« Aussitôt, le poids de la prison de Montluc s’installe, tel un oiseau lourd et familier, sur mes épaules », écrit la romancière Ananda Devi dans son nouveau livre, inspiré de son passage à la prison lyonnaise où elle a passé une nuit blanche, à l’invitation de son éditeur.
Construite en 1921 et définitivement fermée en 2009 lorsqu’elle devient un mémorial national, la prison de Montluc à Lyon a été le lieu d’internement de juifs et de résistants français victimes des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les enfants d’Izieu y ont été enfermés tout comme le seront dans les décennies 1950-60 les combattants de la guerre d’indépendance algérienne. Pour écrire son livre pour la collection « Ma nuit au musée », chez Stock, la romancière Ananda Devi a passé une nuit dans les murs de cette ancienne geôle militaire. Dans son nouvel ouvrage, La nuit s’ajoute à la nuit, qui paraît ces jours-ci, l’écrivaine raconte son expérience d’arpentage nocturne des lieux à l’affût des fantômes de Montluc. Entretien.
Votre « nuit au musée », vous avez choisi de la passer dans une ancienne prison.
En effet, le principe de cette collection est d’inviter un auteur à produire un texte en se confrontant aux œuvres d’un musée de son choix, comme cela a été le cas pour mes prédécesseurs. Je pense à Lola Lafon qui a passé sa nuit blanche au musée Anne Franck, Kamel Daoud au musée Picasso, Christophe Boltanski à l’Africa museum en Belgique. Mais étant moi, j’ai choisi de passer ma nuit blanche à la prison de Montluc, qui est le lieu probablement le plus glauque, le plus sombre et le plus chargé d’histoire qui soit.
Comment s’est fait le choix de Montluc ?
En fait, les choses se sont passées de la manière suivante. En 2022, mon avant-dernier roman, Le Rire des déesses (Grasset, 2021), avait été sélectionné pour le prix littéraire Montluc : « Résistance et Liberté ». Et dans le cadre de ce prix, les organisateurs m’ont demandé si je souhaitais visiter la prison de Montluc. Même si je passe souvent par Lyon, je ne connaissais pas du tout l’existence de cette prison. Je suis donc venue. Dès que je suis entrée, j’ai été tout de suite vraiment bouleversée. Ces murs-là, ce sol ont connu une histoire tellement violente, qu’on ne sort pas indemne de cette prison. Quand après s’est mis en en place le projet de ma venue au musée, je savais tout de suite que c’est ici que je voulais passer ma nuit blanche. Ce qu’il y a de merveilleux dans cette collection des éditions Stock, c’est que chaque écrivain qui passe une nuit dans un lieu qui lui parle fortement, en sort en ayant découvert des choses sur lui-même ou sur elle-même. La nuit blanche devient le prétexte d’un vrai voyage littéraire et aussi émotionnel.
Votre livre est avant tout une méditation sur l’histoire…
En visitant le musée, je m’étais rendue compte combien le mémorial de Montluc était enraciné dans l’histoire française du XXe siècle, de la Résistance à la guerre d’Algérie, en passant par l’interlude de Vichy. Klaus Barbie y a été incarcéré avant son procès en 1983. Pendant ma nuit blanche qui s’est déroulée en mars 2023, j’ai pu ressentir plus concrètement le poids de l’Histoire dans ce lieu, jusque dans les murs qui en sont imprégnés. J’ai passé la nuit à déambuler dans les longs couloirs de cette prison qui a définitivement fermé ses portes seulement en 2009. En entrant et sortant des cellules où les prisonniers ont été détenus et torturés, j’ai pris conscience de la violence de l’histoire qui s’est jouée à l’intérieur de ses murs. Dans ces cellules ont séjourné des résistants inconnus et connus tels que Jean Moulin, Raymond Aubrac, René Leynaud, André Devigny, et plus tard les combattants de la guerre d’Algérie. Les enfants d’Izieu sont passés par là. Pendant ma nuit blanche, j’ai essayé de démêler ces différents fils comme dans un écheveau, j’ai essayé de les suivre pour mieux comprendre le passé, mais aussi ses résonances lointaines dans les évènements du présent.
C’est sans doute ce que vous appelez « résonances entre le passé et le présent » qui donne sens au titre que vous avez donné à votre essai : « La nuit s’ajoute à la nuit » ?
En fait, j’ai emprunté le titre de mon livre à Michaël Ferrier, à son récit autobiographique Scrabble (Mercure de France, 2019), que j’avais emmené avec moi à Montluc. L’auteur raconte dans ces pages avec beaucoup de nostalgie son enfance au Tchad. A un moment donné, en évoquant l’éclatement de la guerre civile, décrivant les violences qui s’installent à la faveur de la nuit, il écrit « la nuit s’ajoute à la nuit ». Ce constat qui est devenu mon titre est le leitmotiv de mon essai. Il correspond aussi à la sensation que j’éprouvais lorsque j’écrivais mon livre, ce sentiment d’être envahi par les ténèbres, un sentiment amplifié par les remous présents du monde. Alors que j’étais plongée dans l’écriture d’un livre sur la nuit de l’Histoire avec un grand « H », je voyais tomber autour de moi une nouvelle nuit de violences, de guerres et de massacres. D’ailleurs, dans le Post-scriptum du livre, j’écris : « Ce que j’ai écrit n’est pas fini… Les morts ne sont pas morts. Ils meurent encore et encore, pareils et autres… » On n’en a jamais fini avec la guerre et les violences.
Comment avez-vous travaillé ?
J’ai écrit assez rapidement pour ne pas perdre les sensations que j’ai eues pendant la nuit blanche dans les locaux du mémorial de Montluc. Pendant la nuit, j’avais pris des notes dans un carnet. J’avais aussi, pendant que j’arpentais les couloirs, enregistré sur mon téléphone les impressions que je ressentais. Une fois rentée, j’ai fait des recherches sur les personnages historiques qui sont passés par la prison de Montluc. J’ai aussi lu ce que les prisonniers ont écrit sur leur expérience de prisonnier à Montluc. D’une certaine façon, ces livres m’ont servi de guide. Or, je savais qu’on n’attendait pas de moi un livre d’histoire, mais un livre très personnel, à partir de mes ressentis. J’avais été frappée par la jeunesse des résistants arrêtés, par leur courage, par leur capacité de résistance. C’est quelque chose que j’ai essayé de transmettre dans ce livre. Mais la principale leçon que j’ai apprise est qu’il n’y pas de héros absolus ou de victimes absolues dans l’Histoire. Le héros intrépide et généreux d’aujourd’hui peut devenir demain un geôlier car l’histoire du monde est régie par des rapports de domination entre nations et peuples. On n’en est pas encore sorti.
A peine la nuit blanche a commencé, vous avez « eu envie de repartir », avez-vous écrit. Vous avez eu peur de ne pas pouvoir aller jusqu’au bout ?
J’ai eu surtout peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas pouvoir m’emparer de cette histoire. Ce qui s’est passé dans ces lieux était très lourd, difficile à imaginer, à mettre en mots. Au début de l’expérience, ne sachant pas à quoi allait aboutir cette nuit blanche, j’étais terrifiée par le poids des lieux et aussi percluse de doutes quant à ma capacité d’écrire un livre qui rende justice à ce lieu où il y a eu tant de souffrance, tant de violences. La crainte venait aussi du fait que je n’ai pas l’habitude d’écrire en disant « je » qui est un vrai moi, contrairement à ce qui se passe dans mes œuvres de fiction où le « je » relève de la fiction, du jeu entre personnages et narrateur. Il fallait donc que j’avance sans masques, ce qui était difficile à écrire.
Il y avait peut-être aussi la conscience que l’écriture ne suffira pas à prendre en charge tout le poids de l’histoire, qui s’est faite dans ces lieux ?
On est ici dans un lieu d’engagement où les hommes, souvent très jeunes, ont été torturés, mais ils ont tenu bon et résisté pour ne pas révéler les secrets dont ils étaient dépositaires. J’admire cet engagement, face auquel mon investissement en tant qu’écrivaine me paraît insuffisant. Dans mes livres, je parle beaucoup de tragédies humaines, mais je ne fais pas grand chose pour changer les circonstances de la vie qui conduisent à ces tragédies. Je ne suis pas sure que les livres puissent changer quoi que ce soit.
La nuit s’ajoute à la nuit, par Ananda Devi. Collection « Ma nuit au musée », Stock, 293 pages, 19,90 euros.