Littérature: «rêver en temps de guerre», avec le Kényan Ngugi wa Thiong’o (1/2)
01 June 2025

Littérature: «rêver en temps de guerre», avec le Kényan Ngugi wa Thiong’o (1/2)

Chemins d'écriture

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L’Afrique littéraire est en deuil, avec la disparition le 28 mai dernier du Kényan Ngugi wa Thiong’o. Romancier, homme de théâtre, essayiste, Ngugi est l’auteur d’une œuvre protéïforme qui s’inspire des mythes et des légendes de son pays, mais aussi de son destin politique depuis l’occupation coloniale jusqu’à nos jours. À l’occasion de la mort de cet auteur immense, nous rediffusons les deux chroniques diffusées sur nos ondes en 2022, lors de la parution en traduction française du premier tome de ses mémoires. [Rediffusion]

« Oh oui, je suis vraiment très heureux. Je me réjouis d’avoir cette possibilité de renouer avec mes lecteurs francophones, grâce à la publication de Rêver en temps de guerre, le premier tome de mes mémoires. Ce processus a réellement commencé avec le volume d’essais Décoloniser l’esprit paru il y a quelques années. »

Ainsi parle Ngugi wa Thiong’o, géant des lettres africaines contemporaines. Octogénaire, Ngugi est l’auteur d’une œuvre immense, protéiforme, partagée entre romans, nouvelles, essais et pièces de théâtre. Cette oeuvre se caractérise par sa fidélité aux formes littéraires traditionnelles et aux langues vernaculaires et aussi par son inscription dans la tradition européenne du militantisme littéraire. Le nom du Kényan est régulièrement cité depuis plusieurs années pour le prix Nobel de littérature, remporté l’année dernière par un autre Africain, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah.

Un écrivain engagé

Né en 1938, à Kamarithu, au Kenya, Ngugi vit aux États-Unis depuis plus de quarante ans. Dans les années 1980, il dut fuir son pays où sa critique de la classe dirigeante kényane lui avait valu une longue année de détention dans une prison de haute sécurité. À l’origine de l’ire des autorités kényanes, sa pièce satirique Ngaahika Ndeenda (« Je me marierai quand je voudrais »), qui mettait en scène les heurs et malheurs des paysans sans terre, exploités par des élites corrompues. Écrivain engagé, le romancier et dramaturge kényan explore à travers son œuvre les méfaits de la politique néocoloniale en Afrique. Ses prises de position en faveur des marginalisés de l’Histoire font de l’écrivain un héritier de Zola, de Hugo ou encore d’un Tolstoï.

Un héritier radical, comme l’auteur l’a laissé entendre lors d’une interview par visioconférence qu’il a accordée à RFI : « Je suis engagé dans le sens où je milite pour l’émancipation économique des classes laborieuses. Issu moi-même d’un milieu paysan, j’ai travaillé, jeune garçon, dans les champs de pyrèthre. Mes frères et mes sœurs, eux, travaillaient dans des plantations de thé appartenant à des colons européens. C’est donc tout naturellement que je me suis intéressé à la question de la responsabilisation économique et sociale des couches marginalisées de nos sociétés. Aujourd’hui encore, je demeure attaché à cette cause car, pour moi, c’est la seule voie vers un monde plus juste. »

Traduite en français de façon parcellaire, l’œuvre de Ngugi wa Thiong’o est encore trop peu connue du grand public francophone. Dans les années 1970-1980, les parutions coup sur coup en France de ses premiers grands romans avec pour titres Le blé jaillira (Julliard, 1969), Enfant, ne pleure pas (CEDA/Hatier, 1983) ou encore Pétales de sang (Présence Africaine, 1986), avaient suscité une première vague d’intérêt pour cet auteur. En 2011 est paru le volume de ses essais critiques et littéraires Décoloniser l’esprit (La Fabrique), où l’écrivain appelle les auteurs africains à écrire dans leurs langues maternelles, comme il l’a fait lui-même, en abandonnant l’anglais au profit du kikuyu. La parution dans la foulée de la version française du premier tome de ses mémoires, Rêver en temps de guerre, promet d’être une nouvelle étape dans la découverte par les lecteurs francophones de l’univers dissident de Ngugi.

Une expérience cathartique

Rédigé dans un style plus direct et intime, Rêver en temps de guerre fait partie d’une série de trois volumes autobiographiques que Ngugi a consacrés aux vingt-six premières années de sa vie, retraçant les circonstances perpétuellement changeantes dans lesquelles il a évolué jusqu’à la fin de ses études universitaires. Longtemps récalcitrant à l’idée de l’autobiographie, Ngugi a confié combien l’expérience de remémoration et de restitution du passé fut cathartique, voire libératrice, pour lui. Et d’ajouter : « C'est ma femme qui m'a poussé à écrire ces mémoires, en me rappelant que je devais le faire pour mes deux plus jeunes enfants, qui sont nés aux États-Unis. Ils avaient envie de savoir quel genre de petit garçon j'étais. Je remercie ma femme car j'ai eu en fin de compte beaucoup de plaisir à raconter ces années d'enfance. Je me trouvais déjà en Californie lorsque j'ai écrit ces pages évoquant mon enfance au Kenya au début des années 1940. »

Après un premier chapitre liminaire, l’autobiographie s’ouvre sur la famille polygame de l’auteur : le père qui partage sa hutte avec les chèvres la nuit. L’écrivain vieillissant n’a rien oublié de la concession familiale, répartie entre les quatre épouses, dont la mère de l’auteur, Wanjiku, et les vingt-quatre enfants du patriarche. Ngugi n’a pas oublié non plus les paysages changeants du village, suite à l’abattage des forêts et les champs de pyrèthre qui se rapprochent des maisons. On verra que la tension qui traverse de long en large le récit de vie de Ngugi ne fut pas que paysagère et géographique. 

Le titre évocateur de ce premier volet des mémoires fait référence aux turbulences sociales, politiques et internationales au sein desquelles les années d’enfance et d’adolescence de l’auteur se sont déroulées, dans un Kenya colonisé. Son pays est successivement secoué par la Seconde Guerre mondiale, puis le soulèvement des guérillas Mau-Mau et la brutale répression de cette résistance anticoloniale par l’administration britannique. Le titre fait également référence au pacte que, petit garçon, l’auteur-narrateur conclut avec sa mère, son ange gardien, lui promettant de toujours « faire de son mieux » et de « continuer à rêver, même en temps de guerre. »

Or, la « guerre » est omniprésente dans ces pages. Elle est la toile de fond de l’enfance. Elle est familiale lorsque la mère de l’auteur, victime de violences conjugales, est contrainte de quitter le foyer familial avec ses enfants pour se réfugier chez son père. Elle est sociale lorsque le père de Ngugi est spolié de ses terres en vertu d’un contrat écrit qui remplace désormais la coutume ancestrale du partage collectif des terres et l’engagement oral. Elle est enfin politique avec la domination coloniale qui spolia les Kényans de leurs terres, de leurs dieux et de leurs langues.

Le procès de Jomo Kenyatta

Tout n’est pas perdu pour autant, car la liberté est au bout du tunnel avec l’émergence de grandes figures nationalistes qui tiennent tête aux colons et à leurs tribunaux, comme le fit Jomo Kenyatta, à son procès pour sédition au tribunal de Kapenguria. Quelques-unes des pages les plus éloquentes du récit d’enfance de Ngugi sont consacrées au procès de Kenyatta et à la fascination qu’exerça ce leader historique sur son peuple.

« Les gens aujourd’hui n’ont aucune idée de ce que représentait Jomo Kenyatta pour nous lorsque nous étions jeunes, souligne l’auteur de Pétales de sang. Il faisait figure de géant. Personnage sorti tout droit des livres de mythologies, il était, pour notre génération, plus grand que Mandela. Je suivais consciencieusement dans la presse les nouvelles de son procès, qui était lui-même une fabrique de légendes. Paradoxalement, quelques années plus tard, c’est le même Kenyatta qui me fera enfermer dans un pénitencier sous haute sécurité, mais pendant toute mon enfance et adolescence, il était mon héros. »

« Je suis fondamentalement un conteur », aime à répéter Ngugi. C’est en effet en conteur qu’il convoque ses années d’enfance, restituant avec brio l’atmosphère des veillées traditionnelles, sa fascination pour les histoires qui y sont racontées, et l’univers magique de l’école qui le sauvera de la tourmente de la guerre. Comment le rêve de prendre son destin en main tout en gardant à l’esprit les fractures de l’ordre traditionnel dans lequel il a grandi, a fait de Ngugi cet immense écrivain qu’il est devenu, sera le sujet la semaine prochaine de la seconde partie de cette chronique.

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Rêver en temps de guerre. Mémoires d’enfance, par Ngugi wa Thiong’o. Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Orban et Annaëlle Richard. Collection « Pulsations », aux éditions Vents d’ailleurs, 258 pages, 22 euros.