Le Polonais, le nouveau roman sous la plume de l’écrivain sud-africain J. M. Coetzee, qui vient de paraître en français, est une réécriture de la passion de Dante pour sa muse Béatrice dans Divine Comédie. L’amour courtois et religieux d’antan, revu et corrigé par la sensibilité postmoderniste, constitue le cœur brûlant de ce seizième opus du prix Nobel de littérature 2003. Entretien avec Georges Lory, traducteur de littérature sud-africaine, dont plusieurs romans de J. M. Coetzee.
RFI : Bonjour, Georges Lory. Coetzee est considéré comme l’un des plus grands prosateurs vivants de langue anglaise aujourd’hui. Il est l’auteur de romans, de recueils, de nouvelles, d’essais et de récits autobiographiques. Le Polonais, qui vient de paraître en traduction française cet automne, est son seizième roman.
Georges Lory : C’est peut-être aussi son dernier livre de fiction, d’après ce que m’a dit Coetzee lui-même. Il n’aurait pas l’intention d’écrire d’autres romans. Je crois qu’il continuera à écrire des essais, mais apparemment, il en a fini avec le roman. Pour beaucoup de critiques, son dernier roman ne serait pas à la hauteur de ses grands romans de maturité. Pour ma part, j’y ai retrouvé la délicatesse, l’ironie, qui sont devenues les marques de fabrique de ce grand maître de la fiction moderne. J’ai savouré aussi la fluidité de son style, sa prose mélodieuse qui semble couler de source.
Pour inciter les auditeurs de RFI à plonger dans Le Polonais, pourriez-vous nous résumer en quelques phrases l’intrigue de ce roman ?
C’est une histoire d’amour bancale, car non réciproque. Tout sépare les deux amoureux, leur différence d’âge, leurs langues. Il est Polonais et elle Catalane. Pianiste réputé, septuagénaire, Witold vient jouer Chopin à Barcelone à l’invitation de l’association des mélomanes de la ville catalane dont fait partie Beatriz, une belle et élégante cinquantenaire. Le pianiste s’éprend d’elle, mais a du mal à lui communiquer l’intensité de ses sentiments en anglais, leur idiome commun. La femme, pour sa part, n’est pas trop sûre de ce qu’elle ressent pour cet homme vieillissant. Leur acte d’amour est malaisé. Pour dire ce qu’il ne sait pas dire avec son corps, Witold écrit à sa belle, avant de mourir, 84 poèmes. J’ai aimé cette histoire d’amour un peu bancale, bâti autour d’un amour qui n’est pas réciproque. En déclarant sa flamme à la belle, le pianiste dit qu’elle lui apporte la paix. C’est touchant, cet amour d’un monsieur de 73 ans qui commence à perdre ses moyens. De son côté à elle, elle ne l’aime pas particulièrement. Néanmoins, quelque part, elle n’est pas complètement insensible. On sent qu’avec le recul, elle mesure plus l’amour que le Polonais lui a voué avec les poèmes qu’il lui adresse, un amour un peu lointain du style de Dante pour Béatrice et cette référence revient constamment dans le roman.
Diriez-vous que Coetzee a voulu réécrire ici la passion de Dante pour sa Béatrice que l’Italien a aimé d’un amour chaste et quasi mystique puisqu’il va la ressusciter dans son chef-d’œuvre Divine comédie, imaginant qu’elle est son guide dans l’au-delà ?
Dans Divine comédie, Béatrice devient le symbole de la foi dans la femme idéale. Dante projette plein de choses sur elle. Il fantasme cette femme. Avec la Beatriz espagnole, Le Polonais essaie de créer d’autres liens. Coetzee s’est inspiré beaucoup de Dostoïevski, mais aussi de Cervantes, notamment dans sa trilogie sur Jésus. Dans ce nouveau roman, il jette des ponts avec Dante et son œuvre, sans nécessairement réécrire Divine comédie. Coetzee a la double nationalité, australienne et sud-africaine, et se rattache à la littérature mondiale, occidentale d’abord.
Parlant de l’intrigue, on pourrait ajouter que ce roman raconte une quête amoureuse, mais cette quête ne peut se concrétiser à cause de l’âge avancé de Witold, mais aussi à cause de l’absence d’une langue commune entre les deux amants.
L’auteur écrit que ses protagonistes font l’amour en anglais, « une langue dont la portée érotique leur échappe ». Ce roman, je l’ai lu avec un œil de traducteur, en effet. C’est d’autant plus touchant que ses personnages ne parlent pas la même langue. La communication passe mal. L’un et l’autre ont le sentiment de passer à côté de quelque chose. L’absence de communication profonde, c’est l’un des thèmes de ce roman. À la fin du livre, Coetzee prête une phrase intéressante à son héroïne qui doit faire traduire en espagnol les poèmes laissés par Witold avant de disparaître. Elle est tout d’un coup complexée, prenant conscience qu’au fond la traductrice a eu accès bien plus profondément qu’elle et avant elle à l’âme de son amant. C’est sans doute une façon de rappeler que les traducteurs sont souvent ceux qui rentrent le plus profondément au cœur de la pensée d’un auteur.
Vous qui avez eu un accès privilégié à la pensée de Coetzee en tant que son traducteur, pour vous est-il un écrivain sud-africain appartenant à cette fameuse génération des « sestigers », ou est-ce un écrivain universel ?
Pour moi, il appartient sans aucun doute à la seconde catégorie. En fait, Coetzee n’a jamais vraiment fait partie des « sestigers », formule qui désigne les écrivains des années 1960 qui ont révolutionné la littérature en afrikaans. Coetzee, qui est rentré au Cap en 1970, n’a jamais fait partie de ce mouvement, même s’il a eu quelques bons contacts avec plusieurs écrivains de ce groupe. Ses livres, il a choisi de les écrire en anglais et de se détacher de l’Afrique du Sud comme cadre réaliste, contrairement à André Brink ou Breyten Breytenbach. De tous ses romans, seul Disgrâce se déroule dans l’Afrique du Sud contemporaine, mais il s’en détache dans la suite de ses productions campées dans des pays hispanophones. En 2004, il a quitté l’Afrique du Sud pour s’installer en Australie, pays dont il a pris la nationalité. Son œuvre s’inscrit indubitablement dans un courant de pensée mondiale. C’est d’ailleurs comme ça que lui-même se perçoit et je pense que nous pouvons, nous aussi, en faire autant.
Le Polonais, par J.M. Coetzee. Traduit de l’anglais par Sabine Porte. 160 pages, 18 euros.
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