommable. Les traditions et coutumes ancestrales résistèrent cependant à l’oppression, aux brimades et humiliations de toutes sortes. Cette empreinte identitaire s’exprima dans des chants de complainte émouvants dont la teneur de plus en plus protestataire traversa les siècles. Le poète et dramaturge Amiri Baraka répétait sans cesse ce simple constat : « À partir du moment où nous avons embarqué sur ces bateaux, nous avons commencé à chanter ! Quelle que soit la forme d’expression, le message a toujours été le même : « Laissez-moi sortir ! Laissez-moi tranquille ! Cessez de vouloir transformer ma vie ! ». Avant même que nous ne soyons en contact avec les Américains, nous chantions déjà le désespoir, dans le dialecte local, puis dans un langage afro-américain. Depuis toujours, nous chantons la contestation. Comment voulez-vous que nous ayons des paroles positives ? Quand on vous pourrit la vie depuis des lustres, comment être optimiste et voir les choses du bon côté ? On ne sait pas ce qu’est le bonheur ! Quand votre existence, c’est l’esclavage, vous ne décidez pas de protester, vous protestez instinctivement ». (Amiri Baraka au micro de Joe Farmer – RFI - Février 2004)

Dans les spirituals ou dans le blues, dans le répertoire sacré ou dans les mélodies profanes, le besoin de trouver le réconfort est omniprésent. Cette aspiration à une liberté pleine et entière se fracasse pourtant souvent sur une réalité plus âpre et violente qui conduit irrémédiablement les victimes d’injustices à se rebeller. Si l’appel à une résistance passive du pasteur Martin Luther King reste dans les mémoires, ce sont davantage les œuvres militantes qui résonnent aujourd’hui avec force dans « L’épopée des Musiques Noires ». Le manifeste du batteur Max Roach, « We Insist ! Freedom Now Suite », est devenu un marqueur de la fronde artistique des jazzmen en 1960. Le pamphlet du bluesman J.B Lenoir, « Alabama Blues », en 1963 est lui aussi redoutablement efficace. Le brûlot de Nina Simone, « Mississippi Goddam », en 1964 s’inscrit également dans le tumulte des années de lutte. Décennies après décennies, l’activisme musical s’est transformé et les prises de positions tranchées ont accompagné les évolutions stylistiques des instrumentistes africains-américains.

« Le Son de la Révolte » constate avec acuité l’impossibilité de faire valoir son statut de citoyen américain quand la couleur de peau interdit l’égalité des chances. Il subsiste alors la revendication permanente que les arts peuvent porter. Les prêches harmonieux des cantiques religieux, comme la poésie cadencée de rappeurs déterminés, traduisent la même frustration et le même désir d’être respecté. Lorsque Sam Cooke chantait « A change is gonna come », quel avenir envisageait-il ? Les tourments de son époque ont-ils changé la donne ? La politique américaine a-t-elle tiré les leçons du mouvement des droits civiques, de la poussée de fièvre « Black Lives Matter » ? L’examen de conscience est-il possible outre-Atlantique ? Les musiciens ont-ils la clé de cette énigme ? Ces interrogations légitimes rythment notre lecture avide de cet ouvrage riche et fort documenté paru aux éditions « Le Mot et Le Reste ».

«Le Son de la Révolte», éditions Le Mot et le Reste.

Le Trio Soba revitalise la source africaine du blues
24 October 2024
Le Trio Soba revitalise la source africaine du blues

De longue date, les échanges transatlantiques entre musiciens africains et américains ont nourri l’histoire du blues. Dans le passé, Ry Cooder et Ali Farka Touré, Eric Bibb et Habib Koité, Taj Mahal et Bassekou Kouyaté, Mighty Mo Rodgers et Baba Sissoko, ont appris à dialoguer et ont suscité un esprit de partage et de tolérance. Le Trio Soba épouse, à son tour, cet élan de générosité collégiale à travers un album vibrant intitulé Fiman.

Moussa Koita (guitare), Vincent Bucher (harmonica) et Émile Biayenda (percussions) ont, tous trois, une identité culturelle spécifique mais ils partagent une vision commune du blues. Ils savent que cette forme d’expression née aux États-Unis prend sa source sur le continent africain. La traite négrière a projeté, au fil des siècles, des coutumes, des rythmes, des traditions, des danses jusqu’aux Amériques. Ce pont transatlantique invisible a permis, souvent dans la douleur, de maintenir un lien intercontinental que le blues préserve et perpétue. L’histoire de Soba s’inscrit dans cette longue évolution stylistique mais se distingue par ses protagonistes. Si ces trois brillants instrumentistes jouent le blues avec ferveur, ce n’est pas seulement la légende américaine qui les anime mais leurs échanges complices sur scène et hors de scène.

Que l’on soit Burkinabè, Français ou Congolais, le partage et l’enthousiasme permettent toutes les audaces. C’est ce qu’ont rapidement compris nos trois virtuoses qui ne relisent pas l’épopée américaine du blues mais inventent un autre récit proche de leur quotidien, de leur réalité, de leur présent. Chaque titre de l’album Fiman évoque les enjeux de notre XXIè siècle. Il peut arriver que certains sujets évoqués rejoignent les préoccupations des anciens bluesmen africains-américains mais, au-delà de l’humeur musicale, l’intention narrative est tout autre. Le trio Soba parle des défis d’aujourd’hui : la solidarité, la voix du peuple, les inégalités sociales, l’exil, l’espoir d’une maison commune.

Le parcours artistique et très éclectique de ces trois compagnons de route n’interdit pas une écoute sincère et un respect mutuel. Leurs chemins ont fini par se croiser et leur entente cordiale a suscité un projet lumineux nourri par une camaraderie indiscutable. La tradition orale des griots africains résiste ainsi à l’érosion du temps. Qu’ils se racontent à Paris, Memphis, Ouagadougou ou Brazzaville, nos trois compères portent une parole utile en ces temps de confrontation stérile, de défiance systémique et d’invectives absurdes. Ne soyons pas sourds à ce message unitaire si mélodieusement servi par les mots et les notes du blues africain ancestral.

Rendez-vous le 13 novembre au Studio de l’Ermitage à Paris et le 17 novembre 2024 au festival « Blues Maron » sur l’île de La Réunion pour acclamer le pertinent répertoire du trio Soba.

► SOBA - Tounga (official video).

Lizz Wright dans l’ombre de ses aînés
17 October 2024
Lizz Wright dans l’ombre de ses aînés

La chanteuse américaine Lizz Wright a un talent unique… Elle sait jouer avec les différentes consonances des musiques afro-planétaires. Sa tonalité vocale s’adapte à de nombreux univers sonores. La Soul-Music, le Gospel, la Folk-Music, le Jazz, le Blues, nourrissent son expressivité depuis son tout premier album paru en 2003. 20 ans plus tard, cette voix pénétrante continue d’ensorceler. Lizz Wright présente aujourd’hui Shadow, sa dernière lumineuse production inspirée par les enseignements de ses aînés.

Femme de convictions, Lizz Wright n’est cependant pas une activiste forcenée. Elle se voit d’abord comme une âme sensible qui a appris à choyer les vraies valeurs humaines et les défend autant qu’elle le peut. Son statut d’artiste lui permet de transmettre des émotions positives à tous ceux qui l’écoutent et d’apaiser aussi ses propres tourments. Toujours en quête de sérénité, elle partage avec certaines de ses consœurs cette aspiration à une citoyenneté équilibrée. Originaire de Géorgie, elle a connu l’âpreté du sud des États-Unis, mais elle préfère en donner une vision romantique que ses yeux d’enfant avaient magnifié.

« Ma grand-mère, Martha, avait l'habitude d’aller prier au pied d’un arbre près de sa maison. C’est une image dont je me souviendrai longtemps. Mon père me racontait beaucoup d’histoires à ce sujet. Il y a dans le sud des États-Unis des contes et légendes qui entretiennent le mythe des ancêtres, qui décrivent le vent qui souffle, la pluie qui tombe, la nature qui s’épanouit. Voilà ce que j'ai essayé de restituer. Je veux tirer les leçons de ce que m’a enseigné ma grand-mère. Je me souviens de ses déclarations et de cette phrase qu’elle répétait souvent : "J’aime tout le monde ! Je ne fais pas de différences !". Et, chaque fois, elle versait une larme en prononçant cette phrase. Quand j’étais gamine, je trouvais cela normal qu’une femme pieuse comme elle prononce de tels mots. Aujourd’hui, à 44 ans, je réalise que plus personne ne dit de telles choses, même mes parents ! Je comprends aujourd’hui que ma grand-mère me montrait la voie à suivre et me faisait prendre conscience de la dureté de ce monde troublé. Elle m’a donné le courage de revendiquer ma place sur cette planète sans attendre que quelqu’un ne me l’octroie. Je veux être responsable de l’amour que je donne et ne pas être un étranger pour autrui. Voilà les belles valeurs que ma grand-mère m’a transmises. » (Lizz Wright au micro de Joe Farmer)

Révélée grâce à l’album Salt, Lizz Wright a gagné en confiance en participant en 2009 à la tournée Sing the truth en hommage à la regrettée Nina Simone. C’est à ce moment précis, aux côtés de Dianne Reeves, Angélique Kidjo et Lisa Simone, qu’elle a pris conscience que son avenir se jouerait sur scène. « Nous voulions honorer la mémoire de Nina Simone en mettant nos voix au service de son répertoire. Nous voulions démontrer combien son patrimoine musical était riche et imposant. Nous voulions également mettre en relief les différents thèmes qu’elle évoquait dans ses chansons. Et surtout, nous voulions revitaliser l’émotion de sa voix. Je serai toujours reconnaissante à Danny Kapilian, le producteur de ce spectacle, de m’avoir conviée à participer à ce projet. Cette sollicitation tombait à pic, car j’hésitais vraiment entre deux carrières, la musique ou la cuisine. Il se trouve que mes colistières sur scène étaient aussi des cordons bleus. Finalement, je faisais une pierre deux coups. Je n’avais plus de choix à faire ! » (Lizz Wright sur RFI)

Sur son dernier album, Shadow, Lizz Wright s’est entourée de partenaires de choix dont la bassiste Meshell Ndegeocello. Leur complicité artistique rayonne sur le titre Your Love scellant une camaraderie sincère qui dépasse la collaboration artistique. Lizz Wright ne se prive d’ailleurs pas de faire la promotion de sa nouvelle partenaire dont elle ne tarit pas d’éloges. « Meshell est certainement l’une des plus grandes artistes de notre temps qui conjugue plusieurs disciplines. Elle est une bassiste super funky ! Elle est une fabuleuse compositrice, elle a beaucoup de sensibilité, elle transmet beaucoup d’émotions, et je suis très heureuse d’être son amie. Je vous recommande d’ailleurs d’écouter son dernier projet consacré à James Baldwin. Si vous avez l’opportunité de voir ce spectacle sur scène, ne vous en privez pas. J'ai eu la chance d'assister à une représentation à Chicago et j’en suis ressortie tout émue. Il se trouve, de surcroît, que je suis une fan de James Baldwin. Je partage les valeurs humaines de Meshell. Je les exprime peut-être différemment, mais nous considérons toutes les deux que l’amour et l’honnêteté sont les piliers de la paix universelle quand tant de souffrances troublent ce monde. Parfois, il est bon de se regarder dans le miroir et de se demander où l’on va et qui l’on est. Nina Simone a dit un jour : "Le devoir de l’artiste est de montrer la voie et de refléter le temps présent." Nous devons unir toutes nos voix pour atteindre ce but. » (Lizz Wright – Octobre 2024)

Lizz Wright est une femme fort respectable dont les mots choisis appellent à notre examen de conscience. Écoutons-la se raconter et prenons exemple. Sa poésie musicale prend sa source dans une épopée lointaine façonnée par ses ancêtres.

►Site internet de Lizz Wright.