Littérature: l'Afrique fantôme, selon Tsitsi Dangaremgba (2/2)

Littérature: l'Afrique fantôme, selon Tsitsi Dangaremgba (2/2)

RFI
00:03:41
Link

About this episode

Paru en 2020 en Angleterre et disponible depuis peu en traduction française, Ce Corps à pleurer est le dernier volet de la trilogie romanesque de la Zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga. Tambudzai, protagoniste de la trilogie, avait autrefois de grands rêves, mais elle est rattrapée aujourd’hui par la réalité du Zimbabwe postcolonial où se déroule l’action du nouveau roman. Gagnée par l’amertume et la frustration, elle voit ses rêves s’effilocher au fil des crises qui frappent son pays. Elle tente de survivre au jour le jour.

« Il y a un poisson dans le miroir. Le miroir est au-dessus du lavabo, dans un coin de ta chambre. Le robinet (dans les chambres de la pension de jeunes femmes, eau froide uniquement) goutte. Encore couchée, tu roules sur le dos et fixes le plafond. Tu t’aperçois que ton bras est engourdi et tu te secoues d’avant en arrière de ta main valide jusqu’à ce que la douleur jaillisse dans une fulgurance de picotements. C’est le jour de l’entretien. Tu devrais déjà être debout. Tu redresses la tête et retombes sur l’oreiller. Pourtant, enfin, tu es devant le lavabo. Là, le poisson te renvoie ton regard, les yeux saillants d’orbites violacées, la gueule béante, les joues s’affaissant comme sous le poids d’écailles innombrables. Impossible de te regarder... »

Ainsi s’ouvre Ce Corps à pleurer, le dernier volet de la trilogie sous la plume de la Zimbabwéenne Tsitsi Dangaremgba, qui vient de paraître en français, magnifiquement traduit par Nathalie Carré, grande spécialiste de littératures africaines. Avec ce nouveau roman, l'auteure renouvelle le récit des heurs et malheurs de Tambudzai, protagoniste de la trilogie. Difficile de ne pas être sensible au changement radical de ton dans ces pages, introduit par la narration à la deuxième personne du singulier qui remplace ici le récit à la première personne auquel Nervous Conditions et The Book of Not, les deux premiers volumes de cette série, nous avaient habitués.

« Une femme dure, gagnée par l’amertume »

La vision limitée et conflictuelle qu’implique ce récit à la deuxième personne correspond à la distance prise par le narrateur par rapport à l’évolution de son héroïne. Celle-ci n’est d’ailleurs plus la Tambudzai, bouillonnante d’espoirs, de révoltes, de volontarismes, que les lecteurs avaient découverte dans les premiers volumes de la trilogie. « Elle est devenue une femme dure, gagnée par l’amertume », confie l’auteure.

L’action de ce nouveau roman se déroule dans les années 1980-1990, dans le Zimbabwe indépendant, où la promesse de faire advenir une « aube nouvelle » est vite abandonnée par la classe politique corrompue et cynique, désormais aux manettes. Pour les lecteurs francophones, cette situation fait écho aux œuvres des Amadou Kourouma, des Sony Labou Tansi, des Mongo Beti, racontant à longueur des pages les « villes cruelles » sur lesquelles « les soleils des indépendances » ont cessé de briller. 

La transformation de Tambudzai a lieu sur fond de dégradation des conditions économiques et sociales qui touchent de près la vie des populations. Son devenir est à la fois la conséquence et l’allégorie des changements que connaît son pays. « Le personnage de Tambudzai, rappelle l’auteure, apparaît dès le premier roman que j’ai publié. Je l’ai imaginée grandissant dans la pauvreté et dans des privations extrêmes. Elle est portée par les espérances que suscite l’accession du Zimbabwe à l’indépendance, mais les promesses ne sont pas tenues et le pays glisse dans la crise. Quand votre pays ne va pas bien, il y a des chances que vous non plus, vous n’alliez pas très bien. »

Trentenaire, Tambudzai est confrontée au bilan désespérant de sa vie d’adulte, ponctuée d’échecs et de frustrations. Les lecteurs des précédents volumes de la série se souviennent du combat acharné livré par cette fille d’extraction paysanne afin de pouvoir faire des études et de s’arracher à sa condition de femme, de surcroît noire, dans une société patriarcale et colonisée. Or, malgré tous ses diplômes, Tambudzai se retrouve aujourd’hui sans emploi, sans revenus, sans perspective d'avenir.

Elle s’interroge sur le sens de sa vie. « Quand tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer les frais de scolarité, tu étais bien différente de celle que tu es devenue. Quand et comment tout a changé ? ».

Descente aux enfers

Ce roman est construit autour d’épisodes marquants de la vie de Tambudzai : sa démission de son poste de rédactrice dans une agence de publicité où elle a l’impression de ne pas être reconnue à sa juste valeur, son renvoi de l’auberge de la jeunesse parce qu’elle a dépassé l’âge limite réglementaire, son passage dans un hôpital psychiatrique à la suite d’un épisode de dépression nerveuse… Ces épisodes tracent la cartographie d’une véritable descente aux enfers du protagoniste. Celle-ci résiste, mais la survie au jour le jour à laquelle elle est réduite la plonge dans le désarroi profond.

Une scène au début du roman illustre avec brio le désarroi du protagoniste. La scène se passe dans le terminus des minibus où Tambudzai attend son combi pour se rendre en ville. Elle y est témoin d’un quasi-viol sur la personne de Gertrude, une colocataire de la pension pour jeunes filles où les deux femmes habitent. Gertrude trébuche en essayant de monter dans un combi surchargé. Affalée par terre, la jeune femme, malmenée par la foule qui tente de lui arracher sa jupe, crie à l’aide. Au lieu de la secourir, Tambudzai, entraînée par l’excitation animale qui règne dans la rue, ramasse une pierre pour lapider la fille à son tour, avant de la laisser tomber.

Ce qui est à l’œuvre dans cette scène et au-delà dans ce roman, c’est la lente désintégration du sujet, culminant par la trahison finale par le protagoniste lorsque celle-ci, sous prétexte de dévoiler les charmes d’une Afrique authentique, oblige les femmes de son village à danser les seins nus assouvissant la curiosité des touristes venus d’Europe.

« Tambudzai est l’archétype même du sujet colonisé, soutient Tsitsi Dangaremgba. Pour construire ce personnage, je me suis inspirée des textes de Frantz Fanon sur la psychologie coloniale, qui a beaucoup écrit sur ce sujet. Voyez-vous, nous n’avons pas encore réussi à sortir du syndrome colonial. Le personnage de Tambudzai est prisonnier du carcan colonial qui continue à déterminer la vie économique et politique, un carcan qu’elle s’emploie à son tour à imposer à ses proches, de retour dans son village natal. »

Ce corps à pleurer est un roman puissant et poignant sur l’Afrique, sur les plaies de la colonisation, et last but not least, sur la modernité postcoloniale, complexe et compromise.

Ce corps à pleurer, par Tsitsi Dangarembga. Traduit de l’anglais par Nathalie Carré. Éditions Mémoire d’Encrier, 455 pages, 22 euros.