Un des rares officiers africains dans les troupes coloniales françaises, le capitaine
Charles N’Tchoréré originaire du Gabon a servi sur de nombreux territoires de l’empire
colonial français, avant d’être abattu par les Allemands en 1940, alors qu’il défendait à
la tête de sa compagnie la région d’Airaines, dans le nord de la France. Journaliste et
romancier, Christian Eboulé s’est emparé de cette figure de l’histoire africaine et franco-
gabonaise dans son livre Le testament de Charles. Entretien.
RFI : Bonjour, Christian Eboulé. Pouvez-vous nous dire deux mots sur la genèse de votre livre ?
Christian Eboulé : Cest en 2008 que de jeunes Gabonais m’ont parlé pour la première fois
du capitaine Charles N’Tchoréré. L’aventure va commencer pour moi deux ans plus tard. Il
s’agissait au départ d’un voyage au Gabon, à Libreville, sur les traces des archives pour un
travail à plusieurs mains. C’est une fois arrivé à Libreville, à la recherche de Marcel Robert
Tchoreret, le neveu du capitaine Charles N'Tchoréré et fondateur de la Fondation éponyme,
aujourd’hui détentrice de toutes les archives connues du capitaine, que je me rends compte
que le projet a changé. C’est ce que m’a fait comprendre le neveu du capitaine qui a fini par
me recevoir au bout de trois jours d’attente. Il me révèle qu’il voulait me confier une mission,
celle de mener à bon port cette quête qui consiste à rendre vivante la mémoire du capitaine
N’Tchoréré. Le testament est le fruit d’un processus qui a duré 14 ans.
Est-ce que plus de 70 ans après sa disparition, on se souvient encore de Charles
N’Tchoréré au Gabon ?
Pas autant que je l’aurais souhaité, mais les choses vont peut-être changer parce qu’il y a une
dynamique nouvelle impulsée par l’actuel président Brice Oligui Nguema, qui a célébré en
grande pompe, le 07 juin dernier, à Libreville, la mémoire du capitaine. Chose inédite, ce fut
une célébration nationale. Mais le président a fait mieux : avant cette célébration nationale, il
est venu en France le 02 juin dernier et il est allé à Airaines pour rendre hommage au
capitaine N’Tchoréré, avec les autorités françaises et municipales. Cette date est à marquer
d’une pierre blanche.
Votre roman s’inspire de la vie de Charles N’Tchoréré. On serait en droit de se
demander pourquoi avez-vous fait le choix de la fiction plutôt que d’écrire une
biographie ?
Je vais d’abord commencer par affirmer que Charles mon héros, qui porte le même nom que
le capitaine N’Tchoréré, vit beaucoup de choses qui sont identiques à celles qu’a vécue son
prototype, sans que leurs vies ne soient entièrement identiques. L’avantage du roman, c’est
que j’avais beaucoup de libertés et sans doute la possibilité de toucher beaucoup plus de
monde, comme me l’avait dit mon ami Mohammed Aissaoui, auteur de L’Affaire de l’esclave
Furcy. L’une des premières libertés que j’ai exercées dans cette histoire, c’est, par exemple,
d’imaginer un éveil de la conscience de mon héros, autrement dit un état de conscience
modifié, qui peut survenir chez n'importe quel être humain confronté à des circonstances
exceptionnelles ; et pour mon héros comme pour le capitaine Charles était
évidemment la guerre et l'imminence de la mort. Il est fait prisonnier et il sait qu’il va mourir.
Et à ce moment-là, il se passe quelque chose d’extraordinaire, que permet le roman. Tout à
coup, juste avant de mourir, comme dans un rêve éveillé, il voit sa vie défiler sous ses yeux.
Et c'est en examinant cette vie qui défile, qu'il s'interroge sur les choix qu'il a effectués, et même sur le sens de l'existence.
Le testament de Charles se situe au carrefour du social, du politique et de l’histoire. Les
guerres mondiales auxquelles Charles participe ne constituent pas seulement le fonds
sonore du récit, mais sa substance même.
Forcément tout cela est mêlé. Très vite, j’ai compris, en plongeant dans les archives du
capitaine N’Tchoréré, que la petite histoire et la grande histoire étaient entremêlées. S’inspirer
de la vie du capitaine N’Tchoréré pour écrire mon roman, permet précisément d’aborder
toutes les problématiques de l’époque, à travers la vie singulière de mon personnage, né au
Gabon en 1896, et qui a traversé toute la première partie du XXe siècle.
Vous mettez en exergue dans votre livre un extrait de « Thiaroye », le célèbre poème de
Senghor sur le massacre des tirailleurs sénégalais. Votre roman permet de faire
comprendre combien cette question de la « force noire » était au cœur des débats
sociétaux de l’époque.
Le capitaine Charles N’Tchoréré, l'un des rares officiers noirs africains à avoir atteint ce grade
durant l'entre-deux-guerres dans les troupes coloniales françaises, s'est vu très tôt confier la
responsabilité d'étudier les conditions de vie en France des tirailleurs sénégalais. D'ailleurs
durant quatre ans, de 1927 à 1931, il sera en poste au service des contingents coloniaux du
ministère de la Guerre. Il est chargé de l’étude de toutes les questions liées au sort des
tirailleurs sénégalais. Il s’agit à la fois d’aider les autorités militaires à avoir une meilleure
maîtrise des troupes coloniales, mais aussi de relayer les revendications des tirailleurs en vue
d’éventuelles améliorations. De nombreux débats ont eu lieu en France dans l'entre-deux-
guerres sur les tirailleurs sénégalais, en particulier le bien-fondé de leur présence dans
l'Hexagone. Je me suis inspiré de tout cela dans mon roman. Pendant plusieurs décennies, les questions liées aux tirailleurs sénégalais, en particulier les massacres de Thiaroye en décembre 1944, ou encore la question des pensions et leur cristallisation, ont été très sensibles, voire taboues. C'est pour cette raison que j'ai mis le poème de Senghor, Thiaroye, en exergue de mon roman. Il a fallu attendre le film "Indigènes" de Rachid Bouchareb, sorti en 2006, pour que les choses avancent de manière significative. D’ailleurs, au mois de décembre, le Sénégal va commémorer le 80e anniversaire du massacre des tirailleurs sénégalais qui demeure un dossier diplomatiquement sensible entre Dakar et Paris.
Vous abordez aussi la question du conflit entre tradition et modernité, comment faire la
part des choses en la matière. La prise de conscience de Charles sur cette problématique
passe par son grand-père Okili, qui est un personnage fort, marquant.
Tout au long de ce récit, j’ai imaginé le personnage de Charles comme étant dans une sorte de
dialogue avec lui-même. Ce dialogue passe par le vieil Okili, personnage fictionnel par
excellence, dont l’expérience et la maturité permettent à mon protagoniste de s’interroger en
profondeur sur ses choix de vie. Et au coeur de ce conflit, il y a la volonté d'agir de Charles,
son aspiration à aider les peuples d'Afrique à rejoindre la modernité occidentale, et ce avec
l'aide de la Mère-Patrie, la France; en vieux sage, Okili lui a martelé ça durant qu'il vaut
mieux s'ancrer dans sa spiritualité native, et se lancer à "la conquête du monde" en s'appuyant
sur les traditions africaines les plus fécondes. Le roman s’ouvre sur la performance du rite
initiatique « bwiti » qui est une source de conflit entre le grand-père et le père de Charles, qui,
lui, est farouchement catholique. On est ici, pour le coup, dans la fiction, mais paradoxalement cette fiction n’est pas loin de la réalité des questions qui nous taraudent en Afrique, tout comme dans les autres régions sous domination.
Ce roman a aussi des accents autobiographiques.
Absolument. Ce livre, je l’ai conçu comme un miroir tendu à moi-même. Et, pour moi,
personnellement, il y avait une résonance entre la trajectoire du capitaine Charles N’Tchoréré
et la mienne, en ce qui concerne le racisme, la gravité de la domination coloniale et les
séquelles irrémédiables qu’elles laissent sur le cœur des hommes et sur leurs âmes. Moi, je
suis né en 1966, plus de vingt ans après la disparition du capitaine N’Tchoréré. En travaillant
sur cette grande figure africaine, j'ai été frappé par la permanence de certaines questions,
concernant la colonisation, l'exil, la volonté de réussir, l'assimilation, le racisme, l'identité...
C’est pourquoi, quand il s’est agi d’écrire ce roman, c’était juste un sentiment jubilatoire
parce qu’en effet j’allais pouvoir exprimer les choses que je porte et qui s’expriment
merveilleusement à travers le roman.
Le testament de Charles, par Christian Eboulé. Les Lettres mouchetées, 196 pages, 16 euros.