Entre terreurs et promesses, avec l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson

Entre terreurs et promesses, avec l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson

RFI
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Avec My Monticello, traduit en français sous le titre Mon nom dans le noir, l’Américaine Jocelyne Nicole Johnson signe un premier roman puissant, éblouissant d’imagination et de fulgurances narratives. Mobilisant l’histoire, mais aussi les abîmes d’un présent à la fois intime et collectif, la primo-romancière trace le chemin ardu semé de menaces apocalyptiques vers un avenir postracial. Madame Johnson raconte son Amérique avec une lucidité poignante. Entretien.

RFI : « I’m a 50-year old debutante » (« Je suis une autrice débutante de 50 ans »), aimez-vous dire en vous présentant à vos lecteurs, Jocelyn Nicole Johnson. Compte tenu de la maturité de votre écriture, on a du mal à croire que Mon nom dans le noir soit votre premier roman ?

Jocelyn Nicole Johnson : My Monticello est mon tout premier livre à avoir été publié. Je suis entrée dans la vie professionnelle en tant que professeure d’enseignement artistique, métier que j’ai exercé 20 ans durant dans un collège. J’écrivais parallèlement, car l’écriture était mon jardin secret. Mais c’est seulement aux alentours de 30 ans que j’ai commencé à envoyer mes manuscrits aux éditeurs. Il a fallu à ces derniers un peu de temps pour se convaincre que mes livres pouvaient se vendre et qu’il y avait un public pour les histoires que je voulais raconter. Dans le recueil dont est extraite la novella qui vient de paraître en français, je parle justement les défis auxquels nous sommes confrontés aux États-Unis. Ces défis sont l’identité, la nécessité de se réapproprier son histoire, l’immigration, nos différentes manières de traiter ceux qui nous ressemblent et ceux qui sont différents de nous.

Cinq nouvelles accompagnent la novella dans la version anglaise de votre livre. Vous regrettez que les nouvelles ne paraissent pas en même temps ?

Non, je ne suis pas déçue que les nouvelles ne figurent pas dans la version française. En fait, je suis très contente que mon livre ait été traduit en français. Je ne m’y attendais pas du tout. Il me semble que si les lecteurs français aiment ma novella, ils iront chercher les nouvelles.

On a parlé de « dystopie » pour qualifier votre roman qui s’ouvre sur une Amérique en proie à des catastrophes climatiques futuristes, mais ce futur est en dialogue avec le présent puisque l’action est déclenchée par les émeutes et les manifestations suprémacistes qui émaillent votre récit…

Je me suis en effet inspiré des événements qui se sont déroulés à Charlottesville, où j’habite. Indépendamment de sa volonté, notre municipalité a accueilli en 2017 un rassemblement de groupuscules néo-fascistes baptisé « Unite the Right ». Un beau matin, on a vu débarquer dans notre ville des suprémacistes blancs venus des quatre coins du pays pour protester contre le déboulonnage de la statue d’un leader des États confédérés esclavagistes. Ils ont traversé la ville, flambeaux à la main, brandissant des drapeaux ornés de croix gammées. Ils scandaient des slogans haineux visant les communautés noires et juives. Une jeune femme a même été tuée lorsque l’un de ces forcenés a foncé en voiture sur les contre-manifestants. Ces événements ont plongé la communauté noire de Charlottesville dans un profond désarroi. J’ai partagé le désarroi des miens. J’ai écrit mon livre en réaction à ces émeutes.

Et puis, il y a le domaine de Thomas Jefferson, personnage historique. Comment Monticello est devenu le lieu de ralliement de vos personnages ?

À Charlottesville, je suis à 10 minutes en voiture de Monticello, l’ancienne plantation de Thomas Jefferson, père fondateur des États-Unis. Devenue un musée, cette villa d’inspiration italienne, bâtie au sommet d’une colline, accueille aujourd’hui des touristes du monde entier. Or moi, je ne peux me rendre à Monticello sans penser aux esclaves noirs qui y ont habité, travaillé. J’ai l’impression que le spectre de l’esclavage continue de rôder dans les rues de ce domaine. Ce sentiment s’est renforcé lorsque j’ai assisté aux commémorations du premier anniversaire des événements de Charlottesville. À cette occasion, j'y ai fait la connaissance d’une descendante des enfants nés de l’union entre Jefferson et Sally Hemings, qui fut la maîtresse et l’esclave de cet homme éminent. Depuis, j’associe Monticello, symbole de l’esclavagisme étasunien, à la brutalité des suprémacistes racistes qu’on a vue à l’œuvre à Charlottesville. Ils ont défilé dans nos rues, aux cris de « l’Amérique nous appartient ». C’est ce rapprochement spontané des deux histoires qui m’a conduit à faire dans mon récit de Monticello le lieu de ralliement des protagonistes noirs, chassés de leurs foyers. 

Au point de faire du nom du domaine le titre de votre livre…

My Monticello. Ce titre s’est imposé à moi parce que la protagoniste du roman Da’Naisha Love est une lointaine descendante du couple que Jefferson formait avec sa maîtresse noire Sally Hemings. Malgré ses liens familiaux, mon personnage n’a pas l’impression d’être chez elle dans le domaine de Monticello. Dans le roman, je raconte comment celle-ci se réapproprie ce passé, car Monticello n’appartient pas seulement à la postérité blanche de Jefferson, mais aussi aux esclaves qui ont vécu sur cette plantation et ont contribué à son épanouissement. Au fur et à mesure que nous avançons dans le récit, My Monticello devient Notre Monticello, reliant Jefferson, Sally Hemings, Da’Naisha Love et les autres personnages du roman. Noirs et Blancs sont reliés entre eux de manière inextricable dans le récit national américain, telle est une des leçons qu’on pourrait tirer de cette histoire.

L’Histoire est en fait le véritable sujet de votre roman. Qu'y cherchez-vous ?

Lorsque j’étudiais l’histoire de l’Amérique, on m’a fait comprendre que celle des Noirs était au mieux une note de bas de page dans la glorieuse Histoire américaine, histoire avec un grand « H ». Cette vision est aujourd’hui en train de changer, mais non sans susciter quelques remous. Certains États des États-Unis sont allés jusqu’à édicter des lois avec le but de spolier les Noirs de leur passé, sans doute parce que la recherche de la vérité pourrait menacer le narratif historique dominant. Je cherche à comprendre qui est habilité à raconter le passé et quelle version du passé est privilégiée par nos institutions. Ce sont des questions qui se retrouvent au cœur des négociations que les peuples mènent avec le pouvoir. Je ne suis pas certaine que les narratifs qui emportent l’adhésion en fin de compte reflètent la vérité vraie de ce qui s’est passé. Tout cela est profondément troublant.

Mon nom dans le noir, par Jocelyn Nicole Johnson. Traduit par Sika Fakambi. 214 pages, 20,90 euros.