Avec Kamel Daoud et Gaël Faye, Faïza Guène est l’une des stars de la rentrée littéraire 2024. Dans son nouveau roman Kiffe Kiffe hier, la Franco-algérienne renoue avec Doria, l’héroïne de son premier roman paru il y a vingt ans et qui fut un best-seller. Inoubliable Doria, reine des réparties et emblématique des filles de banlieue toutes aussi lucides que rêveuses. À travers les yeux de son héroïne ressuscitée, ce nouvel opus ancré résolument dans le réel, raconte les lendemains qui déchantent pour les communautés issues de l’immigration. Entretien.
Pourquoi avez-vous voulu ressusciter Doria ? C’était un truc d’éditeur ?
Cela a l’air d’être une idée d’éditeur, mais cette idée vient complètement de moi. Ça faisait vingt ans que j’avais publié ce premier roman. En réalité, j’avais commencé à écrire Kiffe Kiffe demain en 2002. J’avais 17 ans à l’époque et je serai bientôt dans le club des quarantenaires. C’est un cycle qui se finissait et j’avais envie de faire quelque chose pour marquer cet anniversaire, qui me renvoie à mes débuts en tant qu’écrivain. C’est une idée qui est venue un peu comme ça, spontanément. Je m’étais dit que ce serait drôle de faire revenir Doria, de ressusciter sa voix. Je n’étais même pas sûre que je serais encore capable de reconvoquer cette voix. Doria est le seul personnage de mon corpus qui me permet autant de légèreté, autant de dérision. Il se trouve que mes derniers romans ont été des récits plutôt graves, disons émotionnels. J’avais besoin de légèreté. J’ai donc écrit ce nouveau roman où Doria reprend du service et fait le bilan des vingt dernières années dans sa propre voix.
Qu’a-t-elle de particulier cette voix ?
Ironie, dérision… Elle me permet d’avoir surtout cette distance nécessaire pour raconter des choses parfois difficiles, telles que des sujets politiques, mais toujours avec du deuxième degré. Et puis, c’est aussi la voix de l’enfance, celle aussi d’une forme d’innocence que j’espère ne pas avoir perdue. J’ai parfois l’impression que faire renaître Doria m’a permis de vérifier que j’étais encore capable d’idéalisme et d’optimisme, malgré tout ce qu’on a pu traverser ces dernières années.
A 35 ans, l’innocence de Doria est aujourd’hui teintée de maturité et sans doute aussi de résignation.
Je dirais surtout de lucidité. Pour être honnête, depuis le début, j’ai imaginé Doria comme un personnage solitaire. C’est un poste d’observation. Elle a un statut privilégié, ce qui lui permet de se situer au-dessus de la mêlée. C’est pourquoi je peux l’utiliser pour raconter tout ce qui se passe autour d’elle. Sa marque de fabrique, c’est cette lucidité qu’elle possédait déjà quand je l’ai inventée. J’ai pu le vérifier en replongeant dans le premier roman que je n’avais pas relu depuis un certain nombre d’années. Je me suis rendu compte qu’à 15 ans elle avait déjà une forme de lucidité, presque trop pour son âge. Cela m’a fait vraiment du bien de la retrouver, une expérience d’écriture qui m’a vraiment régalée. J’ai eu l’impression de retrouver une camarade que je n’ai pas vue depuis longtemps et j’étais contente de pouvoir rire de toutes ces dingueries qui nous arrivent et dont on ne parle qu’avec gravité et inquiétude.
Vous avez déclaré qu’à travers cette Doria 2, vous faites le bilan de ce qui a « déconné » au cours des vingt dernières années. Qu’est-ce qui a déconné ?
Doria a vécu de près ces lendemains qui déchantent. Les années 1990 furent riches en espoirs et promesses. Et puis, patatras ! Doria a connu la montée du racisme, les émeutes, les attentats, les violences policières, les quartiers populaires abandonnés à leur triste sort, la gentrification des banlieues… Elle pointe tout ce qui n’a pas marché. Mais elle ne perd pas d’espoir. Certes, tout a foiré, mais elle est persuadée que tout peut encore refonctionner car tous les ingrédients sont là. J’ai toujours pensé que la République française a été bâtie sur un idéal extraordinaire, magnifique. Si seulement chacun y mettait un peu du sien, la machine pourrait repartir de nouveau. Présenté comme ça, cela a l’air un peu niais, mais j’assume cette niaiserie-là, parce que je trouve que ce n’est pas inutile de faire le bilan de ce qu’on a raté afin d’essayer de faire mieux. La persévérance, la résilience ne sont pas de vains mots pour moi. Il faut aussi penser à la transmission. D’accord, on a raté, mais il y a nos enfants. Peut-être qu’on a envie de faire mieux pour eux.
Comme Doria, vous avez grandi dans la banlieue, dans une famille immigrée. On a souvent dit que votre héroïne était pour vous une sorte de alter ego. Doria, c’est vous ?
Je vais vous décevoir : la réponse est non. Certes, le double littéraire est un concept universel et beaucoup d’auteurs pratiquent cette forme d’écriture autofictionnelle, tout en se cachant derrière un personnage fictif. Ce n’est pas ce que je fais dans mes romans. Doria et moi, nous n’avons pas vraiment grand-chose à voir ensemble, en dehors du fait d’être arabes et d’avoir grandi dans un quartier populaire. Nous n’avons pas le même schéma familial, ni la même vie, ni du tout le même parcours. Un alter ego avec autant de différences n’est pas très crédible, vous en conviendrez. En effet, tout est fictif dans cette histoire. Je pense que la lecture autofictionnelle de mon roman découle de la perception que la société française avait des femmes arabes il y a vingt ans lorsque mon premier livre est sorti. A l’époque, le lectorat français avait été inondé de récits plus ou moins autofictionnels racontant le calvaire des jeunes filles jetées dans l’enfer des tournantes ou autres aventures du même acabit. Dans ces conditions, les journalistes avaient du mal à s’imaginer une jeune fille d’origine algérienne comme moi, grandissant dans un quartier populaire, se mettre dans la peau d’un personnage et écrire de la fiction. De leur point de vue, Doria ne pouvait qu’être mon double littéraire, mon alter ego. Cette lecture en dit beaucoup de la perception qu’avait la société française ou a encore - consciemment ou inconsciemment - de la vie intellectuelle des jeunes filles issues de l’immigration.
On vous rétorquera que le premier roman est souvent autobiographique car les auteurs débutants ont tendance à puiser leur inspiration dans leur propre vécu…
Il faut croire que je fais tout le contraire du schéma habituel, parce que le roman le plus proche de moi que j’ai écrit, c’est mon sixième roman, La Discrétion dont l’intrigue est basée sur l’histoire de vie de ma mère. Alors que dans mon premier roman, j’avais vraiment tenté de mettre à distance l’histoire de la jeune adolescente qui en est le protagoniste, même si je l’avais campée dans un environnement familier. Évidemment, j’écrivais depuis mon corps social, tout en me distinguant quand-même du personnage.
Vous avez souvent raconté les circonstances de l’écriture de votre premier roman. On sait comment au lycée votre talent d’écrivain a été repéré par votre professeur de français, sur les recommandations duquel vous avez rejoint un atelier d’écritures qui a fait de vous l’écrivain que vous êtes devenue. Mais je crois savoir qu’avant même de rejoindre cet atelier d’écriture, vous écriviez. Comment est né ce désir d’écriture ?
Après sept romans, j’ai encore du mal à répondre à cette question parce que je suis venue à l’écriture de manière très naturelle. C’est vrai que j’ai toujours écrit, avant même de rejoindre l’atelier d’écriture à Pantin où j’habitais. Chez moi, j’ai grandi dans un environnement où raconter des histoires était une seconde nature. Longtemps, pour moi, écrire a voulu dire raconter des histoires. Mais devenir écrivain c’était autre chose, chose qui était tellement loin de mon quotidien que longtemps je ne me suis pas autorisée à exprimer cette ambition à haute voix. Mais un jour, je suis tombée sur un carnet dans lequel j’avais écrit en toutes lettres – je devais avoir treize ou quatorze ans - que mon rêve serait d’écrire un livre. Il y a quelque chose dans l’idée d’écrire qui me faisait rêver… Mais que je me sois autorisée à jeter ce rêve sur le papier, dans un carnet d’adolescent, avec pour complice mon stylo-plume, ça m’étonne encore !
D’où venait ce rêve ? De vos lectures ?
Non, il ne vient pas de mes lectures, c’est certain. Ce rêve est antérieur à mon apprentissage de lectures. Je crois que ma fascination pour les livres et l’écrit vient de mon grand-père maternel. Il avait passé du temps en France, notamment à Paris, avant la guerre d’Algérie. On raconte dans la famille que de voir les gens passer leur temps à lire, dans les trains, aux terrasses de café, avait été une expérience particulièrement émouvante pour lui. Il y avait des livres partout. Pour le berger analphabète qu’il était, ce monde peuplé de livres et de lecteurs plongés dans la lecture avait quelque chose de magique. Il n’avait bien sûr pas accès à ce monde qu’il devait se contenter de regarder de loin. Alors, en rentrant en Algérie, il s’est certes engagé dans la guerre de l’indépendance pour chasser les Français, mais il n’a jamais oublié combien les Français aimaient lire. Il a insisté pour que ses enfants aillent à l’école et qu’ils apprennent à lire et à écrire, dans l’espoir qu’ils écriront ou liront un jour, comme ces Français qu’il avait vus pendant son séjour parisien. Je crois que ce désir-là s’est transmis de génération en génération. Je dois à ce grand-père mon intérêt pour cet univers un peu mystérieux et merveilleux qu’est celui de la lecture et de l’écriture.
J’imagine que la découverte de la littérature est venue ensuite arroser la graine que cet aïeul lointain avait plantée en vous. Qui sont les auteurs qui vous ont influencée ?
Il y a beaucoup d’auteurs qui m’ont influencée, mais si je devais citer un nom, ce sera sans doute celui de James Baldwin. C’est un auteur qui me touche énormément. Mon écriture s’est forgée au contact de ses romans et ses essais. C’est en lisant ses livres qui documentent la société américaine de son époque, que j’ai appris à me positionner en tant que femme d’origine maghrébine vivant dans une société occidentale dominante et à refuser les assignations auxquelles je suis soumise. Mais je dois dire que plus que les écrivains que j’ai lus et relus, c’est le réel, la vie dans toute son épaisseur qui a été mon véritable modèle, et que j’ai tenté de reproduire dans mes livres.
Toute dernière question, Faïza Guène, pourquoi est-ce que vous écrivez ?
Je cherche la réponse à cette question à chacun de mes livres et tout au long de mon parcours. Je m’interroge pourquoi une fille de mineur – mon père était mineur quand il est arrivé en France dans les années 1950 – pourquoi tout d’un coup elle prend un stylo et se met à écrire des histoires. Qu’est-ce qui se joue là et pourquoi je continue à le faire et c’est quoi le sens de ça ? Et moi, je pense qu’il y a une sorte de désir très fort chez moi de réparer le silence qu’il y a eu avant et les injustices liées à ce silence, liés à l’histoire coloniale, l’histoire de ma famille, ce qu’ils ont pu endurer, ce qu’ils ont tu. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose pour moi qui ne supporte pas de s’entendre dire on ne va pas raconter, on va continuer à se taire ... Il me semble que chez moi, écrire des histoires est lié à ça.
►Kiffe kiffe hier, par Faïza Guène. Éditions Fayard, 255 pages, 20 euros.