Poète, romancière, peintre, Véronique Tadjo a une vingtaine de livres à son actif. Elle est connue pour ses albums pour la jeunesse qu’elle illustre elle-même. Véronique Tadjo est à l’honneur ce dimanche dans Chemins d’écriture, à l’occasion de la sortie cet automne de son nouveau roman Je remercie la nuit, paru aux éditions Mémoire d’encrier.
Avec une œuvre composée de romans, poésies, livres pour la jeunesse, la Franco-Ivoirienne Véronique Tadjo est une auteure majeure de la littérature post-coloniale de langue française. Son œuvre est plurielle. Amoureuse de Baudelaire, Rimbaud, mais aussi des principaux chantres de la négritude, Tadjo est entrée dans la littérature par la poésie. Elle s’est fait connaître en publiant en 1983 son premier recueil de poèmes Latérite, avant de s’imposer dans le paysage littéraire avec ses romans où elle explore les grands enjeux de son temps et de son continent. Elle puise son miel, essentiellement dans l’Histoire et la mythologie, mais aussi dans l’écologie devenue le nouvel horizon du développement africain.
Au carrefour de l’histoire des temps modernes et de l’actualité, son nouveau roman est campé en pleine crise post-électorale qu’a connue la Côte d’Ivoire, au tournant des années 2010-2011. La crise avait éclaté, on s’en souvient, dans la foulée du second tour du scrutin présidentiel de novembre 2010, qui opposait le président sortant Laurent Gbagbo à l’opposant Alassane Ouattara, soutenu par la France et la communauté internationale. Les deux camps ont revendiqué la victoire et leurs partisans se sont opposés dans la rue, déclenchant des affrontements et des violences aux conséquences terribles.
Avec Je remercie la nuit, Véronique Tadjo revisite la tragédie sociale et politique dans laquelle cette crise avait plongé la population ivoirienne et dont l’impact perdure encore dans l’inconscient collectif. « Je sais, clame la romancière, qu’un livre ou un recueil de poèmes ne peut pas tout changer, ne peut pas faire la révolution. Mais elle permet de continuer une conversation, de continuer à réfléchir sur des événements, des sentiments ou des émotions qui continuent à nous toucher. C’est le cas avec la crise de 2010-2011 qui reste toujours nichée dans le cœur, car on n’a peut-être pas encore évacué toutes les peurs et les douleurs qu’elle avait suscitées ».
Je remercie la nuit est le premier ouvrage de fiction à s’emparer de cette thématique de la guerre civile qui a fait 3000 morts et a failli détruire la Côte d’Ivoire, comme l’a rappelé Véronique Tadjo au micro de RFI : « Ce qu’on a appelé « la crise post-électorale en Côte d’Ivoire », c’est un moment qui a été très important. On a assisté à un effondrement total du processus démocratique. Dans ce livre, j’ai essayé de montrer comment cette crise-là a eu un impact direct sur des gens. J’ai pris l’exemple de deux jeunes étudiantes, deux filles qui voient leurs espoirs s’effondrer et même qui se retrouvent en danger, pratiquement en danger de mort. »
Le récit d’une amitié
Je remercie la nuit est en effet d’abord l’histoire d’une amitié exceptionnelle entre deux jeunes filles dont la guerre civile fera basculer la vie dans le chaos. Flora et Yasmina, âgées d’une vingtaine d’années, sont étudiantes à l’université de Cocody, à Abidjan, quand la crise politique vient frapper leur vie d’universitaire très réglée, partagée entre cours, rédactions de devoirs et débats nocturnes entre amis.
Étudiante en biologie et en littérature respectivement, les deux filles s’entendent à merveille, malgré leurs différences sociales et politiques. Yasmina est originaire du Nord, de Korhogo plus particulièrement, alors que Flora est Abidjanaise. Elles vivent dans le campus universitaire où elles partagent une chambre d’étudiante qu’elles viennent de réintégrer au retour des vacances idylliques qu’elles ont passées ensemble à Korhogo, chez les parents de Yasmina. Mais, malheureusement la rentrée universitaire 2010 sur laquelle s’ouvre le roman, se révèlera être la rentrée de tous les dangers. Flora et Yasmina sont prises de court par la tournure que prennent les événements avec l’éclatement de violences jusque dans le campus universitaire, ce qui aura pour conséquence de séparer les deux amies et de les transformer à tout jamais.
C’est cette transformation qui est le principal thème de ce roman. Il n’est pas accidentel que les deux personnages qui incarnent cette transformation qui a touché l’ensemble de la société ivoirienne, soient issus de la jeunesse, à l’esprit moins conditionné par les préjugés sociaux. « J’ai voulu avoir deux personnages qui, sans être des révolutionnaires, ont quand-même cette volonté de faire entendre leur voix, soutient l’auteure. Ce qu’il y a aussi, il ne faut pas oublier que ce sont des jeunes, elles ont une grosse dose de naïveté, une naïveté qui en même temps les qualifie et les rend beaucoup plus prêtes à voir l’autre côté des choses, c’est-à-dire c’est l’idée de ce qui est juste et de ce qui est injuste, de ce qui devrait être et qui n’est pas. »
Une écriture sophistiquée
Je remercie la nuit est un livre courageux car il prend à bras le corps la thématique complexe de la guerre civile ivoirienne qui continue encore aujourd’hui à diviser les esprits en Côte d’Ivoire et ailleurs sur le continent africain. Pour les intellectuels et les écrivains africains, ce conflit fratricide a été un peu ce qu’a été l’affaire Dreyfus pour les intellectuels français. Dans ce contexte, le défi de l’auteure a consisté à raconter ce qu’on a appelé « la situation » sans parti pris et avec distance intellectuelle afin de ne pas tomber dans des polémiques inutiles.
« C’était une histoire qu’il fallait raconter pour qu’on ne l’oublie pas, affirme Véronique Tadjo. Il n’en reste pas moins que son écriture m’a pris beaucoup de temps car j’ai voulu réfléchir intensément à ce que j’allais dire. Les années 2010-2011 ont été une période qui m’a marquée à tout jamais car je me suis sentie vraiment désespérée en voyant mon pays se briser en mille morceaux, en voyant la souffrance des gens autour de moi. »
La singularité de ce roman réside aussi dans son écriture sophistiquée, où se mêlent analyse fine des situations et des psychologies et narration ponctuée d’ellipses et métaphores de la condition humaine. Dans la deuxième partie du roman qui se déroule à Johannesburg en Afrique du Sud, où Flora s’est réfugiée fuyant les brutalités ivoiriennes à son encontre, la métaphore dominante est celle de la peinture que pratique Xolile, l’amoureux sud-africain de la jeune femme.
Pour ce dernier, qu’on voit tous les matins à l’œuvre, tentant de faire émerger des images échappées aux profondeurs de l’âme, l’art et « un répit, une poussière d’humanité, une note de jazz, une déclaration d’amour », selon les mots de Véronique Tadjo. Des formules que l’on pourrait appliquer au roman dont nous parlons ici, qui est aussi une déclaration d’amour à la Côte d’Ivoire, une invitation à son peuple à surmonter ses maux.
Cette catharsis collective à laquelle appelle l’auteure passe forcément par l’art. C’est ce que semble suggérer les dernières pages du roman qui célèbrent l’intelligence, la créativité, et peut-être même la possibilité de réconciliation. La nuit se termine et le jour pointe son nez. Mais on ne remerciera jamais assez la nuit car n’est-ce pas de la profondeur de la nuit que surgissent « Les semeurs d’aurore », titre de la nouvelle toile de Xolile, dans les bras duquel la protagoniste du roman, Flora, espère trouver l’apaisement ?
Je remercie la nuit, par Véronique Tadjo. Éditions Mémoire d’encrier, 302 pages, 22 euros.