Penda Diouf: «Il faut transformer les imaginaires pour transformer le monde»
15 December 2024

Penda Diouf: «Il faut transformer les imaginaires pour transformer le monde»

Chemins d'écriture
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Figure montante du théâtre contemporain français, Penda Diouf est d’origine sénégalaise et ivoirienne. Comédienne, metteuse en scène et autrice, elle milite pour un théâtre inclusif où les traditions de l’oralité africaine cohabitent avec l’engagement politique en faveur des marginalisés et des laissés-pour-compte. Et toi, étais-tu sur les ronds-points ?, son dernier texte pour le théâtre est né de sa lecture pleine d’empathie des Cahiers de doléances des gilets jaunes, qui dorment depuis cinq ans dans les Archives départementales de France et de Navarre.

RFI : Qui êtes-vous, Penda Diouf ?

Penda Diouf : Je suis autrice pour le théâtre, pour le spectacle vivant plus globalement. Je suis également metteuse en scène.

Vous êtes aussi éditrice, je crois.

En effet, en collaboration avec un metteur en scène qui s'appelle Anthony Thibault, nous avons créé un label intitulé « Jeunes textes en liberté » qui donnent la parole à des autrices de théâtre issues de la diversité, des voix qu'on n'entend pas suffisamment sur les plateaux de théâtre aujourd'hui. À travers ce label, nous essayons de faire entendre ces voix minoritaires, qui ont été peu entendues, voire invisibilisées. Je pense que c'est important d'entendre ces voix-là également car elles font partie du récit national français. Il faut que l'écriture et les plateaux de théâtre ressemblent davantage à la société telle qu'elle est aujourd'hui, à savoir multiculturelle, avec des gens venant de différents univers, de différentes géographies également et parlant une multitude de langues. Ces hommes et femmes se retrouvent en France souvent du fait de l'histoire coloniale française. Pour moi, c'est important que ces voix-là puissent être entendues.

Pour qu’elles soient entendues, il faut d’abord les imaginer…

J’aime beaucoup cette phrase d'Edouard Glissant qui disait qu’il fallait transformer les imaginaires pour transformer le monde. Je répète cette phrase un petit peu comme un mantra. Elle guide mon écriture à l’intérieur de laquelle je tente de déployer d'autres imaginaires, d'autres personnages, peut-être même d'autres façons d'écrire et de raconter pour que chacun et chacune puisse se sentir inclus dans mes récits et puisse s’imaginer différemment. C'est important pour moi de pouvoir s'imaginer autrement. Et vous le savez, à partir du moment où on imagine quelque chose, cette chose, elle, existe.

Comment êtes-vous venue vous-même à l’écriture théâtrale et à  l’écriture tout court ?

Mes premières émotions, je les ai vécues à travers la lecture de la poésie.  Ce sont les poètes romantiques, Rimbaud, Verlaine, et surtout Baudelaire, qui ont été ma porte d’entrée dans la poésie. Vous savez, quand on a quinze, seize ans, on traverse beaucoup de choses, on est submergé d'émotions nouvelles. On ne sait pas très bien quoi en faire. Je crois que pour moi, la poésie fut une sorte de refuge. Se réfugier dans la poésie m'a permis de déposer le trop plein que je pouvais alors ressentir par moments. Aujourd’hui, je n'ai pas totalement abandonné l'écriture de la poésie puisque j'ai l'impression de pratiquer la poésie, même lorsque j’écris du théâtre. D’ailleurs, je continue à écrire de la poésie, même si mes poèmes restent dans les tiroirs.

Comment êtes-vous passée de la poésie à l'écriture du théâtre ?

Quand j’étais jeune, on ne m’a jamais emmenée au théâtre. Le glissement de la poésie au théâtre s’est fait de manière très inconsciente. Pour raconter les enjeux que j’avais en tête, j'ai eu très tôt l'impression que le texte poétique était trop court et que j'avais besoin de formes plus amples pour dire tout ce que j’avais à dire. Je me suis mise à imaginer des dialogues, et à force de tirer le fil au maximum, mes dialogues ont commencé à ressembler à des pièces de théâtre. Mais n'ayant aucune formation théâtrale à l'époque, je ne savais pas comment écrire une pièce de théâtre. Je suis allée à la bibliothèque et j'ai emprunté plusieurs livres de théâtre classique, des pièces de Molière, des tragédies de Racine, pour voir comment les pièces étaient structurées. Elles étaient les modèles sur lesquelles je calquais ce que je voulais écrire. C'est comme ça que j'ai écrit ma première pièce, qui s’appelait Poussière.

Que raconte Poussière ?

C'est l'histoire d'une famille, d'un père, une mère et celle de leurs deux enfants.  Le père est le seul à sortir de la maison et il empêche les autres de quitter la maison. Il va même jusqu’à boucher les fenêtres, qui étaient les seules ouvertures au monde extérieur qu’avait sa famille. L’autre ouverture, ce sont les prospectus que le père ramène à la maison chaque fois qu’il sort. J’ai imaginé cette situation familiale pour aborder les questions d'oppression et de dictature, des problématiques qui m'ont toujours intéressé. Quand j’ai écrit cette pièce, j’avais 19 ans. Elle n’a jamais été jouée. Même le livret a été imprimé en Arménie par un concours de circonstances. Mais les gens l’ont lue et j’ai même eu quelques retours positifs. D’une certaine façon, elle m’a permis d'envisager une voie professionnelle à travers l'écriture. J’ai même obtenu une bourse d'encouragement du Centre national du théâtre (CNT, qui est devenu depuis ARTCENA).

Vous êtes aujourd’hui une des figures montantes de la scène théâtrale française avec une dizaine de pièces à votre actif. Pistes, Noir comme l’or et La Grande Ourse sont les trois pièces de votre répertoire qui ont connu un grand succès public. Pourriez-vous raconter l’origine de ces pièces ? Qu’est-ce vous vouliez raconter dans ces pièces ?

Pistes, c'était une commande d'écriture de la Société des artistes et des compositeurs dramatiques (SACD) dans le cadre d'un dispositif qui s'appelle « Les Intrépides ». Selon le cahier des charges qu’on m’avait donné, il fallait écrire un texte court de dix minutes sur une thématique donnée. Lorsque j'ai participé en 2018 au concours, la thématique était : le courage. Alors, je me suis demandé si à un moment dans ma vie, je m'étais sentie courageuse et j’ai pensé à un voyage que j’avais fait plusieurs années auparavant. J’ai découvert pendant ce voyage le génocide qui a eu lieu dans ce pays sous la colonisation allemande, entre 1875 et 1915. Pistes est un récit à la première personne dans lequel je reviens sur mon enfance en tant que jeune fille noire élevée dans un environnement essentiellement blanc. J’ai parallèlement superposé ce récit d’enfance à mon voyage en Namibie et la tragédie qu’a vécue la population namibienne à l’époque de la colonisation allemande. Ce texte a beaucoup voyagé, notamment en Allemagne. Il a aussi été traduit en anglais et il est actuellement en cours de traduction en finnois. Il me semble que cette pièce aborde des thèmes très très actuels.

Peut-on dire que la rencontre du personnel et du politique, c’est la marque de fabrique de votre théâtre ?

J'aime en effet partir des situations concrètes, pour rentrer dans la fiction. C’est ce que je fais, par exemple, dans ma pièce Noire comme l’or, qui part d'une histoire vraie. Il s’agit en l’occurrence d’une grève de mineurs qui a vraiment eu lieu dans le Nord de la France en 1948, et qui fut réprimée dans le sang par l'Etat. Moi, je me suis emparé de cette histoire en essayant de la rattacher à toute une cosmogonie (presque) avec l’allusion à la Sainte Barbe qui est la patronne des mineurs. Elle est incarnée par le personnage de la femme d’un gréviste marocain qui a eu 48 heures pour quitter la France pour avoir participé à la grève de 1948. Sa femme s'appelle Barbara, et qui décide de vivre dans la forêt comme ermite.

S’imaginer autrement, c’est aussi le thème de votre pièce La Grande Ourse.  C’est une très belle pièce qui se joue en ce moment même à la Maison de la Culture de Bobigny. Que raconte cette pièce ?

C'est l'histoire d'une femme qui va chercher son enfant à l'école et fait tomber dans le square un papier de bonbon. Et à partir de là, elle est convoquée par la police. Elle subit une garde à vue qui est assez traumatisante et petit à petit se transforme en ours. Elle va chercher les ressources en elle-même, ces ressources  intellectuelles et spirituelles dont elle a besoin pour traverser cette situation difficile. Pour moi, ces ressources sont la littérature, l'art et l'imaginaire, qui sont des armes extrêmement puissantes, miraculeuses.

L'histoire de La Grande Ourse me rappelle les contes, les légendes dans lesquels sont mis en scène des phénomènes de métamorphose, de transformations des êtres humains en animaux ou vice versa. Les littératures traditionnelles sont-elles des sources d’inspiration pour vous ?

Oui effectivement, j'ai un rapport spécial à l'oralité. Comme vous pouvez l’imaginer, avec un père sénégalais et une mère ivoirienne, j’ai baigné chez moi dans un environnement culturel qui a toujours fait une large place à l’oralité. En Afrique, la littérature traditionnelle définit les liens à la communauté. Les contes aussi ont été une source d'inspiration majeure pour moi. Ils m’ont sensibilisée aux questions de l’hybridité, de la transformation, de la transformation animale et végétale… Ces phénomènes nourrissent mon imaginaire et me permettent de dire mon rapport au monde et aux vivants sans passer par la grille de la hiérarchie.

J’aimerais que vous nous racontiez comment vous travaillez. À quel moment, vous savez que vous devez vous arrêter et que vous avez épuisé le sujet ?

Je m’arrête lorsque je n'ai plus de frustration, lorsque je me sens apaisée. Souvent l’écriture, ça me met aussi dans une énergie particulière, Le fait d'écrire, le fait d'être en écriture, c'est un moment où j'ai besoin d'être seule avec moi-même, de ne pas voir énormément de monde, de ne pas être distraite par rapport à mon sujet afin de pouvoir aller jusqu’au bout de ce premier geste. Pendant le temps de l'écriture, c'est vrai que j'ai besoin d'être très concentrée et d'être intimement avec mon sujet. Lorsque ce sentiment d'urgence est passé, et que je n'ai plus de frustration, je sais que je peux maintenant passer à autre chose.

Le dernier texte que vous avez écrit n’est pas une pièce de théâtre, mais plutôt un long poème en prose qui vous a été inspiré par les cahiers de doléances des gilets jaunes. Quelle est la genèse de ce texte ?

C'est une commande d'écriture du Théâtre des Amandiers à Nanterre, plus précisément de son directeur Christophe Rauck, qui avait pour désir de travailler au théâtre sur le mouvement des gilets jaunes et sur les cahiers de doléances. Beaucoup de gens se demandaient ce qu’étaient devenus les cahiers de doléances et surtout ce que ces Cahiers contenaient. Depuis la fin du mouvement des gilets jaunes en 2020, on savait que les cahiers existaient, mais un grand mystère les entourait parce qu’ils n’étaient pas ouverts au grand public. Je crois que nos commanditaires avaient envie d'entendre ces cahiers parler, de voir comment les auteurs ou autrices qui avaient été mandatés pour écrire, allaient s'emparer de ce sujet.

Le nom qui a été donné à ces cahiers n’est pas anodin. Qu’est-ce que ce nom emprunté aux cahiers de doléances rédigés pendant la Révolution française vous a-t-il inspiré comme réflexion ?

Concrètement, cet ancrage historique inscrit les doléances d’aujourd’hui dans une longue histoire et relativise les doléances d’aujourd’hui. Ma réflexion portait aussi sur la valeur de l’écrit dans ce pays où l’écrit est valorisé et où le peuple s’empare de la plume pour dire sa colère, de raconter les maux de la vie intime via les mots. Je trouve cela très beau. Maintenant, il faut voir ce que les pouvoirs publics vont en faire.

Comment vous vous êtes emparé de ce sujet ?

C’était d’abord très émouvant de consulter ces cahiers. Nous avions une autorisation spéciale pour aller aux archives dans nos départements respectifs, pour les consulter et les lire. Moi, c’est le point de vue du cahier que j’avais envie de raconter. Ce cahier devient la voix de toutes ces personnes qui ont écrit dans ces pages. Il pose aussi des questions sur sa propre existence. Avant d’être cahier, il était arbre, arbre dans la forêt et j’ai imaginé que cet ancien arbre pouvait être animé à son tour de ressentiment et de questionnement par rapport à son devenir. La colère des gilets jaunes que ces cahiers expriment font écho à une colère plus ancienne. Voilà j’avais envie de faire résonner tout cela, et imaginer comment la colère des gilets jaunes pouvait être vue par cet arbre devenu cahier. 

Le samedi 16 novembre, vous avez lu votre texte au Théâtre Nanterre-Amandiers devant le public venu vous écouter. Peut-être nous pourrions finir cette conversation en donnant à lire ici un extrait de votre très texte, très fort et très original.

Extrait :

« Mais sous les pages de mon livre, à l'intérieur des maux

 Il faut entendre le cri

Des nuits de chaos, sans lune, sans trêve, sans rêve, sans repos.

Les tirs de mortier

Les leds bleues des gyrophares de la police déchirant une nuit sans sommeil L'odeur du plastique brûlé des poubelles défigurées montant au sommet des tours comme une lente agonie

La fumée s'échappant de carcasses aux gueule béantes, milliers de volcan en éruption.

Quelque chose se joue ici d'une colère à exorcise

D'un tumulte intérieur qui ne peut se taire

D'une rage exponentielle

La colère s'étend et se propage

Elle ne connaît ni limites ni frontières

Elle ne connaît que la rage de l'injustice

Le papier me démange, picote, me gratte

Chaque page est du combustible

Ma rage est combustible

Il suffirait d'une allumette, d'un briquet

Pour tout recommencer

Et toi, tu y étais sur les ronds-points ? »

(Et toi, tu y étais sur le ronds-points ?, par Penda Diouf. Commande d’écriture du Centre dramatique national Les Amandiers.)