Entre rire, ironie et un soupçon de fantastique, voici seize nouvelles sous la plume de la talentueuse écrivaine martiniquaise Gaël Octavia. Auteure de théâtre, romancière, nouvelliste, elle a plusieurs titres à son actif, mais elle s’est fait connaître en publiant en 2017 son premier roman La fin de Mame Baby. Son recueil de nouvelles L’étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles, qui récemment paru aux éditions Gallimard, collection « Continents noirs », est au menu de Chemins d’écritures de ce dimanche.
RFI : Bonjour, Gaël Octavia. On vous connaissait comme autrice de théâtre, comme romancière, mais votre nouveau livre est un recueil de nouvelles. L’art de la nouvelle n’a apparemment aucun secret pour vous ?
Gaël Octavia : La nouvelle est vraiment un genre littéraire que j’aime beaucoup, et que je pratique depuis longtemps. Certaines de ces nouvelles ont été écrites il y a un certain nombre d’années, d’autres sont très récentes. Vous savez, les idées des nouvelles viennent comme ça, sans crier gare. Elles surgissent quand bon leur semble. Certains des textes placés dans ce recueil sont parmi mes textes favoris, de tout ce que j’ai pu écrire et publier jusqu’à aujourd’hui. Je ne dirai pas lesquels pour ne pas influencer le lecteur, mais je me souviens avec nostalgie du moment passé entre l’inspiration et l’écriture de ces nouvelles. En les relisant récemment, il m’a semblé qu’il y avait une cohérence entre certains de ces textes, un fil directeur commun qui justifiait qu’ils soient réunis dans un recueil.
Quel est ce fil directeur de ce recueil que vous venez de faire paraître ?
Je dirais que c'est le thème de l’étrangeté. C’est l’étrangeté des situations et des manières dont les personnages font face à certaines situations. Ce sont en général des femmes, des femmes ordinaires qui se retrouvent soit prises au dépourvu, soit frappées de perplexité vis-à-vis de quelque chose de pas très courant qui leur arrive. Ou alors des femmes qui ont une réaction inattendue, une réaction qui ne correspond pas à l’image qu’on se faisait d’elles, notamment dans la nouvelle que j’ai intitulée Violente. L’héroïne ici est une femme ordinaire, quelqu’un comme nous, comme de milliers de femmes que nous croisons dans la vie. C’est pourquoi elle n’est pas nommée dans le texte. On la voit prise dans les contraintes du quotidien et tout d’un coup, face à des circonstances qu’elle ne maîtrise pas, elle a une espèce d’accès de violence. Ses amies ne la reconnaissent pas. Elle-même, elle ne se reconnaît pas non plus, avant d’admettre à demi-mots que cette violence était en elle depuis toujours. Elle la réprimait pour être à la hauteur de l’image qu’on se faisait d’elle.
L’étrangeté est de nature différente dans la nouvelle éponyme qui ouvre le recueil. Son héroïne, Mathilde T., « elle a une beauté très dix-neuvième siècle », vous écrivez. Est-ce que ce décalage dans le temps qui fait qu’elle semble atteinte d’une « inquiétante étrangeté » ?
Ce personnage de Mathilde T. m’est venu lors de mon arrivée à Paris. Moi, j’ai grandi en Martinique, je suis venue à Paris après le bac pour faire mes études. C’est une nouvelle, on va dire, semi-autobiographique. En débarquant en France, je me suis heurtée à un double décalage, c’est-à-dire le décalage de ma propre perception de moi-même en tant qu’issue d’un département d’Outre-mer français. J’ai grandi en me pensant française et j’ai découvert à Paris que je n’étais peut-être pas si française que ça. Et puis, l’autre décalage, c’était que cette étrangeté, qui me venait du regard des autres et que j’avais fait mienne, m’allait très bien. L’étrangeté est à plusieurs niveaux dans cette nouvelle. Mathilde, c’est un peu moi, ma double. L’idée était de parler de la différence. Je me suis beaucoup amusée, je l’avoue, à écrire cette nouvelle.
C’est plus difficile d’écrire un roman qu’une nouvelle ?
Je dirais que c’est plus facile pour certaines raisons et plus difficile pour d’autres raisons. Vous savez, on ne peut pas comparer un roman à une nouvelle, comme on ne peut pas comparer un sprinteur et un marathonien. Comment comparer le talent d’un marathonien à celui d’un Usain Bolt ? Ils n’ont pas les mêmes facultés. Dans la nouvelle, on a peu de pages et peu de mots pour créer un univers, pour faire que les choses existent. L’efficacité est le maître-mot. Avec un roman, on a le temps de poser les décors, on a le temps de caractériser les personnages. On a tout le temps de prendre le lecteur par la main pour le conduire dans notre univers.
Comme on a vu pour Mathilde T., il y a une part autofictionnelle dans ces nouvelles. Quelles sont les autres nouvelles inspirées des événements vécus ?
L’Ange vengeur, Adèle et son fils… Adèle et son fils est un clin d’œil à ma grand-mère, qui, elle, ne s’appelait pas Adèle, mais Albertine. J’ai changé le nom. L’anecdote que je raconte dans cette nouvelle ne s’est pas exactement produite telle quelle, mais en gros, je me suis inspirée de l’époque où Adèle/Albertine commençait à perdre la tête. Elle ne se souvenait plus de rien et, parfois, ne reconnaissait pas les personnes les plus proches. Elle est morte très vieille, mais avant de mourir, à la faveur de sa perte de mémoire, elle m’a raconté des petits secrets de la famille qu’elle ne m’aurait évidemment jamais dits si elle avait été consciente qu’elle parlait à moi. J’ai utilisé cette histoire familiale pour raconter ma grand-mère. Il y a des clins d’œil comme ça dans d’autres nouvelles. La nouvelle Violente est aussi presque du vécu. Je suis moi-même mère de famille et parfois un peu débordée. Il m’est arrivé, à moi aussi, d’avoir des pulsions violentes. Certes, je ne suis pas passée à l’acte, mais combien de fois n’ai-je pas eu envie d’égorger un type qui me cassait les pieds dans un lieu public !
Vous avez fait des études scientifiques. Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
L’écriture m’accompagne depuis l’enfance. J’étais un enfant extrêmement timide, introvertie, très peu sociable, qui a très vite trouvé refuge dans les livres. Je me suis mise à écrire, en singeant les auteurs que je lisais, par exemple La Comtesse de Ségur, Dumas... J’avais un univers mental, imaginaire, très colonisé, comme tous les enfants ultramarins biberonnés aux littératures eurocentrées. J’écrivais des histoires très éloignées de l’environnement dans lequel je vivais. Il y avait des pommiers dans mes récits, des paysages enneigés... En grandissant, on s’émancipe de tout ça et c’est tant mieux.
Qui sont vos modèles en écriture ? Les Toni Morrison, les Maryse Condé, les Gisèle Pineau ont-elles compté pour vous ?
Énormément. Elles ont énormément compté pour moi, avec en tête Maryse Condé. Je l’ai découverte lorsque j’étais encore adolescente, dans la bibliothèque de mes parents. Elle était la première écrivaine guadeloupéenne que je lisais. Le premier roman de Maryse Condé que j’ai lu, c’était Tituba, sorcière noire de Salem, qui raconte l’histoire d’une femme barbadienne. Pour la première fois, ma Caraïbe était au centre du récit. C’était tout un univers qui s’ouvrait pour moi. Je prenais conscience que mon histoire, mon pays méritait d’être racontés. Je ne surprendrai personne en disant que ce livre de Maryse Condé reste dans mon cœur. Toni Morrison, je l’ai découverte plus tardivement, tout comme Marguerite Duras qui, elle aussi, raconte l’univers colonial vu du point de vue de la petite blanche. Duras a grandi dans une colonie française en Asie. Il y avait pourtant des similitudes entre ses histoires et ce que nous vivions dans les Caraïbes. Je m’identifiais à elle.
Vous vous définiriez comme une écrivaine féministe ?
Moi, je me définis absolument comme une féministe. Le point de vue féminin était très présent dans mon éducation. J’ai grandi dans un foyer avec un père, même si je pense qu’il n’utilisera pas ce mot à son propos. Mais moi, j'estime que mon père était féministe. Il a été un père très présent, qui s’occupait de ses enfants. Or quand je sortais de chez moi, je voyais beaucoup de foyers où ce n’était pas le cas, où il n’y avait tout simplement pas de père. Évidemment, ça m’a très vite amené à m’interroger sur ce que ça signifiait, tous ces foyers sans père, toutes ces femmes qui portent la société et qui serrent les dents et qui ne pleurent pas. Notre société patriarcale a pourtant perpétué le mythe de « poto-mitan », qui donne à voir l’image d’une femme forte, ce que je m’applique à déconstruire de texte en texte. En grandissant, je voyais autour de moi beaucoup de femmes qui n’arrivaient pas, qui déprimaient, qui devenaient maltraitantes avec leurs enfants parce qu’elles étaient maltraitées par la vie, par les hommes. Pour moi, c’était une urgence d’évoquer ça dans mes livres. Mes romans, mes nouvelles racontent ce décalage entre le mythe et la réalité. C’est là, que se situe l’étrangeté, qui est le thème de mes nouvelles.
L’Étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles, par Gaël Octavia. Éditions Gallimard, collection « Continents noirs », 177 pages, 19 euros