La romancière française Jennifer Richard présente un nouvel opus passionnant où elle assume une nouvelle fois ses racines guadeloupéennes et métropolitaines. Après ses derniers romans sur l’impérialisme et la colonisation, avec ce huitième roman, La vie infinie, paru aux éditions Philippe Rey, cette romancière renoue avec ses premiers amours qui étaient la dystopie et la science-fiction. Ses interrogations portent cette fois sur le destin de l’humain dans un monde dématérialisé où la conscience se dilue sous l’effet d’un trop-plein de datas et d’applications.
RFI : La vie infinie est le titre de votre nouveau roman. On est ici loin de la thématique historique et coloniale qui était au cœur de vos derniers livres. Avec ce récit, vous renouez avec la science-fiction et la veine anticipatrice de vos premiers romans, qui vous ont fait connaître il y a 20 ans.
Jennifer Richard : Mes trois romans précédents1 étaient vraiment très inspirés de faits réels du passé. Il s’agissait de grandes sagas historiques, qui ont demandé un long travail de recherche et de documentation. Pour ce nouveau roman, j’ai voulu m’émanciper de tout cela pour revenir à la veine romanesque, tout en rattachant cette fiction à un questionnement profond, social et philosophique, comme j’aime faire. Cette fois, l’intrigue est simple : elle est campée dans un environnement futuriste, portée par des personnages qui me sont venus assez naturellement. Ces personnages ont quelque chose de moi, un petit peu de mon mari, et aussi des personnages que j’ai fréquentés aux différents moments de ma vie. C’est la recette habituelle de la romancière que je suis, qui sert ici à nourrir mon propos sur les heurs et malheurs d’une vie dématérialisée et éternelle.
La vie infinie est un roman très agréable à lire, tant la narration est maîtrisée. Pourtant, vous jonglez dans ce livre avec des sujets autrement graves, pointus, tels que la mort, l’immortalité de l’âme, le tout-numérique. Avant d’entrer dans le vif du sujet, puis-je vous demander de résumer l’intrigue ?
Ce roman raconte l’histoire de Céline, une femme de 40 ans, qui est plutôt heureuse dans la vie, mais qui commence à stresser, avec des angoisses qui montent. Son mari veut la rendre heureuse en lui proposant de profiter du programme numérique qu’il est en train de mettre en place avec l’ambition d’offrir aux humains un avenir illimité et sans souffrance. En somme, l’éternité ! Or cette éternité 2.0 fait peur à Céline, qui se demande si elle veut vraiment vivre éternellement et ce qu’elle ferait de cette éternité. À ce moment, elle rencontre un ancien ami du lycée qui va essayer de la convaincre que l’éternité est déjà en elle. Le livre raconte le cheminement de Céline entre deux éternités qui prennent deux formes totalement différentes.
Cette idée d’une vie éternelle dématérialisée est originale. Qu’est-ce qu’en somme l’éternité 2.0 ? Comment est née chez vous l’idée de raconter une histoire sur cette quête de l’éternité ?
Elle est née en effet d’un questionnement philosophique, voire spirituel, sur la vie, la mort, l’après-vie. Le fait d’avoir fréquenté pour mes précédents romans des personnalités très mégalomanes dans plusieurs domaines, que ce soit des chefs d’État ou des grands patrons, je me suis rendu compte que beaucoup de ces figures avaient très peur de la mort.
En fréquentant quelques applications pour mes recherches, j’ai compris que les grands milliardaires d’aujourd’hui sont, eux aussi, taraudés par cette peur et sont en train d’essayer d’atteindre l’éternité pour ne pas devoir souffrir et d’affronter la mort. Ils investissent dans des recherches sur l’éternité sous forme du 2.0, c’est-à-dire par la numérisation de toutes nos données quotidiennes, mais aussi la numérisation de ce que certains considèrent comme l’âme. Dans mon roman, j’interroge cette façon d’appréhender l’éternité. Mon héroïne se demande aussi ce qu’on ferait de l’éternité si elle nous était donnée : une vie sans fin, est-elle souhaitable ?
L’éternité ennuie votre héroïne.
Céline porte les questions que je me suis posées. Je me suis souvent demandé si l’éternité n’affadirait pas nos sentiments, notre enthousiasme envers toute chose. L’amour pourrait-il exister, s’il n’y avait pas la mort ? On ne pourrait peut-être pas aimer quelqu’un si on n’avait pas peur de le perdre. Je pense vraiment que l’on ne supporterait pas les gens, ni ses enfants, ni même l’amour de sa vie, s’ils étaient éternels. De manière plus banale, je pourrais ajouter que vos invités, vous les adorez parce que vous savez qu’à un moment donné, ils seront partis. Pourriez-vous les supporter s’ils s’installaient chez vous ? Ce sont ces questionnements, philosophiques, pragmatiques qui taraudent le personnage de Céline.
Cela dit, si le sujet de l’éternité est sérieux, je me suis en fait beaucoup amusé en écrivant ce livre, en essayant de me mettre à l’intérieur du personnage de Céline, qui observe son mari Adrien, s’agace de ses tics, de son arrogance, de son égoïsme. Cela fait 10 ans qu’ils sont ensemble. Céline se demande si elle pourrait le supporter s’ils devaient vivre ensemble pour toujours. L’éternité grossit les traits, rend plus dur le regard que l’on porte sur les autres et sur le monde. Quand on vit ensemble pour l’éternité, on est moins indulgents pour les défauts de l’autre. C’est dans ce contexte que débarque Pierre, qui arrive avec une offre différente, alors qu’Adrien tente de séduire de nouveau sa femme. J’ai voulu écrire un roman de situations, de mœurs, un roman sérieux, mais divertissant aussi.
La vie infinie est votre huitième roman. Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
J’ai toujours voulu être écrivain depuis que je suis petite. Depuis que j’ai appris à lire, je me suis dite que je veux faire cela : raconter des histoires parce qu’on peut raconter tout ce qu’on veut, malaxer son matériau à sa guise, lui donner la forme qu’on veut. On est totalement libre. Libre aussi, logistiquement parlant. J’organise mon temps comme je veux. C’est un luxe absolument extraordinaire de pouvoir travailler de chez soi, et ce chez soi peut être n’importe où sur la planète. La difficulté, c’est d’accéder à cela, avec un public qui vous est fidèle. C’est mon cas depuis quelques années.
Vous êtes née de mère guadeloupéenne et de père normand. Vous avez vécu dans la France métropolitaine, mais beaucoup dans les territoires d’outre-mer, notamment dans les Antilles françaises. Quel regard portez-vous sur la littérature des Antilles ? Est-ce qu’elle vous inspire ?
Je les ai tous lus, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, Gisèle Pineau… Je me sens chez moi dans les pages des auteurs des Antilles, même si je les ai découverts tardivement. J’ai découvert Confiant, Chamoiseau, il y a seulement une dizaine d’années. Et je me dis tant mieux, parce qu’en fait, je serais peut-être passée à côté, si j’avais lu leurs romans trop tôt.
J’adore la littérature antillaise, qui a des propos novateurs, une identité culturelle forte. Raphaël Confiant dit que les écrivains antillais sont obligés d’écrire sur leurs îles, sur ce qu’ils sont, mais ce faisant, avec force et conviction, j’ai l’impression qu’ils rejoignent la veine universelle. La littérature antillaise m’inspire, car c’est une littérature d’une grande richesse, avec un langage très imagé, très sensuel. J’invite tout le monde à plonger dans ses œuvres, qui sont nombreuses et qui emportent la conviction.
Une question rituelle, pour finir. Pourquoi vous écrivez, Jennifer Richard ?
J’ai envie de répondre que c’est parce que je ne sais pas faire grand-chose d’autre ! J’aurais pu vous dire aussi qu’écrire, c’est le plus beau métier du monde, le plus épanouissant également. Après huit romans pour adultes et deux titres pour la jeunesse, je mesure aujourd’hui la chance que j’ai de pouvoir donner forme aux interrogations que je porte en moi parfois depuis des années. Ce sont des interrogations sur le sens de la vie, sur la vie, la mort, le passé, le présent et l’avenir. Imaginer des personnages qui seront au service de ces interrogations et parfois réussir à faire partages ces interrogations au lecteur, c’est vraiment quelque chose de merveilleux. Relever ce défi de convaincre le lecteur, livre après livre, est exaltant, quelque chose qui me fait grandir un peu plus chaque fois.
La vie infinie, par Jennifer Richard. Éditions Philippe Rey, 270 pages, 19 euros.
1Il est à toi ce beau pays (Albin Michel, 2018), Le diable parle toutes les langues (Albin Michel, 2021), Notre royaume n’est pas de ce monde (Albin Michel, 2022).