Avec «Tyaroye», Senghor fut le premier à s’emparer littérairement du massacre des tirailleurs sénégalais
01 December 2024

Avec «Tyaroye», Senghor fut le premier à s’emparer littérairement du massacre des tirailleurs sénégalais

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Ce 1er décembre 2024, nous commémorons le 80e anniversaire du massacre perpétré par les soldats de l’armée coloniale française contre les tirailleurs sénégalais de retour des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Le processus de mémorialisation de cette tragédie s’est mis en branle avec le poème « Tyaroye » que Senghor écrivit, à chaud, dès décembre 1944. Entretien avec Sébastien Heiniger, spécialiste de la poésie de Senghor et chargé d’enseignement au département de langues et de littérature française moderne, à l’université de Genève.

RFI : Dans quelles circonstances, Senghor a-t-il écrit son poème « Tyaroye », dédié au massacre des tirailleurs sénégalais par l’armée coloniale française ?

Sébastien Heiniger : Ce poème a été publié en 1948, dans le recueil Hosties noires. Senghor l'avait écrit à Paris en 1944, c'est-à-dire très certainement en réaction quasiment immédiate au moment où il apprend que le massacre des soldats a eu lieu dans le camp des prisonniers. Le poème est très touchant, très intéressant et aussi très important. Il s’inscrit dans la dynamique des Hosties noires dont il fait partie. Les poèmes de ce recueil sont principalement dédiés aux prisonniers de guerre et aux tirailleurs sénégalais, c'est-à-dire des hommes issus d'Afrique qui ont été enrôlés dans l'armée française de force ou de plein gré et qui pour la plupart, du moins ceux qui reçoivent des hommages du poète ici, sont morts à la guerre, certains à la Première Guerre mondiale et d’autres lors de la Seconde Guerre mondiale. Comme les soldats tués à Thiaroye, Senghor lui-même avait fait la guerre en France où il a combattu au début de la Seconde Guerre mondiale dans une unité de tirailleurs sénégalais, avant d’être fait prisonnier et détenu dans des Frontstalag comme il en existait plusieurs à travers le territoire français.

Après la nostalgie pour l’Afrique de l’enfance dans les Chants d’ombre, le second recueil de Senghor est bâti autour du thème de la guerre et ses horreurs.

Il n’est pas tellement question d’horreurs de la guerre dans ce recueil. Les poèmes réunis dans Hosties noires se lisent avant tout comme des hommages aux soldats africains tués en défendant la France. Le recueil s'ouvre avec le Poème liminaire, qui est adressé aux tirailleurs sénégalais. Ce premier poème a été écrit avant la guerre, en hommage aux tirailleurs morts à la Première Guerre mondiale. On y entend le poète se plaindre que personne en France ne commémore ces morts-là. Il y a des commémorations pour les soldats blancs, alors qu’il y a comme un oubli qui se fait autour des tirailleurs. Senghor s’interroge sur le statut de ces soldats dans la société française. Sont-ils des soldats de plein titre ? Sont-ils des hommes dignes du même honneur que les soldats blancs de l’armée ? Toutes ces questions vont traverser l'ensemble du recueil et se retrouver dans « Tyaroye ». Le poème commence par les mots suivants : « Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français… ». Les tirailleurs sénégalais sont à la fois Français parce que les ressortissants de l'Afrique française étaient bel et bien Français, bien que de statut inférieur que les citoyens français, et ils sont aussi des prisonniers noirs. C'est bien ce questionnement sur ce double statut qui traverse l'ensemble du recueil.

N’est-ce pas une question plus politique que poétique ?

Ce questionnement rejoint en effet la réflexion chez Senghor sur l’égalité politique et civique dès avant la guerre. Cette réflexion sous-tend le fameux discours qu’il prononça à Dakar en 1937 où il appelle à lutter pour que le statut des indigènes cesse d'exister et pour que des personnes qui sont membres de l'Afrique occidentale française, de l'Afrique équatoriale française obtiennent un statut non pas égal parce qu'il y a beaucoup de questions culturelles qui se posent, mais en tout cas un statut de même niveau et de parité au sein de la France. Donc, la politisation de la pensée et de la poésie de Senghor précède la guerre et se remarque très fortement dans ce poème consacré au drame survenu à Thiaroye. Senghor dira qu’il est « tombé en politique ». Il faut croire qu’il est tombé très rapidement, car le processus s’accélère à la Libération, avec Senghor devenant député du Sénégal dès 1945 et participant ensuite en tant que consultant à la commission Monnerville  chargée par le gouvernement de préparer le futur statut politique des territoires d’outre-mer.

Dans ce contexte du cheminement politique du futur poète-président, comme faut-il lire « Tyaroye » ?

Je lis vraiment ce poème à la lumière de la logique du recueil, mais aussi à la lumière du projet politique que Senghor était en train de former. Dans ses essais politiques de l’époque, Senghor s’interroge sur la question de comment faire renaître la France des ruines de la guerre. Pour lui, la solution passe par une redéfinition du statut des colonisés au sein de la nation française et du statut de leurs territoires. Telle est pour lui la condition de l'avènement de la communauté impériale française. C’est l'horizon et c’est l'espoir qu'on entend dans « Tyaroye » où le poète évoque, dans les derniers vers de son poème, « le monde nouveau qui sera demain ». Il y a l'espoir que cette Afrique immortelle, qui est aussi nommée dans cette strophe, puisse exister pleinement, riche de ses particularités culturelles, épanouissant aussi sa personnalité africaine, mais au sein d'une France qui serait une communauté française qui intègre tant la France de la métropole française, la France française comme Senghor la nomme, et la France africaine. De tous les poèmes du recueil, « Tyaroye » est celui où cet espoir vacille le plus, car le poète doute que la France ne sera jamais, après l’épisode nazi, la France de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Expliquez-nous comment s’articule le poétique et le politique dans ce poème ?

Ce poème en quatre strophes met en scène l’évolution des états d’âme du poète. La première strophe est formée uniquement de questions. Six vers six questions : toutes, des questions extrêmement importantes et toutes, potentiellement rhétoriques. Ces questions s'adressent au lecteur français, au lecteur qui est peut-être ici le gouvernement français, personnifié à travers la question que lui prête le poète : « Est-ce donc vrai que la France n'est plus la France ? ». Le lecteur fictif est assailli de doutes que vient renforcer l’affirmation : « je dis bien prisonnier français », ainsi que le proclame le poète. Et le lecteur de s’interroger : la France n’est peut-être plus la France que j'ai aimée, que j'ai idéalisée, puisqu’elle tire sans scrupules sur ses propres soldats !

Le récit des états d’âme se poursuit dans la deuxième strophe, qui est une véritable lamentation. « Non », affirme puissamment le poète dans l’avant-dernière strophe, tout en reprenant les questions à travers l’image du sang qu’on a fait couler. Encore du sang qui coule sans aucun but ? Encore des morts gratuits ? Encore un crime abject ? Enfin dans les derniers vers du poème, avec la répétition du « non », tout le travail du poète consiste à tenter d'offrir un sens politique à ces morts afin que ce ne soient pas juste de pauvres personnes qui, après avoir passé quatre ans dans les camps de prisonniers, se retrouvent tués par leur propre armée, alors qu’ils étaient si proches de leur libération.

Les dernières strophes du poème se lisent comme la réponse aux questions poséeS à l’ouverture du poème. « Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ?/ Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ? » La question est rhétorique : démontrant avec arguments à l’appui que les tirailleurs sénégalais sont les martyrs de la France, le poète oblige la France à admettre la gravité du crime commis en son nom à Thiaroye.

Mais le véritable interlocuteur du poète n’est pas la France, mais les victimes de sa répression étatique, les martyrs, le terme par lequel les tirailleurs sont qualifiés dans ce poème.

Le « martyr » ici signifie témoin, dans le sens biblique du terme. Le témoin est celui qui voit. De quoi est-il témoin ? Il est témoin précisément « du monde nouveau qui sera demain ». C’est un emprunt à l'Épître aux Hébreux dans la Bible, qui voit le Royaume de Dieu qui adviendra et par conséquent refuse de mourir de manière violente parce qu'il ne veut pas renoncer à ce qui sera. Similairement, Senghor est en train de transformer le statut des tirailleurs massacrés dans un geste qui les prive de toute dignité humaine . « Non, vous n'êtes pas des morts gratuits », écrit-il. Grâce à sa poésie, il les transforme en martyrs, c'est-à-dire il donne sens à leur mort. Il fait de leur mort quelque chose qui va accélérer et permettre à ce que le monde nouveau de demain advienne. « Tyaroye » de Senghor est un geste à la fois politique et poétique.

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Tyaroye

Par Léopold-Sédar Senghor

 

Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n’est plus la France ?

Est-ce donc vrai que l’ennemi lui a dérobé son visage ?

Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d’acier ?

Et votre sang n’a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d’hier ?

Dites, votre sang ne s’est-il pas mêlé au sang lustral de ses martyrs ?

Vos funérailles seront-elles celles de la Vierge-Espérance ?

 

Sang sang ô sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps

Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix

Pluie de sang rouge sauterelles ! Et mon cœur crie à l’azur et à la merci.

 

Non, vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts ! Ce sang n’est pass de l’eau tépide.

Il arrose épais notre espoir, qui fleurira au crépuscule.

Il est notre soif notre faim d’honneur, ces grandes reines absolues

Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins de l’Afrique immortelle

Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain.

 

Dormez ô Morts ! et que ma voix berce, ma voix de courroux que berce l’espoir.

Paris, décembre 1944

(in « Hosties noires ». Œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor. Éditions du Seuil, 1964)

 

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