Entre danse et révolte, avec la Guyanaise Saïna Manotte

Entre danse et révolte, avec la Guyanaise Saïna Manotte

RFI
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Campé dans la Guyane des années 1960/1970, Un zakari et une danse est un premier roman lumineux sous la plume de l’auteure-compositrice guyanaise Saïna Manotte. Son livre est une invitation au voyage, une invitation à percer le rideau de l’exotisme et à entrer dans un univers créole foisonnant, peuplé de personnages hauts en couleur, introvertis et solidaires. Dans ces pages, bonheurs et tragédies cohabitent, tout comme les mondes visibles et invisibles. 

On ne présente plus Saïna Manotte. Chanteuse, compositrice, la Guyanaise s’est fait connaître en présentant, il y a bientôt 10 ans, ses premiers titres Petit Pays et Guyane kisa ki rivé to (« Guyane, que t’es-t-il arrivé ? ») devenus des tubes depuis. Son art musical sophistiqué, portant haut la voix du territoire guyanais, a été comparé à la musique de Cesaria Evora. Excusez du peu ! 

Amoureuse des mots et de l’écriture, Saïna Manotte est aussi depuis six mois l’auteure d’un premier roman haut en couleurs, aussi luxuriant qu’inventif. Un zakari et une danse est en même temps un roman engagé sur les questions féministes et sociétales, tout comme le sont les tubes qui ont fait la réputation de cette trentenaire bourrée de talents. 

« L’écriture a toujours fait partie de ma vie, confie l’auteure. J’ai écrit depuis le lycée. J’aime les mots, j’aime la littérature, j’aime lire. J’ai toujours un roman avec moi. Ça me permet de voyager. Et lorsque la période du Covid est arrivée, avec les confinements à répétition, l’écriture a été salvatrice pour moi. Ça m’a permis de m’occuper, de m’occuper l’esprit, de voyager, de sortir de chez moi. J’étais dans mes murs, mais grâce à l’écriture, j’étais ailleurs. J’ai eu envie d’écrire et c’est comme ça qu’est né mon roman : Un zakari et une danse. »

Connaissez-vous le zakari ?

Un zakari et une danse est une invitation à plonger dans la Guyane du XXe siècle où se déroule l’action de ce roman bref, aussi poétique et intense qu’un tableau naïf. Ce passé vu en grande partie à travers les yeux de l’insouciance de l’enfance est symbolisé par le zakari. Or, qu’est-ce qu’un zakari ? 

« Le zakari, répond Saïna Manotte, c’est une spécialité boulangère guyanaise, qui était très en vogue dans les années 1950, 60, 70, 80, même au début des années 1990. Comme le récit se passe dans ces années-là, les années 1950-60, c’est pour ça que je suis partie sur ces zakari-là. Moi, j’ai le souvenir de ma grand-mère qui adorait manger son zakari le matin quand la voiture à pain passait. Elle voulait toujours qu’on lui prenne un zakari. »

Madeleine de Proust de Saïna Manotte, le zakari fonctionne ici comme la clef d’un monde d’antan que l’auteure fait revivre en s’appuyant d’une part sur des récits familiaux et son imagination prodigieuse d’autre part. Le récit est porté essentiellement par des personnages de femmes : Man Vévé, la grand-mère, le poto-mitan de la famille, mais il y a aussi la tante Idorine, la belle Cayennaise, adepte « d’une vie de liberté et de plaisir », il y a Mauricette, peau noire masque blanc, soucieuse de « sauver sa descendance des tracas d’une peau sombre » et, last but not least, Edmonise, l’héroïne du roman, connue sous le nom de Nini. 

Belle comme une image, radieuse et intelligente, Nini n’est pas pourtant une fille comme les autres. Ayant perdu ses parents très tôt, elle a été élevée par ses grands-parents, Man Vévé et son mari Honoré. Douée de pouvoirs mystiques, elle voyage entre le monde des vivants et celui des morts. 

Guidant le lecteur à travers les vicissitudes de la vie de Nini, le roman de Saïna Manotte brosse le portrait d’une société essentiellement rurale où la candeur des êtres s’oppose à la brutalité de la réalité sociale et politique. C’est ce passage de la candeur à la maturité avec ses basculements et ses drames que raconte Un zakari et une danse, comme le résume son auteure au micro de RFI : « Nini vit à Senmari où tout va bien, où elle vit avec ses grands-parents, où elle va à la pêche avec son grand-père, où elle casse ses reins avec son amie Laurencia. À treize ans, elle doit quitter Senmari pour Cayenne. À Cayenne, elle va découvrir l’amour, la vie, le destin que la vie lui réserve. La vie va lui donner des cadeaux parfois amers, mais elle va danser avec. Elle va rencontrer son amoureux, Albert. Elle va rencontrer l’histoire de la Guyane et elle va y prendre part à sa façon. »

Exotisme et gravité

Le roman est inspiré de la vie de la grand-mère de l’auteure, qui a vécu dans la Guyane des années 1950-60. L’écriture créolisée plonge le lecteur d’emblée dans le contexte, l’installant dans l’ambiance et les saveurs de l’époque. Or, malgré ce cadre exotisant, Un zakari et une danse n’est pas dépourvu de gravitas. Les questions sociétales et politiques constituent les véritables lignes de force de ce roman, bâti autour des vies bouleversées par le souffle de l’Histoire et des préjugés sociaux. 

« Je suis féministe et engagé », aime à répéter Saïna Manotte. Son engagement s’exprime à travers l’évocation de la vie à Cayenne. Les mœurs y sont plus libres qu’à la campagne et les sensibilités à fleur de peau trahissant la fragilité d’une société, les disparités de genre et de race. 

L’engagement de Saïna Manotte est aussi politique. La critique pointe dans les pages finales du roman mettant en scène les manifestations populaires de 1962 pour l’autonomie de la Guyane et leur répression par la métropole et ses représentants. La grande réussite de ce premier roman est d’avoir su faire entendre les principaux enjeux d’une société dominée, à travers une narration qui se veut simple et économe de ses moyens. Tel est sans doute le sens de l’éloge réservé à l’auteure par Christiane Taubira, la Guyanaise la plus célèbre : « Saïna Manotte a la plume généreuse : l’Histoire, les saveurs, les amours, les luttes s’enlacent et s’entrechoquent ici, en terre de Guyane. » Ces mots ornent le bandeau qui entoure le livre. 

Les figures tutélaires

La « plume généreuse » de Saïna Manotte qu’évoque l’ancienne garde des Sceaux doit beaucoup aux figures tutélaires de la littérature noire francophone, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, et surtout Léon-Gontran Damas que la romancière a beaucoup lu et pour lequel elle professe une passion sans bornes.

« C’est ma mère qui m’a transmis cet amour de Damas, explique-t-elle. J’aime Damas le poète qui a su transcrire cette complexité qu’il y a dans le fait d’être un Guyanais issu du métissage entre l’Occident, entre la France, entre les colons et cet héritage africain, qui a fait les peuples créoles en Guyane. Il a vécu ça très tôt, il a connu la période de l’assimilation, la période de la négritude. Il a défendu ce qu’il avait à défendre. Il a défendu ses propres valeurs avec les mots : "Nègre je suis, nègre, je resterai." C’est ce que j’ai trouvé beau dans l’art de Damas, le fait de revendiquer sa négritude, mais d’épouser tout ce qu’il est dans son entièreté et mettre tout ça dans son art. »

Quelque chose de la musicalité de la poésie de la négritude résonne dans les pages de ce premier roman de Saïna Manotte où la narration vacille entre danse et révolte, avant de basculer dans la tragédie. Mais c’est avec le souvenir ineffaçable de la radieuse Nini qu’on referme les pages de ce roman solaire qui nous vient de la Guyane si lointaine et pourtant si proche. 

Un zakari et une danse, par Saïna Manotte. Éditions Mahury, 200 pages, 20 euros.