Les multiples «moi» de la poétesse afro-américaine Audre Lorde
11 August 2024

Les multiples «moi» de la poétesse afro-américaine Audre Lorde

Chemins d'écriture
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Née à New York en 1934 et disparue à l’âge de 58 ans d’un cancer, l’Afro-Américaine Audre Lorde est une voix influente de la pensée critique postcoloniale et anti-patriarcale. Féministe et lesbienne, elle a laissé derrière elle une dizaine d’ouvrages en vers et en prose, dans lesquels elle clame son droit à la poésie et à la beauté en tant que femme noire et femme tout court. Sa poésie, réunie dans des anthologies devenues iconiques de la culture féministe outre-Atlantique, raconte l’expérience vécue de la différence et de la sororité, comme dans Charbon, recueil d’inspiration symboliste qui vient de paraître en traduction française. Entretien avec Claire Stavaux, éditrice d’Audre Lorde.

RFI : Bonjour, Claire Stavaux. Vous êtes directrice des éditions de l’Arche. Après La Licorne noire en 2021, vous venez de publier cette année Charbon, le deuxième recueil de la poétesse américaine Audre Lorde. Avez-vous l’impression que le monde francophone a fini par prendre conscience de l’importance de cette poétesse reconnue et admirée depuis belle lurette de l’autre côté de l’Atlantique ?

Claire Stavaux : Effectivement, cette immense figure qu’est Audre Lorde dans les pays anglo-saxons, nous, de ce côté-là de l’océan, on la connaissait peu. En tout cas, en France, elle était plutôt méconnue en dehors des cercles d’activistes, ou de militantes féministes qui la connaissaient très bien, mais elle était peu connue finalement du grand public ou de lecteurs de poésies ou d’essais. C’était encore une entreprise à lancer et nous l’avons lancée à l’Arche, dans la collection des « Écrits pour la parole », pour faire entendre cette voix qui est une prise de parole poétique, qui devient un outil politique. Elle nous parle en tant que poétesse, noire, féministe, lesbienne, mère, guerrière, professeure, survivante de cancer. Elle affirmait finalement les multiples moi qui l’habitent. Un miroir pour les générations qui se retrouvent dans ces luttes et elle tend comme ça le flambeau. J’ai remarqué vraiment la différence entre les premiers temps, quand nous avons commencé l’édition d’Audre Lorde, et ces dernières années qui ont vraiment œuvré à la faire connaître dans le paysage francophone. Beaucoup d’écrivains, de cinéastes, je pense à Alice Diop par exemple, qui la citent.

Audre Lorde, c’est une voix poétique, mais elle était aussi penseure et théoricienne du féminisme noir. C’est elle qui aurait inventé le terme d’ « intersectionnalité » ?

Absolument, sans que le terme soit encore répandu, conceptualisé. C’est Kimberlé Crenshaw qui en a diffusé l’usage, en 1989. Mais bien avant, Lorde cherche à faire résonner intersectionnalité dans Coal, le recueil dont on parle, qui date de 1976, et dans ses recueils de poésie précédents également. L’acte d’écrire pour elle est intersectionnalité. Elle écrit parce qu’elle se situe à l’intersectionnalité des luttes. Elle les incarne du fait d’être une femme noire, d’être féministe, d’être lesbienne, d’être poétesse, d’être, comme elle le dit, guerrière. Audre Lorde tente par la poésie de renverser les barrières sociales, tous les empêchements, toutes les discriminations, les mépris. Elle cherche à combler des vides, les souffrances qu’elle connaît dans le corps social, et ce, dès l’enfance. Et ce sont des thématiques qu’on retrouve profondément dans l’œuvre : la question de l’enfance, la question de la haine de soi qui est inculquée aux petites filles noires dès l’enfance, du déni, la question évidemment de l’amour, qui est centrale dans son œuvre, celle de l’émancipation et c’est bien ça qui est l’intersectionnalité finalement dans la littérature, une quête d’émancipation et d’affirmation de soi.

À quoi renvoie Charbon, le titre de son nouveau recueil qui vient de paraître ?

Audre Lorde le dit dans un poème : « la poésie n’est pas un luxe, c’est pas réservé à une élite ». La poésie, elle est centrale, elle est primordiale, elle est même primitive, la poésie. C’est celle de la parole, de la prise de la parole. C’est en ça le terme de « charbon » est intéressant. C’est le titre d’un poème éponyme qui a donné son nom au recueil. « Charbon », c’est la matière. On pense aux symbolistes en poésie avec la « Tu m’as donné ta boue, j’en ai fait de l’or ». On sait que sous pression, le charbon devient diamant. On a là encore ces questions de transformation de matière par la poésie. Et c’est finalement le corps du poème dont elle parle aussi, ce corps-là qui est une matière à combustion, à sublimation, à dépassement d’héritage de soi, grâce à la poésie, pour acquérir une connaissance, mais aussi peut-être enfin une légitimation, une possibilité d’être, d’exister dans le corps social.

Charbon, par Audre Lorde. Traduit de l'anglais et préfacé par le collectif Cételle. Éditions de l'Arche, collection "Des écrits pour la parole". 16 euros, 141 pages.

Extrait du poème éponyme, tiré du recueil d'Audre Lorde

Charbon

« Je est le noir intégral, proféré

 depuis les entrailles de la terre.

Il y a tant de formes que prend l'ouvert.

c’est un diamant qui vient d'un nœud de flammes

c'est un son qui vient d'un mot, dont la couleur

dépend de qui paie quoi pour sa profération.

 

Certains mots me tourmentent.

L'amour est un mot, une autre forme que prend l'ouvert.

Comme le diamant vient d'un nœud de flamme

je suis Noire parce que je viens des entrailles de la terre

alors prends moi au mot comme un joyau en pleine lumière. »