Direction Okinawa, réputée pour sa gastronomie, ses centenaires et ses plages de sable blanc. Située entre l’océan Pacifique et la mer de Chine, l'île la plus méridionale du Japon abrite encore 32 bases militaires américaines plus de 50 ans après la rétrocession au Japon. Pour comprendre la colère des Okinawais et le rôle géostratégique de l’archipel, Emilie Guyonnet, autrice de Okinawa, une île au cœur de la géopolitique asiatique (Éditions Géorama), répond aux questions de RFI.
RFI : Votre livre est une mine d’informations, en particulier sur l’histoire récente et tourmentée de l’île. Le destin d’Okinawa, ancien royaume Ryukyu, bascule de manière irrévocable en 1945. Que s’est-il passé ?
Emilie Guyonnet : En 1945, Okinawa est le site d’une terrible bataille entre les Américains et les Japonais. C'est la bataille d’Okinawa. Les combats durent trois mois d’avril à juin 1945. Les soldats japonais se battent avec beaucoup d’acharnement, plus que d’habitude, parce que c’est la première bataille sur le sol japonais. Les Japonais finissent par perdre.
La bataille fait 240 000 morts, parmi lesquels 123 000 civils, et elle marque le début de la construction des bases américaines à Okinawa. En effet, les Américains avaient prévu un débarquement sur les îles principales du Japon pour novembre 1945 et Okinawa devait servir de tête de pont à ce débarquement. Finalement, au vu de la résistance acharnée des Japonais, les Américains choisissent d’utiliser la bombe atomique et les civils de l’île, qui n’avaient pas pu être évacués à temps, se sont retrouvés pris sous les bombes et c’est ce qui explique le nombre très élevé de victimes civiles.
Autre date clé, 1972, lorsque Okinawa retrouve enfin son indépendance de l’occupant américain, et ce, deux décennies après le reste du Japon. Un événement qui n’aura pourtant que peu d’incidence sur la présence des bases américaines. Pourquoi ?
Les habitants de l’île ont l’habitude de dire qu’elle a été sacrifiée trois fois. Une première fois en 1945 avec la bataille d’Okinawa, une deuxième fois en 1951 lors de la signature du traité de San Francisco qui met fin à l’occupation américaine du Japon, mais qui prolonge celle d’Okinawa sans limite dans le temps, et une troisième fois en 1972. En effet, en 1972, les locaux tiennent la rétrocession de l’île au Japon et ils s’attendent au minimum à une réduction des bases américaines, mais en fait, il n’en est rien. La rétrocession a pour conséquence la fermeture de nombreuses bases américaines sur les îles principales du Japon qui sont redéployées partiellement à Okinawa. Donc la présence américaine à Okinawa augmente après 1972.
Du fait de cette volonté de concentrer les bases à Okinawa, les locaux se sentent discriminés par rapport au reste du territoire japonais. C’est difficile de savoir s’ils ont raison parce que les dirigeants japonais ne diront bien sûr jamais la vérité sur cette question. Il semble toutefois que ces bases soient surtout concentrées à Okinawa pour des raisons stratégiques. D’après les experts, Okinawa est mieux placée, parce qu’elle est plus centrale par rapport aux pays asiatiques et aux différentes zones de tension. L’autre explication, c’est la nécessité de regrouper les forces sur un seul site pour des raisons d’organisation, de coordination ou pour des raisons stratégiques.
Dans votre ouvrage, vous donnez la parole aux Okinawais. Quels sont les témoignages qui vous ont le plus marqué ?
C’est le témoignage du deuxième chapitre, celui de Monsieur Uehara qui a perdu presque toute sa famille pendant la bataille d’Okinawa. Ce Monsieur est un véritable exemple de résilience. Il raconte tout cela avec beaucoup de patience et de calme, il est très apaisé. Il explique notamment qu’il n’a pas pu faire d’études, alors qu’il aurait aimé devenir professeur. Il a fondé une famille et a attendu que ses trois enfants terminent leurs études pour reprendre les siennes à l’âge de 48 ans.
L’autre témoignage qui constitue le chapitre cinq, c’est celui de Madame Takazato, une militante féministe et travailleuse sociale qui raconte l’état de santé très grave dans lequel se trouvaient les prostituées en 1972, lors de la rétrocession d’Okinawa au Japon, puisqu’en effet, il y avait beaucoup de prostitution aux abords des bases américaines. En 1972, la loi japonaise de prévention de la prostitution est entrée en vigueur à Okinawa, donc les maisons closes ont fermé et Mme Takazato raconte que de nombreuses prostituées ont dû être hospitalisées, car elles étaient très malades physiquement et psychologiquement. Ces deux témoignages m’ont le plus marqué.
Dans quel état d’esprit est la population aujourd’hui, dans un contexte géopolitique tendu, notamment en raison des rivalités sino-américaines ?
Les Okinawais et les Japonais sont conscients que le Japon a besoin des États-Unis, face à la Chine surtout, mais aussi face à la Corée du Nord. L’opinion publique japonaise a une perception très négative de la Chine et a conscience des risques qui pèsent sur l’archipel. La guerre en Ukraine n’a fait que renforcer cette perception. Ils dressent le parallèle avec la situation en Europe et en Asie, avec les visées chinoises à Taïwan, et les Okinawais spécifiquement ont conscience pour la plupart que le Japon a besoin des États-Unis et ne souhaitent donc pas forcément que les bases américaines quittent Okinawa ou le Japon.
À lire aussiJapon: Okinawa, cinquante ans après sa restitution par les Etats-Unis, reste une base avancée stratégique
Ce qu’ils souhaitent, c'est une meilleure répartition des bases sur le territoire japonais, que certaines bases à Okinawa soient transférées ailleurs au Japon, ou qu’elles quittent complètement Okinawa. C'est leur rêve, mais cela paraît difficile. Malheureusement personne ne veut des bases et le commandement militaire américain préfère qu’elles soient regroupées à Okinawa pour éviter des pertes de temps et avoir une meilleure coordination des moyens.
Ces bases provoquent aussi un rejet de la population en raison de leur impact néfaste sur l’environnement.
Effectivement, il y a eu beaucoup de problèmes environnementaux, notamment pendant la guerre du Vietnam avec le stockage à Okinawa de barils d’agent Orange, qui ont été retrouvés plus tard et qui ont contaminé les sols et l’eau. Les dernières manifestations à Okinawa sont axées aussi sur la défense de l’environnement, puisqu’une base qui est située au centre d’une grande ville de près de 100 000 habitants va être transférée ailleurs dans l’île, dans le nord, qui est une région très sauvage. Donc deux nouvelles bases vont être construites sur la mer, ce qui pose des problèmes, car les derniers récifs de corail se trouvent dans cette baie.
Et il y a des dugongs qui sont de grands mammifères marins en voie d’extinction qui viennent se nourrir dans cette baie et sur ces coraux, donc cela pose des problèmes. Mais les Américains et les Japonais n’en ont pas tenu compte puisque les travaux de construction de la base ont commencé malgré les très nombreuses oppositions. L’autre site de construction d’une nouvelle base, Takae, qui se situe dans la montagne, abrite une forêt primaire où l’on trouve énormément d’espèces, notamment d’oiseaux rares. Donc là aussi, on se dit, c'est affreux, ne peuvent-ils pas trouver un autre site pour leurs bases ?
Comment voyez-vous les années à venir, la population a-t-elle les moyens d’échapper à un nouveau conflit ?
La stratégie américaine évolue globalement vers un maintien d’un nombre réduit de grandes bases, dont Okinawa fera vraisemblablement partie. Et en complément de ces grandes bases, les Américains veulent pouvoir compter sur de nombreuses bases plus petites, disséminées un peu partout dans le monde, avec l’objectif de pouvoir intervenir plus rapidement. C’est lié à la nature des nouvelles menaces, par exemple le terrorisme, et non plus seulement des menaces d’un État à un autre.
La concentration des bases à Okinawa, leur proximité avec les points chauds en Asie, c’est aussi un inconvénient parce que cela en fait une cible potentielle à portée des tirs de missiles. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les habitants voudraient transférer les bases ailleurs au Japon. Mais ce n’est pas la direction que prennent les gouvernements américains et japonais.
À lire aussiLes habitants d'Okinawa votent contre le déplacement d'une base américaine
Une autre évolution, c’est la tendance du Japon à aller vers plus d’autonomie en matière de défense, à la fois parce que les Américains le leur demande et parce qu’au sein du Parti Libéral-Démocrate (PLD), le parti au pouvoir, c’est ce que souhaitent les hommes politiques japonais. Certaines bases américaines pourraient donc être remplacées par des bases japonaises, c’est aussi une possibilité.
En tout cas, les risques de conflits en Asie existent vraiment, même si ce n’est dans l’intérêt d’aucune des parties. Ce qui est sûr, c'est que s’il y a un conflit, la population d’Okinawa sera aux avant-postes, comme elle l’a été pendant la Seconde Guerre Mondiale. Cela sera certainement très différent, mais il y a un vrai risque pour la population.