Littérature: penser et écrire le racisme dans le monde globalisé, avec James Baldwin et Teju Cole
04 August 2024

Littérature: penser et écrire le racisme dans le monde globalisé, avec James Baldwin et Teju Cole

Chemins d'écriture
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Leukerbad 1951/2014 est composé de deux essais. Un étranger au village de James Baldwin est le récit de l’expérience de séjour de l’auteur à Leukerbad, dans les Alpes suisses, en été 1951. L’Américain était le premier noir à fouler le sol du village et sur cette fable, il a bâti son texte auquel répond Corps noir du Nigérian Teju Cole, qui s’est rendu à Leukerbad sur les pas de son aîné, à plus de soixante ans d’intervalle. Racisme, écriture, universalité sont au cœur de ce dialogue par essais interposés. Entretien. [Rediffusion du 20 mai 2023]

RFI : Teju Cole, comment est née l’idée d’écrire Corps noir ?

Teju Cole : Dans les années 1990, je suis tombé sur un article du magazine New Yorker, sous la plume de l’universitaire Henry Louis Gates. Cet article faisait référence à un essai de James Baldwin, datant de 1953 et dont l’auteur cite la phrase d’ouverture : « De mémoire d’homme et de toute évidence, aucun Noir n’avait jamais mis les pieds dans ce minuscule village suisse avant que j’y débarque… » Il y avait quelque chose de magique dans ce début d’essai…

 « Magique ». Que voulez-vous dire ?

Il était impensable pour moi qu’il puisse exister au cœur de l’Europe occidentale un village dont les habitants n’avaient jamais rencontré d’hommes noirs avant le passage de James Baldwin chez eux dans les années 1950, ce qui correspondait grosso modo à la génération de mes parents. La citation m’a longtemps hanté, car c’était bien la preuve que le cosmopolitisme n’était pas la prérogative des Blancs. Plus tard, j’ai lu l’article de Baldwin avec une très grande fascination. Au point que lorsqu’en 2014, j’ai été invité à la maison de la littérature, à Zurich, pour occuper un poste d’écrivain en résidence pendant six mois, je me suis résolu à visiter le village en question. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait dans les mois d’été qui ont suivi. Ma visite à Leukerbad a coïncidé avec la création du mouvement « Black Lives Matter » aux États-Unis, après le meurtre du jeune noir Michael Brown par un policier blanc, à Saint-Louis. Cette résonance a été le point de départ de ma réflexion avec Baldwin, par textes interposés, sur le racisme aux États-Unis et en Europe.

Qu’est-ce qui fait pour vous l’originalité de la réflexion de James Baldwin ?

Une certaine candeur, je dirais. Il commence par décrire le village et par noter le fruit de ses observations, tout en rappelant qu’il est à son tour observé par les villageois qui n’avaient jamais rencontré de personnes noires. Baldwin doit composer avec le désarroi que suscite ce constat. Il lui faut aussi faire preuve d’inventivité, car la situation qu’il décrit est pour le moins inédite.

Corps noir est l’article que vous avez écrit en réponse à Baldwin. Que vouliez-vous faire dans ce texte, montrer la persistance du racisme ?

Il me fallait, à moi aussi, faire preuve d’originalité en entrant en dialogue avec Baldwin. J’ai donc fait le choix de suivre le fil de mes pensées. La question du racisme devait être au cœur de la réflexion que je proposais, tout en rappelant combien mon expérience de ce problème était différente du vécu de mon aîné en la matière. Il était important pour moi de dire que, contrairement à Baldwin, je ne me sentais aucunement aliéné devant l’art et la musique européens. Les cathédrales, Bach ou Rembrandt font aussi partie de mon héritage. Quant au racisme, il me semble qu’il ne consiste pas aujourd’hui à se faire traiter de « nègre » dans la rue, comme ce fut le cas de Baldwin à son arrivée dans le village suisse, mais à être victime d’un système qui vous traite différemment en fonction de la couleur de votre peau.

Racontant les circonstances de l’écriture de cet essai, vous avez expliqué qu’il vous a fallu dix jours pour le rédiger. Pendant ces dix jours, vous n’avez ni mangé, ni pris de douche… Est-ce ainsi que vous travaillez d’habitude ?

L’écriture est un exercice en intensité pour moi. S’agissant de l’écriture du Corps noir, je voulais que tout sonne juste. Je me souviens que le texte est passé par plusieurs étapes. Entre la première et la dernière version, chacune des phrases a été réécrite. Je voulais que le texte final soit bercé d’une certaine musicalité. Pour y parvenir, j’ai lu chaque page à haute voix, travaillant et retravaillant incessamment les phrases. Mon texte se veut un hommage à Baldwin qui, lui, pratiquait une prose très musicale. Être à sa hauteur, c’était cela mon défi.

« La lecture est une consolation », vous aimez à dire. L’écriture est-elle aussi une consolation ?

Évidemment. Écrire n’est pas une tâche de tout repos, mais avoir écrit est une consolation. Quand j’ai fini d’écrire un texte qui me satisfait, j’ai l’impression d’avoir réussi à faire advenir quelque chose de nouveau dans le monde. Je me sens moins taraudé par le désespoir. J’aborde l’écriture en artiste. Or, le processus de création est difficile, mais lorsqu’on arrive à bout, l’œuvre née de ce labeur créateur, elle nous aide à vivre.

Leukerbad 1951/2014, par James Baldwin et Teju Cole. Textes traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq (“Un étranger au village”) et Serge Chauvin (“Corps noir”). Éditions Zoé, 80 pages, 15 euros.