Eleanore Shearer: «Mon ambition était de raconter la résilience des femmes noires»
27 October 2024

Eleanore Shearer: «Mon ambition était de raconter la résilience des femmes noires»

Chemins d'écriture
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La liberté est une île lointaine est un récit poignant sur la quête d’une mère caribéenne pour retrouver ses enfants dispersés pendant l’esclavage. Pour Rachel, l’héroïne du roman, la proclamation en 1834 de l’émancipation des esclaves dans les colonies britanniques est le début d’un périlleux voyage. Il la conduira à travers les champs de canne à sucre de la Barbade jusqu’aux forêts de la Guyane britannique, en passant par les plantations sucrières dans l’arrière-pays de Trinidad. La liberté est une île lointaine est un premier roman impressionnant, épique, sous la plume d’une jeune Britannique particulièrement talentueuse.

RFI : Bonjour Eleanor Shearer. La liberté est une île lointaine est un très beau roman. Félicitations aussi pour le titre particulièrement évocateur. Est-ce une traduction fidèle du titre en anglais ?

Eleanor Shearer : Je suis contente qu’il vous plaise, mais je n’y suis pour rien. Le mérite en revient à l’éditrice française et à la traductrice. Ce titre est un peu différent du titre original en anglais. En anglais, c’est River sing me home. Cette formule est le résultat d’une collaboration entre l’éditeur britannique du livre et moi. Nous avons hésité entre un titre inspiré du poème de Derek Walcott placé en exergue sur la métaphore de l'« assemblage des fragments » et un titre célébrant l’eau, la rivière, les océans qui occupent une place importante dans le roman.

Il se trouve que dans la vie, j'ai une passion pour la course à l’aviron. Avec mon éditeur, nous nous sommes inspirés du titre du blog que tient un commentateur des courses à l’aviron : « Hear the Boat Sing ». Il nous a paru très poétique et proche de l’esprit de mon roman.

La liberté est votre premier roman. Avant d’entrer dans les détails de votre texte, pourriez-vous nous parler de votre parcours et de la genèse de ce livre ?

Je suis une écrivaine d’origine métisse. Dans les années 1950, mes grands-parents maternels ont quitté la Caraïbe pour venir s’installer au Royaume-Uni. Ils faisaient partie de ce que les historiens appellent la « Windrush generation », d’après le nom du paquebot dans lequel ce premier groupe d’immigrants caribéens ont voyagé pour venir travailler en Angleterre. C’était l’un des plus grands mouvements de populations que le Royaume-Uni a connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

J’ai grandi chérissant mon héritage caribéen, qui est à l’origine de mon vif intérêt pour l’histoire de cette région. Quand j’ai eu 16 ans, je me souviens d’être allée voir avec ma mère une exposition sur l’abolition de l’esclavage dans les îles caribéennes. C’est en regardant cette exposition que j’ai découvert que, dans les années qui ont suivi la fin de l’esclavage, plusieurs femmes s’étaient lancées dans la recherche de leurs enfants revendus par leurs maîtres. Cette histoire est restée longtemps gravée en moi comme symbole de la résistance à l’esclavage. 

On pourrait qualifier La liberté de roman historique, basée sur des faits réels que vous avez romancés. Où s’arrête l’Histoire et où commence la fiction ?

L’exposition que j’avais vue à 16 ans m’avait permis de découvrir ce livre extraordinaire To Shoot Hard Labour (1986) qui avait servi de base de travail à l’équipe qui avait coordonné l’exposition. Ce livre était la version écrite d’un récit oral racontant l’histoire de l’arrière-arrière-grand-mère du narrateur, une certaine Mère Rachel. Après l’abolition de l’esclavage, elle avait traversé à pied l’île d’Antigua pour retrouver l’une de ses filles. Je me suis inspirée de l’histoire de Mère Rachel, mais mon personnage de mère qui va de l’île en île pour retrouver ses cinq enfants est fictionnel, tout comme le sont les histoires des cinq enfants de Rachel : Mary Grace, Micah, Thomas Augustus, Cherry Jane et Mercy.

Comment avez-vous travaillé ?

J’ai imaginé leurs vies en m’appuyant sur des documentations historiques, mais aussi en parlant avec les gens de ma famille à Sainte-Lucie et à la Barbade, que j’ai longuement interrogés. Il y a une mémoire collective de l’esclavage dans les Caraïbes qui m’a été très précieuse. Les matériaux que j’ai pu recueillir m’ont permis de construire chaque volet de la quête de mon héroïne Rachel autour des événements historiques ou des phénomènes sociaux répertoriés. Tels que, par exemple, cette insurrection d’esclaves d’une grande ampleur qui a réellement eu lieu dans la colonie de Démérara, en Guyane britannique, en 1823. Ou encore la vie des communautés autosuffisantes d’esclaves marrons qui ont réellement existé. J’ai campé l’un des épisodes de l’odyssée de Rachel dans un village marron où celle-ci retrouve son fils Thomas Augustus.

Je n’ai pas inventé les noms non plus. J’ai puisé ces noms dans les registres des administrations coloniales britanniques qui, à partir de 1834 et après la proclamation de l’abolition, obligeaient les propriétaires de fournir des listes des employés pour s’assurer que la traite négrière était bel et bien terminée. C’était pour moi une façon d’honorer la mémoire de ces hommes et femmes, qui sont les véritables oubliés de l’Histoire.

Les femmes jouent un rôle central dans votre récit. On pense au courage de Rachel qui traverse champs et océans pour retrouver les traces de ses enfants. Ses filles sont aussi des icônes de courage, qui tentent de se réinventer dans une société qui évolue. Diriez-vous que vous avez écrit un récit féministe ?

Mon ambition était de raconter la résilience des femmes noires. Rachel qui agit en mère ne peut être le modèle d’une littérature féministe à l’Occidentale dans laquelle les femmes se libèrent en rejetant les rôles et les places qui leur sont assignés par la société patriarcale. Ce n’est pas le cas de ces femmes noires qui, libérées de l’esclavage, parcourent des grandes distances pour retrouver la trace de leurs enfants.

J’ai vu ce réflexe maternel comme une forme de résistance à l’esclavage et à ses conséquences. La résistance des dominés est souvent passée sous silence. J’en veux pour preuve les récits officiels qui mettent en avant en Occident la contribution des mouvements abolitionnistes blancs à la libération des esclaves. En oubliant les insurrections, les révoltes anti-esclavagistes qui ont secoué les Caraïbes depuis quasiment les débuts de la colonisation.

Il y a quelque chose de cathartique dans votre roman. Vous revisitez l’histoire pour « rassembler les fragments » dont parle le poème de Derek Walcott placé en exergue dans les pages de garde du roman. La littérature peut-elle être une thérapie ?

Walcott parle aussi de l’amour, cet amour qui pousse mon héroïne à partir à la recherche de ses enfants dispersés, à renouer les fils de l’histoire. Le Code noir ne reconnaissait pas le droit des hommes et des femmes esclavagisés de vivre en famille. La dissolution des liens familiaux entraîne à son tour la perte de tout sentiment d’appartenance à l’Histoire. Le processus se met en branle dès la descente des esclaves des bateaux négriers. Ils sont d’abord dépossédés de leur nom ancestral. Ils n’auront ni le droit de pratiquer leur religion, ni celui de parler leur langue.

On dirait que tout le système esclavagiste était conçu pour déshistoriser les esclaves, afin de les cantonner dans un espace hors du temps, alors que paradoxalement, l’espace caribéen, situé au carrefour des empires français et britannique, se trouvait au cœur même de l’Histoire. On était alors à l’apogée du commerce sucrier, avec Haïti, la Jamaïque et la Barbade produisant d’immenses richesses pour l’Angleterre et la France. Compte tenu du rôle central que les Caraïbes ont joué dans l’enrichissement et l’industrialisation de l’Europe, on ne peut mesurer réellement l’inhumanité de l’esclavage sans l’inscrire dans l’histoire impérialiste dont ce phénomène faisait partie intégrante. C’est ce que j’ai essayé de raconter en faisant entendre les voix tues des dominés de l’Histoire.

La liberté est une île lointaine, par Eleanor Shearer. Traduit de l’anglais par Carine Chichereau. Charleston, 394 pages, 22,90 euros.