À la recherche de l’amour inconditionnel, avec l’Anglo-Ghanéen Caleb Azumah Nelson

À la recherche de l’amour inconditionnel, avec l’Anglo-Ghanéen Caleb Azumah Nelson

RFI
00:03:43
Link

About this episode

Caleb Azumah Nelson est un écrivain anglo-ghanéen né en 1993. Dans son premier roman Open Water traduit en français cet automne, il raconte avec une sensibilité rare une histoire d’amour pas comme les autres. En filigrane, le roman aborde des questions sur l’art africain, la musique et sur ce que cela signifie d’être Noir dans la société britannique contemporaine. [Rediffusion]

 

« Elle va de Londres à Holyhead puis elle prend le ferry pour Dublin. Sur le quai, elle t’embrasse, un pied sur la marche, l’autre par terre. Un coup de sifflet retentit… Tu retiens tes larmes jusqu’à ce que le train soit parti, jusqu’à ce que tu aies quitté le quai en hâte. (…) C’est une douleur que tu n’as jamais connue et que tu ne sais pas nommer. C’est terrifiant. Et pourtant, tu savais dans quoi tu t’engageais. Tu sais qu’aimer c’est à la fois nager et se noyer. Tu sais qu’aimer, c’est à la fois être entier, partial, une attache, une fracture, un cœur, un os. C’est saigner et guérir. C’est faire partie de ce monde, honnête… »

L’extrait ci-dessus est tiré d’Open water, un premier roman intense, poétique et envoûtant, sous la plume d’un jeune Anglo-Ghanéen de 28 ans. Né de parents ghanéens installés en Angleterre dans les années 1970, Caleb Azumah Nelson a grandi dans le sud-est de Londres où se déroule l’essentiel de l’action de son roman.

Selon la légende familiale, Caleb fut un lecteur vorace depuis l’enfance. À 11 ans, il avait pris d’assaut le bureau du proviseur de son école primaire réclamant la création d’une bibliothèque digne de ce nom pour qu’il puisse lire à satiété sans devoir piquer de l’argent dans le portefeuille peu garni de sa mère infirmière pour s’acheter des livres. On ne sait pas si le proviseur avait répondu favorablement à la demande de l’élève, toujours est-il que sa passion pour la lecture a conduit le jeune Nelson très tôt sur le chemin de l’écriture.

Le jeune homme s’est fait connaître en publiant des essais dans des revues littéraires britanniques, avant de relever le défi d’écrire son premier roman sur ce thème universel qu’est l’amour. « C’est au cours de l’été 2019 que j’ai écrit ce roman, raconte l’auteur. J’ai démissionné de mon travail pour pouvoir me consacrer entièrement à l’écriture. J’avais l’impression d’être animé par un feu sacré, qui me poussait à aller de l’avant. Chaque matin, en me réveillant, je me dépêchais pour me rendre à la British Library, située à l’autre bout de la ville. J’étais devant les portes de la bibliothèque à l’ouverture, à 9 heures du matin, pour ne repartir qu’à la fermeture, le soir, à 18 heures. C’était ma routine quotidienne, pendant les deux mois d’été, juillet et août. Début septembre, le roman était prêt ».

Open water, paru cet automne en traduction française, parle d’amour inconditionnel, de rupture, mais aussi de la condition noire. Il raconte le devenir d’une passion déchirante qui ne résiste pas aux intempéries du monde.

Tout commence lors d’une soirée d’anniversaire, raisonnablement arrosée, quelque part dans le Londres multiculturel contemporain. Un jeune homme noir demande à l’hôte de la soirée de le présenter à la jeune fille assise en bout de table. Il est attiré par sa timidité, « quelque chose qui ressemble à de la gentillesse dans ses traits ouverts ». Se remémorant les circonstances de cette première rencontre, le narrateur raconte : « En réalité, tu étais tellement chaviré par la présence de cette femme que tu as d’abord tenté de lui serrer la main, avant d’ouvrir les bras pour lui donner l’accolade, ce qui a provoqué un battement maladroit des bras. »

Elégante, précise, évocatrice : telle est la prose d’Azumah Nelson dans ce volume bref de quelque 200 pages. Le récit est narré à la deuxième personne, créant à la fois distance et intimité. Jamais nommés, les protagonistes sont noirs tous les deux. Le narrateur est photographe, la femme qu’il courtise est danseuse, et partage sa vie entre Londres et Dublin où elle étudie.

Le roman retrace l’histoire de leur idylle, l’amour qui s’approfondit au fil des mois, tout en demeurant à la fois romantique et platonique. Hantés par le désir, les protagonistes de Nelson ne seront pas pourtant amants, de peur que la fusion des corps vienne compliquer celle des cœurs et des âmes. Ils dessinent une nouvelle cartographie du tendre, à la fois originale et d’une sensibilité rare.

« L’amour est bel et bien le thème de ce roman, soutient le romancier. L’essentiel de l’intrigue tourne ici autour de la question de comment nous aimons et comment nous exprimons l’amour. Il y est question aussi de la place du désir dans l’amour romantique et dans l’amour platonique. Enfin, l’énonciation à la deuxième personne du singulier tout comme les phrases qui reviennent comme des refrains, ou encore le déroulement de l’action pendant les mois d’été qui aiguisent nos émotions, ces choix narratifs n’étaient pas innocents. Ils m’ont servi à mieux explorer le sentiment d’amour dans toute sa palette d’offres. »

Même si le désir n’est pas exclu de ces pages, on est ici plutôt dans la sensualité que dans la sexualité, une sensualité qui se nourrit d’intérêts littéraires et artistiques partagés par les protagonistes. Lors des interviews accordées à l’occasion de la parution de son roman en Angleterre, l’auteur avait expliqué que la genèse de ce livre était liée aux disparitions successives de ses trois grands-parents. Pour combattre la mélancolie née du deuil et le sentiment de perte de sens, le jeune homme passait alors beaucoup de temps dans les galeries d’art africain, dans les musées, ou tout simplement enfermé chez lui à écouter de la musique pendant des journées entières. Il s’est extrait de cette période de morosité en rédigeant des textes lyriques sur ses découvertes artistiques et sur son travail de photographe professionnel.

Open Water s’inspire de ces textes, et mêle brillamment méditation et fiction. L’histoire d’amour se double d’une conversation sur l’art africain contemporain, qui donne une visibilité à la présence africaine. Mais c’est surtout à travers les références musicales qui ponctuent le récit de la quête d’amour à corps perdu de ses protagonistes, qu’Azumah Nelson parvient à combler l’incapacité du langage à faire entendre la musique des émotions.  « La musique joue en effet un rôle majeur dans ce roman, confirme l’auteur. Pendant que j’écrivais, j’étais souvent confronté aux limites du langage pour dire l’amour et les sentiments. La musique et le rythme, utilisés comme des dispositifs narratifs, m’ont permis de contourner cette difficulté et de compenser l’incapacité de nos langues à saisir les émotions dans toutes leurs complexités. »  

Le récit d'amour inconditionnel que raconte Open Water d’Azumah Nelson est aussi ponctué de moments de doute et de souffrance. Ces moments sont liés dans ces pages à l’expérience du racisme et de la discrimination au quotidien qui conduit le narrateur à s’interroger sur la question d’être noir dans la société britannique postcoloniale. Lecteur de James Baldwin dont il a fait sien : "Je veux juste être un honnête homme et un bon écrivain", et dont les propos lui ont permis d’entrevoir un monde où il serait libre d’aimer et d’être aimé, le héros amoureux refuse de sombrer dans son mal-être. Une lutte perdue d’avance... 

Open Water, par Caleb Azumah Nelson. Traduit de l’anglais par Carine Chichereau. Editions Denoël et d’ailleurs. 208 pages, 19 euros.