À Bangui, on le croit dans les prisons des mercenaires russes depuis neuf mois, ou mort. Le journaliste Ephrem Yalike a été pendant près de trois ans un rouage de la communication du groupe Wagner en Centrafrique, jusqu'à ce qu'il soit soupçonné de traitrise après la révélation d'une bavure commise par les mercenaires. Mais il a pu fuir le pays avec l'aide la plateforme des lanceurs d'alerte en Afrique (PPLAAF).
Dans une enquête du consortium Forbidden stories à laquelle RFI est associée avec neuf autres médias, il raconte comment fonctionne le système de désinformation à Bangui, entre placement d'articles contenant des fausses informations et manifestations montées de toutes pièces.
« Plongée dans la machine de désinformation russe en Centrafrique » est une enquête à retrouver sur RFI.fr et nos environnements numériques.
RFI : De 2019 à 2022, vous avez été un des communicants des mercenaires russes qui opèrent en Centrafrique. Pourquoi avez vous décidé de quitter le pays, de raconter votre histoire et de lever le voile sur les opérations de communication qu'ils mènent dans votre pays?
Ephrem Yalike : J'ai décidé de raconter ce que j'ai vécu et ce que moi aussi j'ai eu à faire, parce que je me suis rendu compte que les Russes en Centrafrique opèrent dans un mode où il n'y a pas le respect des droits humains. C'est pourquoi je me suis dit je ne peux pas rester silencieux, je dois dénoncer ce qui se passe dans mon pays pour que ça puisse aider et que les Centrafricains puissent comprendre réellement la présence russe en Centrafrique.
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Et pour cela, vous avez dû quitter Bangui. Parce qu'aujourd'hui, pour un journaliste centrafricain, donner la réalité de la présence russe dans le pays, c'est impossible ?
Aujourd'hui en Centrafrique, pour un journaliste centrafricain, dénoncer et dire la réalité de ce que les Russes font, c'est se mettre en danger. Parce que je peux vous dire, que toutes les actions des Russes échappent au contrôle du gouvernement. Dans leur mode opératoire, quand tu dénonces, tu deviens automatiquement leur cible. C'est pour cela que je me suis dit pour que pour être libre, dire ce que je pense, et ce que je faisais, il me fallait quitter le territoire.
D'ailleurs, jusqu'à ce matin à Bangui, tout le monde pense que vous êtes soit en prison au camp de Roux, dans les geôles des Russes, soit mort ?
Tout à fait. En ce moment dans la capitale, le doute plane sur ma situation. Mais, je ne suis pas en prison, je suis bel et bien hors du territoire.
Quand vous avez été approché fin 2019 par les Russes à Bangui, vous avez tout de suite accepté. Pourquoi ?
J'ai accepté tout de suite de collaborer avec les Russes, parce que, à cette époque, la République centrafricaine venait de sortir d'une crise. En tant que Centrafricain, il était de mon devoir de contribuer au retour de la paix dans mon pays. À cette époque, la République centrafricaine a été abandonnée par son ancien partenaire, lors du départ des forces Sangaris du pays. Et l'arrivée des Russes était considérée comme un ouf de soulagement pour tout le peuple centrafricain. Donc moi étant journaliste, contacté par les Russes pour collaborer avec eux, ça m'a fait plaisir de contribuer au retour de la paix dans mon pays.
Pour soutenir les actions des Forces armées centrafricaines. Mais il y avait aussi une motivation financière. Vous ne le cachez pas.
Tout à fait, cette action qui m'avait été demandée était de vulgariser les actions de neutralisation menées par les forces armées centrafricaines conjointement avec les Russes, ça ne me posait aucun problème. J'ai accepté. Et deuxièmement, il y avait cette oportunité financière qui pouvait me permettre de financer mes études. En étant journaliste en République centrafricaine, c'était difficile de joindre les deux bouts seulement avec le salaire mensuel du journaliste. Dans les journaux de la place, je n'atteignait pas 70 000 francs CFA, mais quand j'ai commencé à travailler avec les Russes, automatiquement j'ai gagné plus de 200 000 francs
200 000 puis même 500 000 plus tard ?
Tout à fait.
L'homme qui vous a recruté et qui sera votre interlocuteur pendant toute votre collaboration, c'est Mikhaïl Prudnikov, que vous connaissiez comme « Michel » ou « Micha ». Il était toujours flanqué d'un interprète. Qui est il exactement à Bangui ? Quelle est sa mission en Centrafrique ?
Lui, il me dit qu'il est responsable, directeur de la communication et des relations publiques de la mission russe en République centrafricaine. Donc, c'est toujours avec lui que je collabore. Selon ce qu'il me dit, il est chargé d'analyser la méthode de la communication de la mission en République centrafricaine et d'impacter sur les médias centrafricains pour parler positivement de la mission russe dans le pays. Et maintenant d'étudier comment faire à ce que le peuple centrafricain puisse avoir confiance aux Russes qui sont dans le pays.
Mais en réalité, il fait beaucoup plus que ça ?
En réalité, il fait beaucoup plus que ça, et à ma connaissance, il part dans d'autres pays africains pour faire la même chose qu'en République centrafricaine.
Alors parmi les missions que « Micha » vous assigne, il y a faire des revues de presse de tout ce qui se dit sur la présence russe dans le pays, écrire des articles pour discréditer les voix critiques, mais aussi placer des sujets favorables dans des journaux contre rétribution. Concrètement, comment est ce que ça fonctionnait?
Tout à fait. Il me donnait une thématique, il vérifiait si c'était conforme à ses exigences. Il m'indiquait ensuite certains médias dans lesquels je devais les publier. je leur donnais 10 000 francs à chaque fin du mois. Je tenais un tableau Excel que je lui donnais avec le nom du média, l'article publié, la date et la photo pour qu'il me donne l'argent, que je puisse rémunérer chacun de ces journalistes.
La situation de la presse en Centrafrique est-elle et si précaire au point que cette pratique n'ait jamais posé de problème ?
La situation de la presse en République centrafricaine, reste et demeure précaire. Donc cette situation n' gêné personne. Quand tu travailles, tu dois aussi vivre. Donc certains journalistes, même s'ils étaient contre, étaient contraints par le besoin d'argent de prendre et de publier ces articles.
Autre mission, vous avez organisé des manifestations parfois contre la France, parfois contre les Etats-Unis, souvent contre l'ONU. Comment ça se passait exactement l'organisation de ces manifestations ?
Parfois lui Micha m'appelait et me donnait une thématique pour la semaine. Il me disait : « Nous souhaitons que tu puisses organiser une marche pour dire que la population en a marre de la présence de la Minusca (mission de l’ONU) ». Je devais cibler un leader de la place, lui demander s'il avait la capacité de mobiliser 500 personnes pour une manifestation devant le siège de la Minusca à telle date, et il me disait que c'était possible. La veille, « Micha » et son équipe écrivaient des mots sur les cartons, sur les papiers, pour que les manifestants puissent les tenir et faire semblant que ces écrits étaient les leur, alors qu'en réalité ça venait de Michel. Par rapport au nombre des manifestants, je remettais l'enveloppe aux leaders. Je faisais cela dans la discrétion totale pour que personne ne soit au courant.
Et chaque jeune qui venait recevait environ 2000 francs (3euros)
Environ 2000 francs CFA.
Une cible récurrente de ces manifestations, c'était la Minusca, la mission de l'ONU. Pourquoi ?
Les Russes et la Minusca sont dans le pays à peu près pour un même objectif, aider le gouvernement à pacifier le pays. Donc du coup, les Russes veulent se faire passer aux yeux du peuple centrafricain comme les meilleurs, et pour cela, il faut qu'ils puissent discréditer les actions menées par l'ONU en République centrafricaine. C'est pourquoi toutes ces manifestations visent la MINUSCA.
Les manifestations hostiles à la présidente de la Cour constitutionnelle, madame Darlan, en 2022, et pour le changement de Constitution en 2023, ce sont aussi les Russes qui étaient à la manœuvre ?
Les manifestations concernant la destitution de madame Darlan, les manifestations pour la Constitution, tout ça, c'était la mais des Russes derrière. Il y a certaines manifestations qui sont organisées. Mais moi qui travaille avec eux, je ne suis pas au courant. Après, ils m'appellent, ils me donnent seulement des articles, des photos à publier.
Ce n'est pas vous qui avez organisé celles là, mais vous avez la certitude que ce sont les Russes qui les ont organisées via d'autres canaux ?
Oui.
Et là arrive l'épisode de Bouar. On vous a demandé d'écrire que les mercenaires de Wagner sont venus en aide à des civils peuls blessés, alors que ce sont eux qui leur ont tiré dessus. Est ce que vous pouvez nous raconter cet épisode.
À cette époque, un matin, Micha m’appelle et me dit « Il y a une urgence, nous devons partir à Bouar pour sauver certains peuls qui sont en difficulté ». J'ai dit OK. « Nous avons retrouvé deux peuls qui blessés à l'hôpital régional de la ville de Bouar ». Dans l'avion, Micha m'a dit qu’ils avaient été attaqués par les groupes armés, notamment les 3R. On arrive sur les lieux, il y a un interprète, la manière avec laquelle l'interprète leur demande de me parler et pour qu'il puisse m’interpréter, étant journaliste, je savais que c'était pas concrètement ce qu’ils étaient en train de lui dire et qu'il me transcrivait , donc je prenais note de tout ce qu'il me disait.
Et quand on était dans l'avion avec lui, je lui ai dit « Michel, tu penses réellement que ce sont des 3R qui ont fait du mal à ce groupe ? Parce que je travaille avec toi, tu dois me dire la vérité pour me permettre de voir dans quel angle orienter pour que l'article puisse prendre du poids ». Il me regarde en me disant « ok, ce que je te dis, ça doit rester confidentiel entre nous. Certains de nos de nos confrères les ont attaqués. C'est après qu'on s'est rendu compte que c'étaient des innocents et nous sommes venus à leur secours pour les sauver. Donc tu dois tout faire pour que l'article soit positif à notre égard »
Ils ont voulu prendre le contrôle du narratif. Le problème, c'est que la vérité est sortie quelques semaines plus tard dans un journal local et que vos patrons ont cru que vous les avez trahis et qu'ils vous ont menacé physiquement à ce moment là.
Oui, un mois plus tard, la vraie information est sortie dans un journal de la place, et à ma grande surprise, un matin, j'ai reçu un appel : « je suis devant devant ta maison » alors que je ne lui ai jamais montré ma maison depuis qu’on collabore. Il m'a conduit quelque part, je ne savais même pas où on allait. Donc c'était derrière, à la sortie nord, route de Boali, on a dépassé PK 26. Il s'est arrêté et m'a dit « je vais te poser une seule question. Tu dois me dire ce qui t'a poussé à dire la vérité à ces journalistes qui ont dévoilé l'information ». A ce moment-là, il a déposé son arme à côté. Automatiquement, il a ramassé mon téléphone.
Son interprète a commencé à fouiller pour voir avec qui j'avais été en contact. Il a fouillé. Il n'a rien trouvé. Il m'a menacé. « Tu dois l'avouer, ici, il y a personne ici. Tu sais ce qui peut t'arriver » J’ai dit « Michel, je ne peux pas dire ce que je n'ai pas fait ». Il a insisté, avec des menaces à l'appui, des intimidations de mort. Je lui ai dit « Si je l'avais fait, je te l'aurais dit. Je n'ai rien fait, je te l'ai dit ». J'étais apeuré. Mais comme je n'avais rien fait, je ,'ai pas avoué ce que je n'avais pas fait. Il a pris mon téléphone, il est parti. Il m'avait abandonné dans cette brousse. Cette information, je l'ai dite à personne parce qu'en me quittant, il m'a dit : « tout ce qui vient de se passer ici, mettons en tête que nos services secrets sont désormais derrière toi. Si on entend un seul instant que tu as été menacé, tu ne resteras pas vivant ».
Effectivement, ils vous tiennent bien à l'œil, puisque deux ans plus tard, après une longue préparation, vous vous apprêtez à quitter le pays en février 2024 et au moment où vous allez partir de l'aéroport de Bangui, vous êtes retenu. Et là, vous comprenez que ce sont les Russes qui sont à la manœuvre et qui vous font retenir à l'aéroport dans un bureau de police.
Tout à fait. À ma grande surprise, à mon départ, j'ai été retenu à l'aéroport, empêché de voyager par le commissaire qui n'arrivait pas à m'en donner la raison en plus. Il m'a dit : « Tu penses partir avec toutes les informations que tu détiens ». Je lui ai demandé : « quelles informations ? » « Tu vas voir avec les Russes ». Le commissaire de l'aéroport a été commissionné par les Russes pour m'empêcher de voyager à l'aéroport ce jour là.
Donc le reste de votre famille a pu partir. Vous, vous vous êtes caché quelques jours, êtes parvenu à traverser l'Oubangui en pirogue et ensuite via le Congo, à gagner la France. Avec le recul, est ce que vous regrettez cette collaboration ? Est ce que vous regrettez vos actions ?
Si je n'avais pas regretté cette collaboration, je n'aurais pas décidé de les dénoncer. J'ai regretté cette collaboration parce que moi, au départ, je croyais que c'était pour aider mon pays. Ils se présentent comme des partenaires venus aider à ce pour la paix, mais font autre chose, violentent, sont dans la désinformation, trompent l'opinion. C'est pas en faisant ça, qu'on va aider le peuple. Du coup, j'ai regretté l'action que moi-même j'ai posée en collaborant avec eux.
Comment vous qualifieriez aujourd'hui la présence russe en Centrafrique?
C'est une présence d'intérêts personnels, des intérêts des Wagner, des intérêts des Russes. Ils n'aident pas. Je parie ma tête que s'il était question d'arrêter la violence en Centrafrique, les Russes l'auraient fait depuis longtemps. Il font semblant pour que la crise perdure et que leur présence puisse s'élargir en République centrafricaine, pour qu'ils puissent mettre en œuvre tous les plans qu'ils ont en tête.
C'est un pays sous emprise ?
Selon moi, c'est un pays sous emprise des Russes, on le voit avec les actions menées par les Russes, l'exemple est simple : quand j'ai été empêché à l'aéroport de voyager, ça c'est une violation à ma liberté d'aller et de revenir. Mon avocat a contacté les autorités judiciaires et policières. Jusqu'alors, il n'y a eu aucune réponse parce que l'instruction vient des Russes. Rien ne peut se faire sans eux.
Votre témoignage et les éléments factuels qui sont présentés dans l'enquête de Forbidden Story amèneront des attaques contre vous au pays. On vous appellera sûrement un traître ou un vendu. Que répondez vous à ceux qui douteraient de votre franchise ou de votre honnêteté ?
C'était moi seul qui ai travaillé avec eux et quand je travaillais avec eux, je ne l'ai dit à personne. Et si aujourd'hui j'ai décidé de dénoncer, il en va de mon honnêteté et de ma dignité. Ceux qui pensent que j'ai été manipulé, que je suis un vendu, c'est leur point de vue. D'ailleurs, j'ai la conscience tranquille. Les vrais patriotes en Centrafrique m'ont encouragé. Tout ce qui se dira, me sera égal parce que je ne regrette rien.
L'enquête est à lire ici : Plongée dans la machine de désinformation russe en Centrafrique